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Article de revue

Entretien avec Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes

Pages 74 à 81

Notes

  • [1]
    Rapport public thématique, la mise en œuvre de la LOLF : un bilan pour de nouvelles perspectives, novembre 2011, disponible sur www.courdescomptes.fr
  • [2]
    Rapport sur l’exécution du budget de l’Etat, édition 2018, publié en mai 2019, disponible sur www.courdescomtes.fr

1Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes a bien voulu accorder un entretien à l’intention des lecteurs de Gestion & Finances Publiques. Il s’exprime, avec une très grande précision, sur des sujets d’actualité parfois sensibles : le bilan de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), les évolutions possibles de la responsabilité des comptables publics et de celle des ordonnateurs, les apports de la certification des comptes, l’évaluation des politiques publiques à la Cour et au Parlement, le numérique à la Cour, l’association des citoyens aux travaux de la Cour, les missions du Haut conseil des finances publiques, le positionnement de la Cour des comptes.

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2Vous avez regretté à plusieurs reprises que le volet « gestion publique » de la LOLF n’ait été que partiellement mis en œuvre. Dans quelles directions faudrait-il renforcer la modernisation de la gestion publique ?

3D’abord, il faut rappeler les progrès considérables réalisés grâce à la LOLF pour moderniser la gestion publique. Je pense par exemple à la lisibilité gagnée de la maquette budgétaire de l’État, au passage d’une logique dite « de moyens » à une logique dite « de résultats » ou encore à la certification des comptes de l’État. Je pourrais multiplier les exemples des progrès accomplis grâce à la LOLF. D’ailleurs, la meilleure preuve du basculement qu’a opéré ce texte, c’est que, bien souvent, on a presque complètement oublié les pratiques de gestion qui lui préexistaient !

4Il est vrai, néanmoins, comme la Cour a eu l’occasion de le dire dès 2011, dans le rapport public thématique qu’elle a consacré aux 10 ans de la LOLF [1], que la pratique s’est éloignée sensiblement de l’esprit du texte et de ses ambitions initiales.

5Pour être plus précis, il y a globalement quatre motifs de déception pour les « pères de la LOLF » dont je suis. La première déception est la plus substantielle : la culture de la gestion par la performance est une greffe qui n’a pas encore pris dans la sphère publique. La Cour en relève chaque année de nombreux symptômes dans ses travaux, notamment dans ses rapports sur l’exécution du budget de l’État. La dernière édition de ce rapport, qui vient de paraître, concernant le budget 2018 [2], consacre d’ailleurs un chapitre spécifique au sujet de la performance dans la sphère publique. Il en dresse un diagnostic exhaustif et globalement décevant. Au fond, c’est tout un logiciel de pensée qu’il conviendrait encore de changer pour que la culture de la performance irrigue profondément l’action publique.

6Le deuxième motif de déception concerne le faible degré de responsabilisation des gestionnaires publics, malgré les ambitions portées par la LOLF. La responsabilisation ne se décrète pas et il est vrai qu’un texte à lui seul ne pouvait pas aller à l’encontre de cultures administratives profondément enracinées, ayant tendance, parfois, à déresponsabiliser les gestionnaires publics. Je crois toutefois que cette situation n’est pas inéluctable. Des dispositifs de contractualisation fonctionnent bien au sein de la sécurité sociale. Pourquoi, par exemple, ne pas envisager de les transposer au sein de l’État ? En bout de chaîne, il ne pourra pas non plus y avoir de responsabilisation sans intéresser davantage les gestionnaires à leurs résultats.

7Le troisième motif de déception concerne le Parlement : le rééquilibrage des pouvoirs engagé par la LOLF entre l’exécutif et le législatif - au profit de ce dernier - demeure perfectible. Le champ de l’autorisation budgétaire est ainsi souvent entravé par une tendance au démembrement du budget de l’État et à l’éparpillement de ses crédits. Le Parlement pourrait également faire un usage encore plus grand des pouvoirs qui lui ont été confiés, notamment en matière de contrôle budgétaire. À ce titre, la Cour plaide depuis longtemps pour que davantage de temps soit consacré à la loi de règlement et qu’elle devienne une véritable « loi de résultats ». Des progrès en ce sens ont été réalisés - sa date de dépôt a par exemple été progressivement avancée – et les travaux de contrôle devraient ainsi être mieux exploités et utilisés.

