Couverture de GFP_1801

Article de revue

L’excès des actes de gestion des entreprises en droit fiscal

Pages 43 à 47

Notes

  • [*]
    Étude issue du 1er colloque des doctorants du Centre de Recherche Juridique Pothier de l’université d’Orléans, « Excès et droit public », organisé le 14 avril 2017.
  • [1]
    Article 1832 du Code civil.
  • [2]
    BOI-BIC-CHG-10-10-10, 12 septembre 2012, § 1 et 10.
  • [3]
    CE, 7 juillet 1958, Société Les entreprises de travaux publics André Boirie, n° 35 977 : « … le contribuable […] n’est jamais tenu de tirer des affaires qu’il traite le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de réaliser ».
  • [4]
    Il convient de rappeler que, depuis l’arrêt Société Philips France (CE, 11 févr. 2011, n° 316 500, Rec. T. p. 877 et 904), le Conseil d’État juge que le caractère excessif ne s’apprécie plus en fonction du bénéfice net mais en fonction des avantages escomptés.
  • [5]
    Cf. CE, 27 juillet 1984, SA Renfort Service, n° 34 588, Rec. p. 292, RJF, 1984, 10, comm. 1233, concl. P.-F. Racine. Pour plus de précisions sur ces éléments : voir C. de la Mardière, La Preuve en droit fiscal, Litec, coll. Fiscal, 2009, pp. 121-155.
  • [6]
    CE, Sect., 20 juin 2003, Société Établissements Lebreton - Comptoir général de peintures et annexes, n° 232 832, Rec. p. 273 ; RJF 10/2003, p. 754, concl. P. Collin - CE, 21 mai 2007, Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie c/ Société Sylvain Joyeux, n° 284 719, Rec. p. 212 ; Dr. fisc. 2007, n° 46, comm. 970, concl. E. Glaser, note C. de la Mardière.
  • [7]
    Voir pour un exemple très récent CAA de Nancy, 23 mars 2017, n° 16NC00846.
  • [8]
    Pour un exemple concernant la rémunération des dirigeants : voir CE, 26 juillet 1985, n° 42 920 et 44 741 ; Dr. fisc., 6/86, comm. n° 182, concl. Fouquet (pour la première hypothèse) – voir CE, 1er février 1984, n° 36 508 et n° 36 509 ; Dr. fisc. 44/84, comm. n° 1906, concl. Ph. Bissara (pour la seconde hypothèse).
  • [9]
    CE, 4 novembre 1988, n° 80 771 ; RJF 1/89, n° 19.
  • [10]
    CAA de Lyon, 10 novembre 1993, Chassagne, n° 92LY00091.
  • [11]
    CE, 19 novembre 2008, Société Auteuil investissement, n° 291 041 ; RJF, 2009, n° 2, 111, concl. F. Séners.
  • [12]
    CE, 6 octobre 2010, SA Eca 3, n° 308629 ; CE, 6 octobre 2010, M. Kalpokdjian, n° 299 986, Rec. T. p. 714 et 748, RJF 1/11 n° 19 et 77, concl. J. Boucher.
  • [13]
    CAA de Nancy, 23 mars 2017, n° 16NC00845 et n° 16NC00846.
  • [14]
    CE, 9 décembre 1992, SA Chéreau-Carré, n° 72 935 ; Dr. fisc. 1993, n° 14, comm. 706 ; RJF 2/1993, n° 15, comm. 771.
  • [15]
    Voir par exemple CAA de Nantes,1re ch., 11 mai 2012, n° 11NT01725.
  • [16]
    CE, 23 décembre 2010, n° 318 070 et n° 310 946, Ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique. c/ Société de produits pharmaceutiques et d’hygiène, RJF 4/11, n° 479.
