Notes
-
[1]
Raimbault Aline, Heugas-Darraspen Henri (dir.), Crédit Foncier de France, itinéraire d’une institution, Éditions du Regard, Paris, 1994, 282 p.
-
[2]
Les articles parus dans le Crédit, entre 1848 et 1850 signés par Barthélémy Prosper Enfantin ont notamment jeté les bases de la création du Crédit Foncier.
-
[3]
Décret du 28 février 1852 sur les sociétés de crédit foncier.
-
[4]
Loi du 23 mars 1855 sur la transcription hypothécaire.
-
[5]
Entre 1891 et 1905, une Commission extra-parlementaire du cadastre créée par décret du Ministère des Finances du 30 mai 1891 a planché notamment sur un projet de rénovation du cadastre, d’élargissement du champ des actes soumis à publicité et de refonte du système hypothécaire.
-
[6]
Décret n° 55-22 du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière
-
[7]
Direction Générale des Impôts, Publicité Foncière, Réforme des Textes, juin 1998.
-
[8]
Loi n° 98-261 du 6 avril 1998 portant réforme de la réglementation comptable et adaptation du régime de la publicité foncière.
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[9]
Article 18 de la loi de finances du 30 mai 1899.
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[10]
Article 31 de la loi du 27 février 1912.
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[11]
Article 14 de la loi du 21 octobre 1919.
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[12]
Article 16 de la loi du 31 mars 1931 relatif à la contribution forfaitaire imposée sur les salaires des conservateurs des hypothèques.
-
[13]
La mise en place du « service fait » n’a pas fait l’objet d’un aménagement législatif, et a été rendue possible par un accord basé sur une interprétation consensuelle entre les représentants des conservateurs des hypothèques et la Direction des Affaires Juridiques du Ministère des Finances de la notion d’accomplissement des formalités.
-
[14]
Article 6 de la loi de finances du 8 juin 1864.
-
[15]
Article 29 de la loi du 16 septembre 1871.
-
[16]
Arrêté du 3 janvier 1997 du Ministère des Finances fixant les modalités applicables à la révision du régime des cautionnements auxquels sont assujettis les conservateurs et receveurs-conservateurs des hypothèques envers les tiers.
-
[17]
De Balzac Honoré, La Vieille fille, Werdet, Paris, 1837.
-
[18]
Ces données ont été établies à partir de l’analyse des carrières des conservateurs des hypothèques nés entre 1805 et 1925 retracées depuis des sommiers du personnel de la régie de l’Enregistrement, sur la base d’échantillons ponctionnés tous les cinq ans. Une prosopographie qualitative et détaillée a été établie pour quinze d’entre eux.
-
[19]
Décret n° 57-986 du 30 août 1957 portant règlement d’administration publique pour la fixation du statut particulier des personnels de la catégorie À des services extérieurs de la Direction Générale des Impôts.
-
[20]
Rapport Annuel de la cour des Comptes, février 2008.
-
[21]
Ministère du Budget, des Comptes Publics et de la Fonction Publique, Liste des décisions du conseil de modernisation des politiques publiques, 4 avril 2008.
-
[22]
Direction Générale des Finances Publiques, Réforme du statut du conservateur des hypothèques, Comité de pilotage, 2 octobre 2009.
Au cours du xxe siècle, la dépersonnalisation progressive de la responsabilité, la fonctionnarisation du statut social, la contestation du mode de rémunération des conservateurs ont conduit à la réforme de 2009 mettant fin au statut de Ventôse (1799). La première partie de cette étude « Les fondements d’un modèle pérenne » a été publiée dans le n° 5-2019 de Gestion & Finances Publiques.
Une mission confrontée à l’évolution du contexte socio-économique
1Le principe mis en œuvre par la loi de Ventôse de la sécurisation des données juridiques immobilières par une responsabilisation rémunérée du conservateur des hypothèques a été mis à l’épreuve des différentes évolutions économiques, juridiques, sociales, techniques et administratives susceptibles d’en menacer l’équilibre.