8Le dernier motif de déception, enfin, concerne la comptabilité générale mise en place par la LOLF. La Cour lui consacré un rapport public thématique en 2016. Elle y a rappelé combien sa mise en place, ainsi que le processus de certification des comptes de l’État, avaient contribué à améliorer leur fiabilité et, par ce biais, la connaissance de la situation patrimoniale de l’État. Mais le chemin qui reste à parcourir est encore long, notamment parce que la comptabilité générale n’a pas encore parfaitement trouvé sa place et qu’elle demeure trop peu utilisée.

9J’ai détaillé ces différents points de diagnostic devant la mission d’information sur la LOLF de l’Assemblée nationale (MILOLF) en mars dernier. Comme je l’ai indiqué aux députés alors, la Cour aura l’occasion de publier un second rapport public thématique sur la LOLF l’année prochaine, à l’approche des 20 ans de ce texte. Nous aurons ainsi la possibilité de formuler un diagnostic plus exhaustif.

10Vous avez qualifié de « prétextes et balivernes » le propos de ceux qui estiment que les principes de séparation des ordonnateurs et des comptables et de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics (RPP) sont un frein à l’efficacité de l’action publique. Pourriez-vous préciser votre pensée quant à la compatibilité de ces principes avec les exigences du management public ?

11Si vous me le permettez, je voudrais faire un lien entre votre question et l’actualité qui a animé notre pays depuis quelques mois, à l’occasion du Grand Débat national. La Cour s’est en effet prêtée à une analyse de plusieurs milliers de contributions écrites à cette occasion. Qu’ont dit un grand nombre de Français qui ont participé à cet exercice ? Ils ont dit - pour ce qui intéresse les juridictions financières - leur attachement à la responsabilité des gestionnaires publics, fonctionnaires et élus. Ils ont dit aussi, parfois, leur sentiment que ceux qui les gouvernent ne rendent pas suffisamment compte de leur gestion. Cette attente très forte nous invite à ne pas baisser la garde sur nos fondamentaux.

12Justement, dans le cadre des travaux du comité « Action publique 2022 », le Premier ministre a souhaité engagé une réflexion sur l’avenir du régime de responsabilité des gestionnaires publics. Nous n’en connaissons pas encore le calendrier, mais les juridictions financières sont évidemment prêtes à contribuer à cette réflexion et nous aurons, d’ailleurs, des propositions à faire.

13Sur ce sujet, notre ligne rouge est la suivante : la rénovation du régime actuel de responsabilité des gestionnaires publics ne doit pas conduire à le vider de sa substance. Nos concitoyens ne comprendraient pas, à l’heure où leurs exigences sont plus fortes que jamais en matière de redevabilité de la gestion publique et de probité de ceux qui en ont la charge, qu’une telle réforme aboutisse à une forme d’irresponsabilité générale, dans laquelle aucun gestionnaire public n’aurait de compte à rendre des décisions qu’il prend ou des intérêts financiers dont il a la charge.

14En particulier, la responsabilité financière des gestionnaires ne doit pas être confondue avec leur responsabilité managériale. C’était précisément la logique de la LOLF que de renforcer la responsabilité managériale et il y a, je crois, encore beaucoup à faire pour y parvenir, tellement, aujourd’hui, tout paraît organisé pour ne pas responsabiliser suffisamment les gestionnaires publics, voire, quelquefois, pour les déresponsabiliser. Mais, si la responsabilité managériale est essentielle, elle ne suffit pas, car elle n’est pas conçue pour sanctionner des décisions irrégulières ou réparer les préjudices causés à la collectivité.