  • [17]
    CE, 3 juillet 2009, Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie c/ Société Rébecca, n° 305 732, RJF 11/09, n° 910.
  • [18]
    CE, Sect., 13 juillet 2016, SA Monte Paschi Banque, n° 375 801, Rec. p. 376 ; Dr. fisc. 2016, n° 36, comm. 464, concl. E. Bokdam-Tognetti, note O. Fouquet ; RJF 11/16, p. 1245, chr. N. Labrune.
  • [19]
    M. Cozian, Les Grands Principes de la fiscalité des entreprises, Litec, 4e éd., 1999, p. 82 et suiv.
  • [20]
    CE, 14 février 1979, n° 10 812, X., Rec. T. p. 717 ; Dr. fisc. 1979, n° 21, comm. 1069 - CE, 6 juillet 1979, S.A. ˮX.ˮ, n° 9 258, Rec. T. p. 708 ; Dr. fisc. 1980, n° 48-49, comm. 2443, concl. J.-F. Verny - CE, 14 mai 1980, Société X., n° 09 259, Rec. T. p. 688 et 690 ; Dr. fisc. 1980, n° 30, comm. 1643 - CE, 28 sept. 1983, M. X., n° 34 626 ; Rec. T. p. 700 ; Dr. fisc. 1984, n° 4, comm. 75.
  • [21]
    CE, 17 oct. 1990, M. Loiseau, n° 83310, Rec. p. 282 ; Dr. fisc. 1991, n° 48, comm. 2281, concl. O. Fouquet ; RJF 11/1990, n° 1317, chr. J. Turot, p. 735.
  • [22]
    CE, 30 mai 2007, SA Peronnet (1re esp.), n° 285 575, Rec. T. p. 821 et SARL Peronnet et a. (2e esp.), n° 285 573 ; Dr. fisc. 2007, n° 46, comm. 958, concl. F. Séners, note A. Bonnet.
  • [23]
    CE, 22 janv. 2010, Société d’acquisitions immobilières, n° 313 868, Rec. T. p. 746 ; Dr. fisc. 2010, n° 11, comm. 230, concl. N. Escaut, note D. Bocquet et C. Cassan.
  • [24]
    CE, 27 avr. 2011, Société Legeps, n° 327 764, Rec. T. p. 903 et 904 ; Dr. fisc. 2011, n° 25, comm. 399, concl. L.Olléon, note O. Fouquet.
  • [25]
    CE, 11 juin 2014, Société Fralsen Holding, n° 363 168 ; Dr. fisc. 2014, n° 5, comm. 115, note P. Fumenier et C. Maignan.
  • [26]
    J. Burguburu, « Acte anormal de gestion : le juge prend-il trop de risques ? », RJF 4/08, p. 331 ; C. Raquin, « L’évaluation du risque pris par les entreprises conduit-elle l’administration à s’immiscer dans leur gestion ? », RJF 7/11, p. 699.
  • [27]
    Y. Rutschmann et J. Gayral, « Le risque manifestement excessif : immixtion rampante dans la gestion de l’entreprise ou simple garde-fou ? », Dr. fisc. 2012, n° 45, comm. 500 ; A. de Bissy et G. Dedeurwaeder, « Le critère du risque dans la jurisprudence fiscale », CDE 2012, dossier 14 ; O. Fouquet, « L’immixtion de l’administration fiscale dans la gestion des entreprises : halte au feu ! », Rev. Adm., 2014, p. 485 ; du même auteur, « Le libre choix des entreprises ne peut pas être critiqué », RTD com., 2015, p. 173.
  • [28]
    Olivier Fouquet avait évoqué, à propos de l’arrêt Société Fralsen Holding qu’il « appartient à ces jurisprudences par lesquelles le juge met les pieds dans la mélasse et peine ensuite à les en retirer » (O. Fouquet, L’immixtion de l’administration fiscale dans la gestion des entreprises : halte au feu !, Rev. Adm., 2014, p. 485).
  • [29]
    N. Labrune, chr. précitée, p. 1247.