2Le marché immobilier se déployait au début du xixe et le bien foncier quittait peu à peu sa conception patrimoniale pour devenir un agent économique. Cependant, la propriété terrienne restait liée à des considérations morales et civiques, c’était une garantie d’ordre public et de stabilité sociale dans une France encore largement rurale et en marge de la révolution industrielle. Du point de vue du foncier, le souci du législateur a été dans un premier temps davantage de préserver le patrimoine familial que de favoriser la fluidité du marché immobilier et du crédit. Sur le plan hypothécaire, le code civil a marqué en 1804 un net recul sur la législation révolutionnaire en revenant sur les grands principes de la publicité et de la spécialité inaugurés par la loi du 11 brumaire an VII.
3L’hypothèque et la vente de biens fonciers étaient considérées comme le recours ultime d’un débiteur aux abois. En 1850, le Ministre de la Justice voyait dans la possibilité d’une extension de la publicité foncière une « atteinte au secret des familles » [1]. Cependant, alors que la propriété demeurait une valeur morale à protéger, les insuffisances du système de publicité foncière devenaient plus criantes à mesure que l’économie se modernisait. L’incertitude des informations juridiques foncières maintenait de nombreux français à l’écart des circuits de crédit normalisés demandeurs de transparence. Par ailleurs, le répertoire alphabétique remplissait en pratique de moins en moins bien le rôle qui lui était dévolu. Aussi, le dispositif mis en place par la loi de Ventôse puis le Code Civil a fait l’objet de la part des juristes, économistes et techniciens de critiques récurrentes.
4Dans le sillage de l’œuvre de Claude-Henri de Saint-Simon parue au début du xixe siècle, le mouvement saint-simonien a joué un rôle important dans la prise de conscience des besoins de modernisation de l’économie française, et notamment dans le domaine de la facilitation de la mobilisation de capitaux [2]. Quelques semaines après le coup d’État du 2 décembre 1851, le gouvernement a créé le Crédit Foncier de France dont le but initial était de structurer, formaliser et favoriser le crédit rural [3]. L’organisme accordait des prêts hypothécaires financés par l’émission de ses propres obligations. Cette dynamisation du crédit foncier ne pouvait pas se faire sans un socle législatif qui permette de sécuriser la documentation juridique foncière en élargissant le champ des actes soumis à publicité. Directement liée à la création du Crédit Foncier, la réforme de 1855 [4] a rendu obligatoire la transcription des actes translatifs de propriété immobilière et des droits réels susceptibles d’hypothèque.
5Bien qu’il étende le domaine des actes soumis à publication, le dispositif de 1855 comportait un défaut majeur : son entrée était exclusivement personnelle. Le cadastre napoléonien, créé en 1807 sur un parc foncier encore relativement stable, ne se prêtait pas aux modifications et mises à jour et ne permettait pas l’existence d’une publicité foncière avec une entrée réelle, c’est-à-dire par bien immobilier. Son caractère strictement personnel ne constituait pas un moyen d’établir suffisamment facilement et précisément la situation juridique d’un immeuble.
6Malgré son imperfection et les nombreuses critiques dont il a fait l’objet, le système hypothécaire mis en place en 1799, repris par le dispositif de 1855 et protégé par le conservatisme de la régie de l’Enregistrement soucieuse de garder la mission dans son giron, n’a subi pendant un siècle que des retouches fragmentaires, destinées à préciser des dispositions antérieures ou à combler des lacunes ponctuelles. Pourtant, diverses études [5] ont été menées en vue de réformer l’ensemble de la matière et de substituer aux dispositions qui s’étaient empiriquement accumulées depuis le Code Civil un système foncier logique, cohérent et complet, notamment sur le modèle du Livre Foncier tel qu’il existait dans les aires d’influence de droit germanique, qui reposait sur un système à entrée réelle tenu par un magistrat. La régie de l’Enregistrement a assidument combattu ces projets qui l’auraient dépossédée de cette attribution.
7Au sortir de la deuxième guerre mondiale, les besoins liés à la reconstruction et la modernisation de la propriété ont fait vivement ressentir les défauts du système de publicité foncière. Ces imperfections rendaient longues et complexes les recherches de renseignement demandés par les usagers. L’administration ne s’intéressait que de loin à l’organisation des conservations des hypothèques, considérant que ce domaine était du ressort exclusif des conservateurs. L’allongement des délais de publication et de délivrance des renseignements a amené la Direction Générale des Impôts à s’impliquer davantage dans la gestion des conservations, et à infléchir l’inertie qui caractérisait jusqu’alors la direction de l’Enregistrement dans ce domaine.