15J’irai même plus loin. En pratique, la séparation des ordonnateurs et des comptables, qui fonde le régime de responsabilité des gestionnaires publics et la compétence des juridictions financières, me paraît parfaitement en phase avec les exigences du management public. D’abord parce qu’elle protège l’ordonnateur, en assurant la régularité de ses décisions par l’existence d’un contrôle indépendant. Ensuite, parce qu’elle prémunit le comptable d’éventuelles pressions qu’il pourrait subir et lui permet, ainsi, de préserver les intérêts financiers de la collectivité publique dont il a la charge. Ce faisant, enfin, ce régime garantit l’existence d’une information financière fiable et indépendante, soumise au contrôle d’un juge spécialisé.

16Vous avez ouvert la porte à un bilan de la réforme de 2011 sur la RPP. Pourriez-vous préciser certains thèmes d’évolution souhaitable ? Allant plus loin, vous avez évoqué la possibilité d’une réforme plus ambitieuse qui permettrait de « revisiter certaines pratiques telles que la remise gracieuse ». Pourriez-vous préciser ces pistes de réforme ?

17C’est exact. Si les juridictions financières sont attachées au respect de certains grands principes, au premier rang desquels la préservation de la séparation ordonnateurs/comptables, elles ne plaident pas pour autant en faveur du statu quo, bien au contraire.

18La responsabilité du comptable public souffre d’évidentes imperfections, qu’elles concernent le caractère proportionné et adapté des sanctions et des réparations, ou la prise en compte de la réalité des fonctions exercées et des moyens de contrôle dont il dispose. Elle mérite ainsi d’être rénovée pour devenir plus effective et mieux adaptée aux évolutions de la gestion publique et aux rôles, de plus en plus imbriqués, des différents acteurs de la chaîne financière.

19Pour approfondir ce constat et permettre aux juridictions financières de formuler des propositions concrètes, j’ai demandé il y a quelques semaines à Michèle Pappalardo, présidente de chambre, Rapporteure générale de la Cour, de constituer un groupe de travail pour dresser un bilan de la réforme de 2011 et esquisser des pistes d’évolutions souhaitables.

20Ce groupe de travail se réunit depuis déjà plusieurs semaines ; il a notamment entendu un certain nombre de parties prenantes à ce sujet, extérieures aux juridictions financières. Sans préjuger de ses conclusions, qui seront débattues de façon collégiale - conformément à nos normes professionnelles - et diffusées en temps voulu, quelques réflexions peuvent être esquissées à ce stade.

21Ainsi, malgré les ambitions initiales de la réforme, la mise en débet du comptable pour des irrégularités formelles sans réelles conséquences sur la caisse publique conduit à ce que le régime de la responsabilité personnelle et pécuniaire soit de moins en moins lisible, tout comme l’existence du pouvoir de remise de gracieuse du ministre le rend largement factice. Ce régime doit donc évoluer vers une responsabilité plus effective et plus concrète du comptable, appréciée souverainement par le juge des comptes, en tenant pleinement compte des circonstances de l’espèce et de l’implication effective ou non du comptable dans la commission de l’irrégularité et la survenance du préjudice.

22Faut-il organiser une responsabilité financière des ordonnateurs plus effective et comment ?

23C’est un sujet de réflexion qui n’est pas dissociable de celui que je viens d’évoquer, puisque la responsabilité des comptables et celle des ordonnateurs méritent une communauté de diagnostic et de propositions. Comme je l’ai souligné, les attentes de nos concitoyens vis-à-vis des gestionnaires publics sont très fortes, en terme de régularité et de probité : pour le dire autrement, lorsqu’il s’agit de la régularité du maniement des deniers publics, les responsabilités doivent être clairement établies et pleinement opérantes.

