1Plus sérieuse – entendons par-là qu’elle correspond davantage aux critères admis d’un ouvrage scientifique –, mais aussi plus aride, est l’étude, par N. Herpin, des pratiques de la justice pénale. On ne saurait trop insister sur la rigueur de l’auteur dans la collecte de ses données et sur l’intérêt de sa démarche (surtout pour la Belgique où ce type de travail est fort peu répandu), qui permet de se protéger contre certains parti-pris. Les prestations pénales sont analysées comme le résultat d’une double détermination : les conditions sociales des justiciables, d’une part, les disparités sociales de recrutement de la protection judiciaire et l’arbitraire de sa politique d’avancement, d’autre part. Si une telle idée n’est pas neuve, l’approche du phénomène, à travers une enquête ethnographique portant sur l’observation des audiences correctionnelles des Tribunaux de grande instance, l’est davantage. On appréciera la prudence et la modestie de l’auteur : “Ce livre est un exercice d’interprétation…. Une fois parcouru l’itinéraire proposé, les problèmes liés à l’application de la loi pénale ne seront pas résolus, mais repérés.” Oublier trop vite ces lignes, c’est risquer de ne pas comprendre la portée de l’étude ; risque que l’auteur a d’ailleurs lui-même pressenti : lui faire dire plus que ce qu’il avait l’intention de dire !
2Tous ceux qui ont pénétré déjà dans l’enceinte d’une chambre correctionnelle – que ce soit à Paris, à Bruxelles ou en province – apprécieront la finesse d’observation de N. Herpin, quand il nous guide, dans un premier chapitre, à travers la vie quotidienne d’une audience. Dans un second chapitre, tout en insistant sur l’importance de l’expérience née du passé professionnel du magistrat dans l’exercice de “l’art judiciaire qui est avant tout de hiérarchiser les informations disponibles, de faire une unité complexe parfois même contradictoire de la multiplicité des données inhérentes à chaque cas”, l’auteur réfute toute interprétation psychosociologique des décisions judiciaires.
3La question principale que l’auteur est amené à se poser est donc la suivante : Existe-t-il des niveaux objectifs auxquels se réfèrent les sanctions des juges ? Y-a-t-il moyen de poser les principes d’un diagnostic judiciaire ? N. Herpin, quant à lui, estime que les magistrats, dans les limites permises par le code, assignent collectivement un ordre de gravité aux délits ; ordre déterminé par la sévérité des sanctions qui répriment en moyenne chaque délit (pour la France, ces informations sont fournies dans les “Comptes généraux de la Justice”). L’auteur justifie longuement le choix de cette mesure, à laquelle tous les lecteurs ne se rallieront sans doute pas. Certains penseront en effet que la sévérité des sanctions est davantage une conséquence de la représentation que se font les magistrats de la gravite d’un délit que sa “mesure”. La thèse de l’auteur implique notamment que l’on fasse l’hypothèse que circonstances atténuantes et récidives se distribuent aléatoirement parmi les délits ; hypothèse, à notre sens, discutable. Reste que l’attribution de la sanction n’étant pas automatique il est évidemment pertinent de se demander à quelles règles obéissent les juges lorsqu’ils attribuent les condamnations plus lourdes, moins lourdes ou égales à la peine médiane ? Une fois l’infraction établie, le juge doit évaluer, sur base des éléments du dossier et de l’interrogatoire du prévenu, le degré d’insertion de ce prévenu dans la délinquance et les indices de sa culpabilité.
4Dans le chapitre IV, N. Herpin rappelle que ce pouvoir d’interprétation délégué à chaque magistrat n’entraîne pas un pouvoir personnel : chacun est étroitement contrôlé par l’ordre que constitue l’ensemble des magistrats. Ce contrôle institutionnel est-il une garantie contre la partialité ou bien, au contraire, le pouvoir collectif des magistrats s’exerce-t-il au profit de certains groupes sociaux ? (Les annuaires officiels de la justice permettent en effet d’établir la distribution relative des peines par délit et d’établir ainsi la surpénalisation de certains groupes sociaux).