Une modernisation tardive
8Ce constat conjugué à l’élaboration d’un projet de livre foncier qui aurait dépossédé le Ministère des Finances de sa mission au profit de la Chancellerie a mené la DGI à prendre les devants et piloter une réforme de la publicité foncière [6].
9Les artisans de cette réforme ont opté pour un système de publicité mixte, à la fois réel et personnel. Ils visaient également l’amélioration de la sûreté de la documentation hypothécaire en établissant d’une part une concordance complète entre le fichier immobilier et le cadastre, et d’autre part une identification certaine des personnes physiques ou morales qui intervenaient dans les actes soumis à publicité, et des immeubles qui faisaient l’objet de cette publicité, de manière à faire disparaître les incertitudes qui caractérisaient l’ancienne documentation. Le décret introduisait également le principe de l’effet relatif, suivant lequel aucun acte ne pouvait être publié si l’acte établissant le droit du disposant ou précédent propriétaire n’avait pas été lui-même publié.
10L’ensemble de ces mesures devait conférer à la documentation hypothécaire la plus grande certitude possible, sans pour autant mettre en échec le principe fondamental du droit civil français selon lequel l’accord des volontés créé le droit. C’est la raison explicite pour laquelle il a paru préférable de ne pas conférer, à rebours de toutes les études menées depuis un siècle, à la documentation hypothécaire une valeur probante et de renoncer à l’institution d’un juge foncier. En vue d’assurer une exacte publication tant du principe relatif des inscriptions que des règles nouvelles concernant l’identification des personnes et des immeubles, la réforme prévoyait pour le conservateur la possibilité soit de refuser le dépôt, soit après acceptation du dépôt et vérification, de rejeter la formalité, dans un certain nombre de cas légalement fixés.
11Sous l’angle technique, la réforme de 1955 a apporté également de profondes modifications au système antérieur. La plus importante est la création d’un fichier immobilier qui a remplacé, à partir du 1er janvier 1956, l’ancien système de documentation purement personnelle. Ce nouvel instrument constituait une documentation susceptible d’être améliorée à mesure que progressaient les travaux de rénovation du cadastre. Il était constitué de trois sortes de fiches : les fiches d’immeuble classées par référence cadastrale au sein de chaque commune sur lesquelles étaient annotées les formalités avec la référence à leur publication (date, volume et numéro), les fiches personnelles établies par commune pour chaque propriétaire ou titulaire d’un droit soumis à publicité, qui renvoyaient aux fiches d’immeubles pour les immeubles urbains et renseignaient directement sur les formalités pour les immeubles ruraux, et des fiches parcellaires tenues à jour pour les immeubles situés dans des communes à cadastre rénové.
12Préparées en collaboration avec des praticiens, des juristes, des représentants de tous les ministères intéressés réunis au sein de la commission de réforme hypothécaire, inspirées de projets de réforme antérieurs, les différentes mesures adoptées ont entraîné une amélioration de la publicité et du service hypothécaire. Dans l’ensemble, la réforme de 1955 a été favorablement reçue par l’ensemble des acteurs du secteur foncier, même si des critiques formelles ont pu pointer la cohabitation de dispositions législatives et réglementaires.
13La création du fichier immobilier a amorcé une dynamique d’harmonisation des pratiques de manutention. Les conservations se sont constituées en réseau consolidé sous l’appellation de « service de la publicité foncière ». En 1998, les 354 bureaux traitaient 8 millions de formalités par an, et le fichier immobilier représentait 140 millions de fiches [7]. La complexité des informations juridique reproduites dans les actes déposés, la diversité et la multiplicité croissante des informations collectées ont rendu nécessaire la modernisation du service afin d’optimiser les délais de traitement et de délivrance des documents hypothécaire.
14Le besoin d’un saut qualitatif de la productivité affirmé de plus en plus fermement par l’administration pointait la nécessité de prolonger les tendances parallèles de standardisation et de modernisation des opérations, dont la réforme de 1998 [8] a constitué le point de convergence. Elle avait pour vocation de mettre en place le cadre juridique nécessaire à la modernisation du service public de la publicité foncière en adaptant la réglementation à l’informatisation des bureaux des hypothèques et en apportant en la matière diverses améliorations ou simplifications d’ordre juridique ou technique. Il s’agissait en priorité de normaliser les actes déposés afin d’anticiper leur traitement informatique, qui exigeait l’unification formelle de la documentation.