24À cet égard, le régime actuel de responsabilité des ordonnateurs n’est pas satisfaisant. Ainsi, si la responsabilité de l’ordonnateur peut être mise en œuvre devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), cette juridiction au périmètre trop limité voit échapper à sa compétence un grand nombre de gestionnaires publics, en particulier les ordonnateurs locaux, ce qui est de moins compréhensible aux yeux de nos concitoyens.

25Il y a donc matière à rendre cette responsabilité plus effective ; et cela correspond justement à l’une des préoccupations générales relayées au cours du Grand Débat national. Cette extension des compétences de la CDBF pourrait être redoutée par certains, car risquant d’être trop générale, mais nous pourrions dans ce domaine nous inspirer des exemples étrangers – l’Italie ou le Portugal - où la responsabilité des élus locaux est mise en jeu dans les seuls cas d’irrégularités graves et caractérisées par l’existence d’un préjudice financier.

26Il faut également être conscients, pour paraphraser Aristote, que la « mise en jeu de la responsabilité a horreur du vide » et qu’un resserrement sans doute souhaitable du régime de la RPP suppose nécessairement, par le jeu des équilibres, un élargissement de la responsabilité des ordonnateurs, quel que soit leur statut. Une réforme qui ignorerait ce principe affaiblirait la responsabilité financière dans son ensemble et prendrait le risque d’une généralisation de la responsabilité pénale au-delà des seuls manquements au devoir de probité.

27Quelles sont les perspectives apportées par la certification des comptes des organismes publics, en particulier des collectivités territoriales ?

28S’agissant de la certification des comptes de l’État et de la sécurité sociale, qu’il revient aux juridictions financières d’assurer depuis déjà plusieurs années, l’exercice a permis d’améliorer et de fiabiliser profondément les comptes publics concernés. Je ne doute pas qu’elle aura les mêmes vertus s’agissant des collectivités territoriales.

29Ces progrès significatifs ont été réalisés grâce à la mobilisation des administrations concernées et à la démarche d’accompagnement dans laquelle la Cour s’est inscrite avec elles. C’est un travail qui demeure naturellement à poursuivre. Ainsi, des travaux conjoints ont par exemple été engagés avec le ministère de l’Action et des comptes publics depuis la fin de l’année 2018 pour simplifier la production des comptes de l’État. Au-delà, et malgré la persistance de certaines réserves substantielles, la Cour relève, dans chacun des actes de certification, la poursuite de la dynamique d’amélioration de la fiabilité des comptes. L’acte de certification des comptes de l’État pour 2018, publié il y a quelques jours, n’y fait pas exception.

30S’agissant des collectivités territoriales, l’expérimentation de la certification des comptes locaux est une mission exigeante confiée par le législateur aux juridictions financières en 2015 dans le cadre de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République. Le Parlement a été destinataire en décembre dernier d’un premier bilan d’étape, qui devrait être rendu public prochainement. Les travaux réalisés par la Cour avancent bien, grâce à l’investissement des dizaines de personnels de contrôle mobilisés pour cette mission.

31Concrètement, nous sommes entrés dans la deuxième phase d’expérimentation, après avoir établi un diagnostic global d’entrée dans chacune des 25 entités expérimentatrices que nous avons retenues. Cette seconde phase conduira à accompagner ces entités en réalisant des audits ciblés sur des cycles et processus comptables. À partir de 2020, des professionnels du chiffre – commissaires aux comptes et experts-comptables – interviendront pour expérimenter concrètement la certification dans ces entités, ainsi que d’autres modes de fiabilisation des comptes. Nous continuerons, dans le même temps, de réfléchir au périmètre le plus pertinent d’un dispositif de certification annuelle des comptes locaux - toutes les collectivités n’ayant pas nécessairement vocation à y être incluses, notamment pour d’évidentes raisons de faisabilité. D’autres dispositifs sont à l’étude pour les collectivités qui ne seraient pas concernées par le dispositif de certification, toutes étant concernées par les principes de fiabilité et de sincérité de leurs comptes.

32Vous le voyez, le programme de travail des juridictions financières est donc chargé, mais je ne doute pas que nous tiendrons les délais et les objectifs fixés par le législateur.