5Les effets des pratiques judiciaires sont analysés dans deux domaines privilégiés : la politique des sanctions et celle des poursuites. L’auteur attire à juste titre l’attention sur une partie très importante de l’activité judiciaire dont le public ne sait pratiquement rien, à savoir les classements sans suite effectuées par le Parquet. Selon lui, le Parquet aurait une influence grandissante dans la prise de décision judiciaire, et cela sur un triple plan : le Parquet est à l’origine d’un nombre croissant de correctionnalisation d’affaires qui relèveraient de la Cour d’Assises, il jouerait un rôle déterminant à l’audience par le choix à la fois de l’inculpation et du statut sous lequel le prévenu se présente à l’audience (prévenu libre ou en détention provisoire). On sait en effet que la peine infligée par les magistrats du siège est rarement inférieure au temps déjà passé en prison par le délinquant au titre de la détention préventive. Enfin, selon l’auteur toujours, la décision de poursuivre est largement déterminée par l’idée que les magistrats du Parquet et de l’instruction se font des jugements du siège. Cela expliquerait la baisse tendantielle du taux de relaxe.
6Quant à la politique poursuivie par les magistrats en matière de sanctions, l’enquête de N. Herpin révèle que les prolétaires, les jeunes et les étrangers sont “surpénalisés”, c’est-à-dire perdent [1] plus souvent leur procès que les bourgeois, les gens plus âgés et les citoyens français. Partialité des magistrats ou extension réelle de la délinquance dans certaines catégories sociales ? Très prudent, l’auteur refuse ces deux positions extrêmes. Il s’attache à montrer la complexité du phénomène en croisant ces différentes variables et aboutit ainsi à des interprétations très nuancées, montrant par exemple que les étrangers – souvent en détention préventive pour des motifs techniques, instabilité professionnelle ou géographique – arrivent à l’audience en détenus, ce qui constitue pour eux une circonstance aggravante. De même, avoir un casier judiciaire vierge (établi par l’administration française) ne met pas ces étrangers à l’abri de la suspicion qu’ils pourraient avoir commis, dans leur pays d’origine, des faits répréhensibles demeurés inconnus. N. Herpin s’efforce de faire apparaître, dans l’interprétation de tous ces faits, une “logique sociale” qui dépasse de loin l’intention subjective des magistrats.
7Où N. Herpin est moins convainquant, c’est quand il tente d’élaborer un modèle qui lierait une “prolétarisation des poursuites” (le fait qu’il y aurait de plus en plus de prolétaires poursuivis par rapport aux membres de la classe bourgeoise) à la fois à la “vulnérabilité” des magistrats et à leur “déloyauté” ! Qu’entend-il par ces deux derniers termes qui à première vue paraissent bien préjoratifs ? La “vulnérabilité”, dit-il, est fonction positive de la compromission nécessaire – à cause de leur origine sociale élevée – des magistrats avec l’ensemble de la classe dominante ; elle est fonction négative de la bureaucratisation de l’organisation judiciaire, bureaucratisation qui crée les conditions d’une résistance aux demandes et aux pressions personnelles. Quant à la “déloyauté”, il s’agit d’un terme traduit littéralement de l’anglais et emprunté à A. Hirschman [2], qui signifie l’ensemble de comportements de défense par lesquels les individus mal récompensés prennent leurs distances vis-à-vis des pratiques requises par l’institution. L’inégalité sociale des justiciables devant la justice pénale résulterait donc, selon l’auteur, de la bureaucratisation de la carrière de magistrat dans un milieu non socialement homogène…
8Cette hypothèse ne nous paraît pas suffisamment étayée. Le problème des inégalités sociales devant la justice n’est pas séparable de tout autre problème d’inégalité sociale dans nos sociétés industrielles. La production et le fonctionnement des inégalités sociales – que ce soit devant la justice, l’enseignement, la santé ou la culture… – est un phénomène trop complexe pour pouvoir être réduit à des variables organisationnelles. Néanmoins, malgré ces quelques faiblesses, le livre de N. Herpin a le mérite de laisser entrevoir un large champ d’investigations dans le domaine de la sociologie de la Justice pénale. Il a permis de formuler des hypothèses, de tenter quelques vérifications dans un domaine resté particulièrement fermé à la recherche en sciences sociales. A ce titre, il doit intéresser, non seulement les chercheurs de cette discipline, mais aussi les praticiens du droit qui, même s’ils ne sont pas d’accord avec toutes les hypothèses émises, trouveront matière à réfléchir sur les déterminations qui pèsent sur leurs pratiques professionnelles, mais aussi, selon les propres mots de l’auteur, sur “l’espace de liberté qui leur est institutionnellement assuré”.