Une fonction de moins en moins incarnée
15L’équilibre initial entre une responsabilité, matérialisée par un cautionnement en immeuble, et une rémunération par l’usager qui constituait le fondement du statut de Ventôse a été mis à mal d’une part par l’évolution du volume d’activité du service, et d’autre part par le mouvement de standardisation du fonctionnement des bureaux accompagné par l’administration.
16Pendant le xixe siècle, l’évolution du marché immobilier a modifié structurellement le volume d’activité des conservations, et par conséquent les salaires des conservateurs. La forte croissance de l’activité foncière a surtout touché les plus grandes villes et a creusé un profond écart entre les quelques bureaux dont les produits étaient le plus importants et tous les autres.
17Quels que soient les risques liés à la responsabilité des conservateurs, ils ne pouvaient plus justifier des revenus qui augmentaient exponentiellement dans les conservations les mieux classées en termes de produits, notamment dans les bureaux de la région parisienne. Il devenait nécessaire pour la direction de l’Enregistrement de limiter d’une façon ou d’une autre les salaires dégagés par les toutes premières conservations afin de les rendre socialement acceptables. Aussi, en 1899, une double mesure était adoptée qui prévoyait d’instituer un prélèvement provisoire sur les salaires les plus importants des conservateurs au profit du Trésor, ainsi que la division des 11 conservations dont les produits étaient les plus importants [9]. Bien que provisoire, ce prélèvement fissurait le principe considéré comme irréfragable de corrélation absolue entre la responsabilité civile des conservateurs et leur rémunération : pour la première fois, les conservateurs gardaient l’intégralité de l’une, mais se voyaient amputés d’une partie de l’autre.
18Les conservations ne pouvaient être indéfiniment divisées et il fallait trouver une solution pérenne au problème structurel de la hausse des produits et des salaires qui en résultaient. En 1912, le législateur a opté pour des mesures radicales qui reprenaient le dispositif de 1899, en instituant de manière définitive un prélèvement au profit du Trésor de l’intégralité des produits dépassant 100000 francs à Paris et 80000 francs sur le reste du territoire [10].
19Pour financer le traitement des commis des hypothèques titularisés en 1919, un décret instituait en 1921 un barème progressif de prélèvement sur les salaires bruts des conservateurs [11]. En 1931, un système unifié et durable substituait aux deux prélèvements de 1912 et 1921 un prélèvement unique destiné à la fois à alimenter le traitement des commis et à limiter les revenus des plus grosses conservations [12]. Ce dispositif marquait la reconnaissance d’une hausse structurelle et à long terme des produits des conservations les plus importantes, et la volonté de contenir les salaires des conservateurs qui en étaient titulaires dans des limites acceptables. Ce prélèvement unique, dont le barème a été régulièrement ajusté en fonction de la conjoncture dans le sens d’un prélèvement toujours plus important sur les tranches les plus hautes, est resté en vigueur jusqu’à la suppression du statut de Ventôse.
20En 2002, une réforme symboliquement importante a conduit à mettre en place une procédure de rémunération par l’usager au moment de la délivrance du renseignement ou de la publication de l’acte, et non plus au moment de l’enregistrement du dépôt : c’est le paiement dit « au service fait », qui avait pour but d’intéresser les conservateurs à la bonne gestion de leurs bureaux et à la réduction des délais de traitement des actes [13].
21Le cautionnement, qui constituait l’ancrage dans lequel se chevillait la responsabilité des conservateurs des hypothèques et qui en représentait la matérialité, a également subi de profondes modifications de nature à en altérer la valeur symbolique. À partir de 1864 [14], les conservateurs avaient la possibilité de constituer leur cautionnement en rentes d’État, puis en rentes françaises de toute nature à partir de 1871 [15]. Ces mesures ont déraciné le cautionnement de son origine foncière, et lui ont ôté sa dimension de garantie de l’appartenance des conservateurs au groupe des propriétaires terriens.
22Le contrat d’assurance collective souscrit par les conservateurs couvrait le même risque que celui que garantissait le cautionnement. Il a donc semblé naturel dès la fin du XXe siècle, compte tenu de la relation de confiance qui existait entre les conservateurs et leur assureur, de confier à ce dernier la garantie de la responsabilité des conservateurs vis-à-vis des tiers. En 1997, un arrêté ministériel a autorisé la prise en charge automatique du cautionnement des conservateurs par leur assureur [16]. Logique, pratique, ce dispositif altérait cependant plus encore la personnalisation de la responsabilité des conservateurs des hypothèques et armait les critiques qui pointaient une responsabilité des conservateurs plus théorique que réelle.