33Quel est l’apport spécifique de la Cour à l’évaluation des politiques publiques ? Faut-il normaliser davantage l’évaluation des politiques publiques ?

34Sur le papier, l’évaluation des politiques publiques est le plus récent métiers des juridictions financières, puisqu’il nous a été formellement confié par le constituant lors de la révision constitutionnelle de 2008.

35L’exercice est toutefois inscrit depuis bien longtemps dans l’ADN des magistrats financiers. Examiner la régularité, l’efficacité et l’efficience des dépenses, interroger l’adéquation des moyens mobilisés pour financer une politique publique aux objectifs fixés à celle-ci et aux résultats observés : voilà bien le cœur de notre mission et de nos activités.

36La mise en œuvre d’une démarche scientifique d’évaluation n’en a pas moins constitué un réel défi méthodologique pour notre institution. Il a fallu, d’abord, former les personnels au traitement des données et à l’analyse statistique et recruter - en opérant les redéploiements de postes nécessaires - des « data-scientists », c’est-à-dire des experts dans le traitement à très grande échelle de données. Nous avons également modifié nos pratiques et nos modes habituels de travail, en associant à nos évaluations des parties prenantes d’horizons variés ; ce fut le cas, pour prendre un exemple récent, lors de l’évaluation de la politique d’éducation prioritaire, dont nous avons publié les résultats en octobre dernier.

37Je n’ai pas à souhaiter pour d’autres institutions telle ou telle normalisation des pratiques. Si les juridictions financières sont devenues des acteurs incontournables de l’évaluation, c’est avec leur « marque de fabrique » propre - l’indépendance, la collégialité, la contradiction – qui n’est applicable à aucune autre entité. Chaque évaluateur opère différemment. Dans les juridictions financières, nous avons justement œuvré à cadrer cet exercice.

38Pour faire un premier point d’étape et nous aider à nous améliorer, j’ai d’ailleurs nommé il y a quelques mois trois magistrats de la Cour référents en matière d’évaluation des politiques publiques. Leurs conclusions devraient nous aider à progresser encore et, ce, d’autant plus que notre programmation triennale ambitionne de produire davantage de travaux d’évaluation dans les années à venir.

39Ce que je constate néanmoins, au-delà du rôle des juridictions financières, c’est que l’évaluation des politiques publiques n’a pas encore tenu toutes ses promesses. Lorsque je présente les travaux réalisés par la Cour, je m’étonne souvent de la grande tolérance dont il est fait preuve en France vis-à-vis des faibles performances de nos politiques publiques. Alors que les débats sont nourris au moment de l’allocation des moyens, le regard se détourne pudiquement lorsque vient le temps d’examiner les résultats. Dès lors, trop souvent encore, des réformes sont entreprises sans évaluation préalable de mesures envisagées ni bilan de la mise en œuvre des précédentes politiques. Trop souvent donc, l’action précède la réflexion.

40Cette attitude a des conséquences. Les juridictions financières constatent fréquemment que la France consacre des moyens équivalents, voire supérieurs, à ses voisins européens pour telle politique publique, sans que les résultats obtenus soient à la hauteur des fonds investis. Alors, certes, la culture de l’évaluation des politiques publiques a progressé ces dernières années dans notre pays, mais trop peu, trop lentement et, surtout, sans qu’en soient tirées des conséquences suffisantes.

41Pourriez-vous donner des indications sur le « virage numérique » des juridictions financières ?

42Le numérique soulève deux types d’enjeux pour les juridictions financières. D’abord, c’est pour nous un objet de contrôle : de plus en plus fréquemment, nous devrons être en mesure de contrôler des projets informatiques, de décrypter des algorithmes et des codes sources ou d’auditer des systèmes d’information. Nous le faisons déjà, mais nous savons que ce domaine de travail va se renforcer à mesure que l’action publique se « numérise ».