Du notable au fonctionnaire : évolution du profil des conservateurs
23Peu connu de nos jours, le conservateur des hypothèques était une figure marquante du paysage sociologique du xixe siècle, que l’on retrouve notamment dans les romans de Balzac, par exemple à travers le personnage du conservateur Du Coudrai [17]. C’est un notable de province, dont la condition est proche de celle d’un notaire. La particule que contient son nom souligne sinon son appartenance à la noblesse, la volonté d’en prendre les apparats. Il bénéficie d’une trajectoire sociale ascendante qui lui a permis de disposer des biens nécessaires à la constitution du cautionnement pour accéder à la fonction. Au-delà du type littéraire, les profils qui pouvaient s’engager dans la profession étaient divers.
24Le large spectre sociologique des conservateurs s’est déployé à partir du tronc commun que constituait l’appartenance à la régie de l’Enregistrement et son passage obligé, le surnumérariat. Il s’agissait d’une période de formation de trois années sanctionnées par des examens exigeants, pendant laquelle ils étaient assignés à un bureau où ils étaient susceptibles de remplir toutes les tâches, sans être rémunérés. Le surnumérariat était un filtre social, c’était aussi un critère de sélection en matière de discipline et d’endurance.
25Les conservateurs étaient presque tous passés par le cadre de receveur, maillon principal de l’administration de l’Enregistrement. Le receveur n’avait aucune marge de manœuvre dans l’exercice de ses fonctions, il devait tenir une multitude de registres et sommiers, et douze tables alphabétiques différentes qui se recoupaient, le tout sous le contrôle permanent des vérificateurs et inspecteurs dont les opérations de contrôle étaient étroitement détaillées. Après plusieurs années d’exercice de la fonction, ils pouvaient accéder à la conservation, profondément imprégnés de cette culture de l’ordre et de l’obéissance.
26Au-delà du socle commun constitué par le surnumérariat et la recette, le cadre des conservateurs était caractérisé par une grande hétérogénéité de parcours et de conditions, d’origines sociales, d’itinéraires professionnels, d’implications dans l’environnement de la circonscription, et d’attachement à leur administration de tutelle. Les profils sociologiques des conservateurs étaient différents selon les catégories de conservation concernées, ils ont aussi évolué avec les changements de modalités d’accès à la profession et d’avancement.
27Dans un premier temps, les conservateurs étaient des notables avant d’être des fonctionnaires. Ils ne quittaient pas facilement leur affectation, sinon pour un bureau voisin plus rémunérateur. L’avancement les conduisait généralement dans le chef-lieu du département dans lequel ils avaient entamé leur parcours. Les liens qui rattachaient ces conservateurs à leur terroir, à son sol dont ils tiraient leurs revenus et leur statut, étaient plus forts que ceux qui les liaient à leur administration. Ils étaient entrés dans l’administration entre 20 et 21 ans, ils prenaient leur premier emploi rémunéré entre 23 et 24 ans compte tenu d’une durée moyenne du surnumérariat de 3 ans [18]. Ils accédaient à la fonction de conservateur en moyenne à 47 ans et l’occupaient une quinzaine d’années.
28Parmi ces figures de notables du xixe siècle, les noblesses occupaient encore une place importante quoique déclinante : noblesse d’épée ou de robe, d’Ancien Régime ou d’Empire. La mobilité sociale était initialement relativement faible dans le cadre des conservateurs, à l’image du reste de la société française, et la différence entre les agents en fonction de leur fortune personnelle déterminait leur parcours dès le surnumérariat. Par exemple, des membres de la haute élite financière pouvaient faire leur surnumérariat dans l’administration centrale où ils déroulaient leur carrière, puis prendre une des conservations parisiennes les plus rémunératrices.
29Ces cas restaient marginaux, et les conservations étant une institution par essence territorialisée et décentralisée, elle était naturellement associée aux notables provinciaux. Le rattachement des conservations à la régie de l’Enregistrement a notamment favorisé l’accès aux conservations à ceux qui en connaissaient les codes, en savaient les rouages, et qui en avaient la culture. Ainsi, nombre de conservateurs étaient eux-mêmes fils et petit-fils de fonctionnaires de l’Enregistrement, issus d’un véritable lignage voué à la régie depuis plusieurs générations.