43Le second enjeu est plus substantiel encore : la transformation numérique touche non seulement les objets de nos travaux, mais aussi la façon d’exercer notre métier. Ainsi, la matière première de nos contrôles évolue puisque les données numériques ont par exemple fait presque totalement disparaître nos anciennes liasses en papier. De ce point de vue, nous sommes aussi attentifs à ce que la dématérialisation n’entrave pas les activités de contrôle des magistrats financiers et, notamment, leur capacité à tracer les documents et les chaînes de paiements. Plus largement, en interne l’ensemble de notre procédure de contrôle s’est numérisée, de nos modalités d’échange avec les administrations à nos procédures internes.

44Le « virage numérique » pose donc des questions essentielles – pour ne pas dire fondamentales -à notre juridiction et nous nous sommes mis en ordre de bataille pour être à la hauteur. Pour marquer l’importance de ce sujet, j’ai d’ailleurs invité l’ensemble des personnels de contrôle de la Cour à une assemblée générale extraordinaire, en mars dernier, pour faire le point sur les actions déjà entreprises et nous fixer de nouvelles priorités.

45Notre politique de ressources humaines est un premier levier d’action, à la fois pour former tous nos personnels aux enjeux du numérique et du contrôle de la donnée, et pour recruter, au besoin et dans la limite de notre plafond d’emploi, des experts très spécialisés dans ce domaine. C’est le rôle de notre Centre d’appui métier que de mettre à disposition des équipes de contrôles ces compétences rares dans le domaine du numérique. Toujours en matière de ressources humaines, les juridictions financières ont aussi eu à cœur d’accueillir des expertises nouvelles ; nous avons ainsi lancé en 2018 notre start-up d’État et accueilli il y a quelques mois trois entrepreneurs d’intérêt général, en lien avec la mission Étalab de la direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État. Ils ont pour mission de nous proposer des dispositifs de transformation numérique visant, en amont, à faciliter nos procédures d’investigation et nos relations avec les contrôlés et, en aval, à fluidifier nos travaux de rédaction.

46Nous avons aussi répondu au besoin d’acculturation au numérique des personnels de contrôle. Deux collègues experts dans ce domaine ont mis sur pied une communauté de travail sur la transformation numérique, qui organise régulièrement des conférences thématiques et élabore de précieux référentiels de contrôle. Des référents numériques sont aussi présents au sein de chaque chambre de la Cour.

47Enfin, notre programmation s’est aussi adaptée à ces enjeux : ainsi, le prochain rapport public annuel des juridictions financières, qui sera publié en février 2020, comportera une partie entière consacrée au « numérique au service de la transformation publique ».

48Comment la Cour pourrait-elle se rapprocher des citoyens ?

49Créer et entretenir un lien avec les citoyens, c’est l’une des raisons d’être de la Cour, dont l’existence procède en grande partie de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et des citoyens - « La société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration » - et dont l’une des missions fixées par le constituant est de contribuer « à l’information des citoyens ». Cette préoccupation n’est donc pas un effet de mode ; elle irrigue nos activités au quotidien.

50Cette mission d’information des citoyens, nous l’accomplissons prioritairement grâce à la quantité de travaux que nous publions chaque année, accessibles librement sur notre site internet, diffusés sur les réseaux sociaux, puis relayés et commentés par les médias. Nous œuvrons continuellement à améliorer leur forme, afin de les rendre plus pédagogiques et plus innovants. Nous avons pour objectif par exemple de systématiser la réalisation de synthèses courtes et accessibles, et de produire davantage de vidéos.

51En dehors de nos travaux, nous avons aussi l’ambition d’être une maison ouverte aux citoyens. Cet accueil culmine lors des Journées européennes du patrimoine, pendant lesquelles, chaque année, nous enregistrons une forte affluence et, au-delà du seul patrimoine du palais Cambon, un grand intérêt pour notre institution.

52La crise que connaît notre pays depuis l’automne nous invite toutefois à poursuivre la réflexion que nous avons engagée sur la meilleure façon de renforcer les liens – déjà nombreux – que nous entretenons avec les citoyens.

53Nous avons eu à cœur, le mois dernier, de décortiquer une partie des 14 000 contributions en ligne au Grand Débat national qui mentionnent les juridictions financières. C’est un exercice inédit qui a mobilisé une centaine de personnels de contrôle de la maison pendant près d’une journée. Il a confirmé le haut niveau de crédit et de confiance dont bénéficient les juridictions financières, mais il va nous permettre aussi de réfléchir à des modalités nouvelles de participation des citoyens à certaines de nos activités, à partir des propositions qui ont été formulées, dans le respect de nos procédures et de notre indépendance.

54Ainsi, si nous avons déjà pour habitude d’associer de nombreuses parties prenantes aux travaux d’évaluation que nous conduisons, sans doute pouvons-nous encore aller plus loin, en réunissant par exemple, dans le cadre de ces travaux d’évaluation, des comités d’usagers pour solliciter directement un panel de citoyens, ce qui permettra ainsi d’étayer nos observations et de tester nos recommandations. Ces pistes sont à l’étude et ont vocation à être approfondies dans les prochains mois.

55Quelle appréciation portez-vous sur la volonté de l’Assemblée nationale de disposer de moyens autonomes d’évaluation ?

56Il ne me revient pas de porter une quelconque appréciation sur ce projet, dont j’ai cru comprendre qu’il avait évolué.

57Je salue toutefois l’initiative qu’a prise le président Ferrand en mars dernier d’organiser à l’Assemblée nationale une « conférence des évaluateurs ». L’objectif était de réunir autour d’une table l’ensemble des entités – publiques et privées – qui réalisent des travaux d’évaluation des politiques publiques. Les échanges ont été très fructueux. Ils ont, je crois, permis notamment de confirmer un constat : quantités d’évaluations sont réalisées chaque année mais trop peu sont effectivement exploitées.

58Pour ne prendre que le cas de la Cour, ce sont, en 2018, 186 travaux qui ont été transmis au Parlement (notes d’exécution budgétaire, chapitres du rapport public annuel, rapports financiers, rapports réalisés à la demande des commissions parlementaires, référés…). Ils s’ajoutent à une quantité au moins équivalente de travaux réalisés par les parlementaires eux-mêmes. Je crois donc que les moyens d’évaluation ne manquent pas mais que, ainsi que je l’ai dit, une culture d’évaluation plus opérationnelle doit être plus développée, en laissant le temps nécessaire à l’exploitation des évaluations qui sont réalisées.

59Faut-il compléter le dispositif français de « vigie budgétaire », par exemple par une extension des missions du Haut Conseil des finances publiques ?

60La question est ouverte. Elle a été abordée à plusieurs reprises par la Cour dans ses travaux récents. Ainsi, dans le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques publié en juin 2016, la Cour relevait que la France avait fait le choix, par le biais de la loi organique du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, d’une transposition a minima des dispositions figurant dans le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance européenne (TSCG). C’est frappant, notamment si l’on compare les missions et les compétences du Haut Conseil des finances publiques à celles de ses homologues européens.

61Maintenant que nous avons quelques années de pratique derrière nous, il me semblerait opportun d’élargir quelque peu le mandat du Haut Conseil en prenant appui sur les instances mises en place dans d’autres États-membres. Le rapport annuel sur la situation et les perspectives des finances publiques que nous avons publié en 2016 avait fait une recommandation en ce sens. Le mandat actuel du Haut Conseil des finances publiques, centré sur le niveau de solde structurel, qui est soumis à de fréquentes et fortes révisions, pourrait être étendu à d’autres indicateurs moins volatils et plus directement mesurables, comme l’effort structurel ou l’évolution des dépenses nettes des prélèvements obligatoires. De même, la loi pourrait être plus explicite sur l’avis rendu par le Haut Conseil sur le scenario de finances publiques associé au scenario macroéconomique.