30En dehors de la régie de l’Enregistrement, le milieu professionnel le plus proche des conservateurs des hypothèques des premières générations était les notaires. Ils étaient leur principal interlocuteur dans le cadre de leurs fonctions, mais il existait aussi une proximité en termes de sociabilité, et ils faisaient partie des mêmes cercles familiaux et matrimoniaux.
31Progressivement, le cadre s’est ouvert à d’autres milieux professionnels, d’abord pour les conservations les moins importantes en termes de produits. Des bureaux de province rurale étaient ainsi accessibles à des agents issus de familles de médecins, propriétaires agricoles et commerçants. L’intégration de l’administration de l’Enregistrement pouvait devenir une stratégie d’ascension sociale.
32Alors qu’initialement, les différentes catégories de conservations étaient relativement peu perméables, et la mobilité géographique assez rare, les parcours s’émancipaient en partie des déterminismes. Une plus grande mobilité géographique, ou un plus grand éloignement de la France métropolitaine, devenait un moyen d’obtenir un avancement plus rapide. L’importance prise par la mobilité dans la promotion rapprochait les conservateurs de leur administration, et les éloignait de leur statut de notable ancré dans un territoire et un tissu social. L’introduction croissante des critères d’avancement au mérite, au détriment de l’ancienneté rendait la composition du cadre socialement moins rigide.
33Dans la foulée de la réforme de 1955, l’ouverture en 1957 des conservations aux cadres de l’ensemble de la DGI fusionnée (Enregistrement, Contributions Directes, Contributions Indirectes) a profondément transformé le profil des conservateurs des hypothèques [19]. Ces sont des agents d’origine plus modestes qui sont arrivés aux bureaux des hypothèques, qui avaient une culture juridique souvent moins solides que leurs collègues de l’Enregistrement. Cependant, ces conservateurs issus des régies des contributions directe et indirecte étaient plus polyvalents, ils avaient une culture plus technique et en ce sens pouvaient contribuer à renouveler et moderniser les conservations des hypothèques.
34À partir de 1959, pour faire face à une crise des recrutements dans l’administration des finances, la DGI a mis en place un dispositif incitatif de recrutement des bacheliers. Sur la base d’une enquête du profil scolaire des candidats, d’une enquête de moralité et de situation financière de leur environnement familial, ils étaient sélectionnés et pour certains admis au statut de stagiaire rémunéré. En cas de succès, ils étaient rémunérés dès la rentrée suivante en qualité d’inspecteur élève avant d’intégrer l’École Nationale des Impôts à l’issue de leur deuxième année d’études supérieures. Ce dispositif a été abandonné en 1971, alors que l’administration des finances ralentissait son recrutement pour privilégier la modernisation et l’amélioration des méthodes de gestion.
35La combinaison de la mise en place des stages rémunérés dans les années 1960, de l’arrivée des agents issus des contributions directes et indirectes dont l’assise de recrutement était socialement plus large, et de la hausse de la mobilité des carrières ont abouti à amorcer un mouvement de démocratisation du cadre des conservateurs, qui n’avaient plus rien à voir avec leurs aînés notables du XIXe siècle. En parallèle, l’élargissement de l’accès aux conservations, qui devenaient des postes de fin de carrière, s’est accompagné d’une réduction importante de la durée en fonction.
36L’incarnation de la responsabilité civile dans la figure d’un conservateur notable, représentant de la société terrienne, issu de la prestigieuse régie de l’Enregistrement et qui consacrait sa carrière à un métier complexe, seul maître dans son bureau et régnant sur un personnel dévoué et doté de compétences très spécifiques, perdait sa pertinence dans la position plus récente de fonctionnaires de l’administration des Finances en fin de carrière, inégalement familiers de la matière hypothécaire.
La fin du statut de Ventôse
37Depuis ses origines, le statut des conservateurs des hypothèques a fait l’objet de vives critiques, notamment à propos de son ambivalence, mais surtout à propos de son mode de rémunération. À la fin du xxe siècle, dans un contexte de restrictions budgétaires dans de nombreuses administrations, de déploiement de l’outil informatique dans toutes les documentations publiques, le statut des conservateurs des hypothèques est apparu de plus en plus anachronique et incompatible avec une tendance croissante à la rationalisation de l’appareil administratif.