62Périodiquement, revient la critique selon laquelle la Cour des comptes serait devenue un « contre-pouvoir » ? Qu’en pensez-vous ?

63La critique est infondée. Notre rôle, c’est d’analyser les résultats de l’action publique. Nous le faisons au regard des objectifs fixés, arrêtés par les pouvoirs publics eux-mêmes, et des moyens déployés pour les atteindre. Nous raisonnons donc toujours à partir des lois ou traités votés ou ratifiés par le Parlement.

64Notre rôle est de pointer ce qui dysfonctionne, les situations de gaspillage ou les effets d’aubaine, mais aussi de mettre en lumière les pratiques efficientes de gestion. Il ne s’agit donc nullement de plaire ou de déplaire par principe, ni d’entraver d’une quelconque façon l’action des pouvoirs publics. La seule boussole qui guide nos activités, pour résumer, c’est l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen que je citerai à nouveau : « la Société a droit de demander compte à tout Agent public de son administration ». Autrement dit, la mission de la Cour est de faire la lumière sur l’utilisation qui est faite de chaque euro public dépensé - sur son efficacité et son efficience - et d’en informer le citoyen.

65Sans nous limiter à de seuls constats, nous élaborons également des recommandations concrètes afin d’éclairer les représentants du suffrage universel, par qui s’exerce – en vertu de notre Constitution – la souveraineté nationale. Cela a été voulu par le législateur, étant entendu que ce sont les seuls représentants du suffrage qui statuent en dernier ressort, même si certains de nos concitoyens voudraient que nos recommandations soient plus contraignantes. Nous ne pouvons pas être un « gouvernement des juges » où les magistrats auraient à décider à la place des élus, et c’est tant mieux !

66Que pensez-vous de la coexistence de plusieurs modèles d’Institutions supérieures de contrôle financier : « juge financier » à la française ou « auditeur parlementaire » à l’anglo-saxonne ?

67Chacun de nos voisins dispose d’un modèle d’institution supérieure de contrôle des finances publiques qui lui est propre et qui, surtout, est l’héritage de son histoire constitutionnelle. Il n’y a donc, évidemment, ni « bon » ni « mauvais » modèle.

68Ce qui fonde les principales différences entre institutions supérieures de contrôle, c’est le choix fait sur un certain nombre de critères, qui portent à la fois sur les modes d’organisation, les ressources et les compétences de ces institutions. Le principal critère est, bien sûr, celui du caractère juridictionnel, ou non, de l’institution. Comme ses homologues italienne, portugaise et espagnole, en plus d’une quarantaine d’institutions supérieures de contrôle dans le monde, la Cour des comptes française est une juridiction. Cette qualité emporte notamment l’indépendance de ses membres. Cette indépendance a, par ricochets, des conséquences évidentes sur les modes de recrutements, le statut, et le déroulement de carrières de ses membres, ainsi que sur son positionnement institutionnel. Mais, même au sein d’un même « modèle », les pratiques en la matière peuvent varier.

69Quoiqu’il en soit, l’existence de ces modèles différents n’empêche pas de nouer des collaborations étroites avec nos partenaires étrangers, en Europe et dans le monde. Dans les multiples cénacles de coopération et de dialogue entre institutions supérieures de contrôles internationales, nous discutons ainsi des nombreux défis que nous partageons – j’ai cité il y a quelques minutes celui de la transition numérique. Les modèles des uns et des autres ne changent rien à la forme de ces défis ni à la qualité du dialogue que nous nouons ensemble à leur sujet.


Date de mise en ligne : 12/09/2019

https://doi.org/10.3166/gfp.2019.3.023

Notes

  • [1]
    Rapport public thématique, la mise en œuvre de la LOLF : un bilan pour de nouvelles perspectives, novembre 2011, disponible sur www.courdescomptes.fr
  • [2]
    Rapport sur l’exécution du budget de l’Etat, édition 2018, publié en mai 2019, disponible sur www.courdescomtes.fr

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