38À partir du moment où la responsabilité civile reposait de moins en moins directement sur la personne du conservateur, le principe d’une rémunération de la responsabilité du conservateur était altéré sinon en droit, au moins symboliquement. La réduction de la durée en poste des conservateurs, la baisse d’expertise qui en a résulté, et surtout l’extension des garanties offertes par l’assurance ont contribué à accentuer le sentiment de dépersonnalisation de la responsabilité des conservateurs.
39La Cour des Comptes s’est livrée entre 2006 et 2008 à une offensive sans concession sur le statut des conservateurs des hypothèques, qui concluait au caractère fictif de la responsabilité des conservateurs, et à la caducité de leur statut [20]. De fait, en réduisant la durée en poste des conservateurs, en faisant de la fonction essentiellement un poste de gratification, en détachant progressivement le statut de la loi de Ventôse, l’administration l’a fragilisé. Après deux siècles de déploiement d’une documentation juridique fiable, le modèle des conservations des hypothèques n’apparaissait plus compatible avec l’évolution des modèles de gestion administrative. Deux principes étaient notamment devenus dépassés au sein de la fonction publique : les moyens indirects de gratification, et la rémunération variable. L’administration des finances devait renouveler sa politique de ressources humaines.
40En avril 2008, dans le cadre de la politique de modernisation du Ministère du Budget arrêtée par le Conseil de Modernisation des Politiques Publiques, le début du processus de fusion de la Direction Générale des Impôts et de la Direction Générale de la Comptabilité Publique au sein de la Direction Générale des Finances Publiques (DGFIP) était amorcé [21]. À cette occasion, le Ministre du Budget a annoncé la suppression du statut des conservateurs des hypothèques dans le Figaro du 18 novembre 2008.
41À la suite de la décision du ministre du budget et de la fonction publique de mettre fin au statut des conservateurs des hypothèques, le Directeur Général des Finances Publiques a demandé à deux hauts fonctionnaires issus de la DGI, Olivier Sivieude, Directeur de la direction des vérifications nationales et internationales, et Jacques Pérennès, conservateur des hypothèques à Paris, précédemment délégué du directeur général pour l’Ile de France, un rapport sur les modalités pratiques et les conséquences juridiques du changement de statut, notamment au regard de la prise en compte de la responsabilité des acteurs.
42En octobre 2009, le Directeur Général réunissait un comité de pilotage de la réforme du statut des conservateurs des hypothèques [22]. Suite à ces travaux, les grandes lignes étaient fixées : à partir du 1er janvier 2013, les conservateurs des hypothèques seraient remplacés par des chefs de service de la publicité foncière, postes comptables avec un statut et un mode de rémunération de droit commun. La responsabilité civile des conservateurs serait transférée à l’État à compter du 31 décembre 2012, pour l’exercice futur des missions de publicité foncière, mais également pour les activités exercées antérieurement par les conservateurs. L’État devenait donc responsable des fautes commises dans l’exécution du service de publicité foncière. Les litiges continuaient d’être du ressort du tribunal civil. La gestion des contentieux était transférée à un pôle spécialisé du service juridique de la DGFIP. Le salaire versé par les usagers serait remplacé par une taxe de montant égal.
43Pour l’usager, le service restait en principe le même, et devait continuer à sécuriser les transactions immobilières et le crédit hypothécaire. Le comité de pilotage présumait en cela que la responsabilité de l’État aurait les mêmes effets que la responsabilité des conservateurs en matière de fiabilité de la documentation.
Conclusion
44En dépit des critiques constantes dont le statut de 1799 à fait l’objet, il s’est révélé résiliant et a permis d’accompagner la sécurisation du marché immobilier sur la longue durée. Le début du xxie siècle a révélé une rupture quantitative entre un risque encouru par les conservateurs devenu négligeable et dépersonnalisé, et des rémunérations qui ne correspondaient pas aux standards de la fonction publique.
45Cependant, la responsabilité civile des conservateurs des hypothèques a été un facteur qualitatif de fiabilisation de la documentation juridique foncière, en s’érigeant en contrepoids d’une administration dont la priorité était davantage la productivité que la sécurité, en générant une culture de la responsabilité et de la précaution au sein des services, et en favorisant à travers un organisme de mutualisation la consolidation d’une doctrine reconnue par tous, contribuant par là à éclairer un domaine où nombre d’acteurs des professions du droit ne s’avançaient qu’à tâtons, et à fixer une jurisprudence parfois hésitante.
Bibliographie
- DE SOTO Hernando, Le mystère du Capital, Flammarion, Paris, 2005.
- MASSALOUX Jean-Paul, « La régie de l’Enregistrement et des Domaines aux xviiie et xixe siècles : Etude historique » in Hautes Études Médiévales et Modernes n° 64, Droz, Genève, 1989.
- CHAMBAZ Georges, MASOUNABE-PUYANNE, M., LEBLOND Jean, Précis du droit et de la pratique hypothécaire, Bègles, 1955.
- DUFANT Thierry, Dix questions sur la disparition annoncée des conservateurs des hypothèques, Gestion et finances publiques n° 4, avril 2013.
- LEROUX Serge, La mort du dernier privilège, La longue action des conservateurs des hypothèques pour l’égalité de tous devant la propriété. Histoire de la conservation des hypothèques de Dunkerque, Paris, L’Harmattan, 2006.
- PIEDELIEVRE Jacqueline, La publicité foncière, Defrenois-Lextenso, 2014.
Notes
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[1]
Raimbault Aline, Heugas-Darraspen Henri (dir.), Crédit Foncier de France, itinéraire d’une institution, Éditions du Regard, Paris, 1994, 282 p.
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[2]
Les articles parus dans le Crédit, entre 1848 et 1850 signés par Barthélémy Prosper Enfantin ont notamment jeté les bases de la création du Crédit Foncier.
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[3]
Décret du 28 février 1852 sur les sociétés de crédit foncier.
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[4]
Loi du 23 mars 1855 sur la transcription hypothécaire.
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[5]
Entre 1891 et 1905, une Commission extra-parlementaire du cadastre créée par décret du Ministère des Finances du 30 mai 1891 a planché notamment sur un projet de rénovation du cadastre, d’élargissement du champ des actes soumis à publicité et de refonte du système hypothécaire.
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[6]
Décret n° 55-22 du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière
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[7]
Direction Générale des Impôts, Publicité Foncière, Réforme des Textes, juin 1998.
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[8]
Loi n° 98-261 du 6 avril 1998 portant réforme de la réglementation comptable et adaptation du régime de la publicité foncière.
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[9]
Article 18 de la loi de finances du 30 mai 1899.
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[10]
Article 31 de la loi du 27 février 1912.
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[11]
Article 14 de la loi du 21 octobre 1919.
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[12]
Article 16 de la loi du 31 mars 1931 relatif à la contribution forfaitaire imposée sur les salaires des conservateurs des hypothèques.
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[13]
La mise en place du « service fait » n’a pas fait l’objet d’un aménagement législatif, et a été rendue possible par un accord basé sur une interprétation consensuelle entre les représentants des conservateurs des hypothèques et la Direction des Affaires Juridiques du Ministère des Finances de la notion d’accomplissement des formalités.
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[14]
Article 6 de la loi de finances du 8 juin 1864.
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[15]
Article 29 de la loi du 16 septembre 1871.
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[16]
Arrêté du 3 janvier 1997 du Ministère des Finances fixant les modalités applicables à la révision du régime des cautionnements auxquels sont assujettis les conservateurs et receveurs-conservateurs des hypothèques envers les tiers.
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[17]
De Balzac Honoré, La Vieille fille, Werdet, Paris, 1837.
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[18]
Ces données ont été établies à partir de l’analyse des carrières des conservateurs des hypothèques nés entre 1805 et 1925 retracées depuis des sommiers du personnel de la régie de l’Enregistrement, sur la base d’échantillons ponctionnés tous les cinq ans. Une prosopographie qualitative et détaillée a été établie pour quinze d’entre eux.
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[19]
Décret n° 57-986 du 30 août 1957 portant règlement d’administration publique pour la fixation du statut particulier des personnels de la catégorie À des services extérieurs de la Direction Générale des Impôts.
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[20]
Rapport Annuel de la cour des Comptes, février 2008.
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[21]
Ministère du Budget, des Comptes Publics et de la Fonction Publique, Liste des décisions du conseil de modernisation des politiques publiques, 4 avril 2008.
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[22]
Direction Générale des Finances Publiques, Réforme du statut du conservateur des hypothèques, Comité de pilotage, 2 octobre 2009.