Les actes de gestion excessifs semblent étroitement liés à la théorie de l’acte anormal de gestion, que les excès soient de nature quantitative ou qualitative. Si ce lien semblait automatique avec l’arrêt Loiseau du 17 octobre 1990, tel n’est plus le cas avec l’arrêt SA Monte Paschi Banque du 13 juillet 2016, qui établit clairement une distinction entre excès quantitatif et excès qualitatif en ce qui concerne leur lien avec cette théorie de l’acte anormal de gestion.

1Dans la recherche constante d’une optimisation fiscale, les entreprises peuvent être amenées à commettre des actes de gestion excessifs.

2Pour mieux comprendre ce phénomène de l’excès des actes de gestion, il convient de rappeler que les entreprises sont – en principe – libres de leur gestion et que, par voie de conséquence, les dépenses engagées par celles-ci sont normalement déductibles pour la détermination du résultat fiscal. Ainsi, les entreprises peuvent être tentées de commettre des excès dans leurs actes de gestion afin de diminuer leur résultat fiscal.

3Toutefois, l’administration fiscale ne peut –bien évidemment– accepter sans réagir l’érosion de la matière imposable des entreprises. En outre, il convient de rappeler que la morale des affaires implique que les entreprises ont vocation à réaliser des bénéfices [1]. C’est ainsi qu’un acte contraire à ce but pourra être sanctionné par l’administration et le juge de l’impôt à travers la théorie de l’acte anormal de gestion : cette théorie est une construction jurisprudentielle qui peut cependant se rattacher à des dispositions législatives telles que les articles 38 et 39 du CGI et qui permet aux services fiscaux de réintégrer la charge considérée comme anormale dans le bénéfice imposable de l’entreprise.

4Rappelons par ailleurs que l’administration fiscale comme le juge de l’impôt ne peuvent s’immiscer dans la gestion des entreprises puisque seules celles-ci sont en principe juges de l’opportunité de leur gestion [2]. Elles restent ainsi maîtresses de leur gestion, et ne sont pas tenues de tirer des affaires qu’elles traitent le maximum de profit [3]. Il s’agit là d’éviter que l’administration et le juge ne s’érigent en censeurs des entreprises et ne portent des appréciations d’opportunité sur les décisions prises par ses dirigeants : c’est dire qu’ils ne peuvent qu’en apprécier la réalité ou le bien-fondé.

5Dans cette étude, nous nous intéresserons tout particulièrement à la relation entre actes de gestion excessifs et actes anormaux de gestion. Si, de prime abord, un acte de gestion excessif semble présumer l’existence d’un acte anormal de gestion, une analyse plus approfondie nous conduit à nuancer le lien entre acte de gestion excessif et acte anormal de gestion et à établir une distinction selon que l’excès dans les actes de gestion est de nature quantitative ou de nature qualitative.

6Par excès quantitatif, il convient d’entendre l’excès qui porte sur le montant même des dépenses supportées par une entreprise, c’est-à-dire lorsqu’il existe une absence de proportion entre le montant de la dépense et l’avantage qu’en retire l’entreprise [4]. De son côté, l’excès qualitatif peut se définir comme l’excès portant sur les risques pris par une entreprise dans le cadre de sa gestion, ce qui implique dès lors une appréciation sur la faisabilité et l’opportunité financière de l’acte de gestion.

7Si la relation entre excès quantitatif et acte anormal de gestion ne pose aucun problème particulier dans la mesure où la reconnaissance d’un tel excès entraînera de fait sa qualification en acte anormal de gestion (I), la relation entre excès qualitatif et acte anormal de gestion apparaît comme plus problématique dans la mesure où cette relation implique une immixtion importante des services fiscaux et du juge de l’impôt dans la gestion des entreprises (II).

1 – L’excès quantitatif des actes de gestion

8Notons que l’identification d’un tel excès entraînera ipso facto sa qualification en acte anormal de gestion. Toutefois, étant donné que la dépense en question est normale dans son principe et que l’anormalité ne porte que sur le montant de cette dépense, seule sera réintégrée la quote-part excessive de la charge dans le résultat de l’entreprise.

9Toutefois, si l’excès quantitatif est facile à comprendre, l’appréciation pratique d’un tel excès pose davantage de difficultés. C’est pourquoi il conviendra de rappeler les règles de la preuve s’agissant d’un tel excès (A) pour ensuite analyser l’appréciation concrète de l’existence ou non d’un acte de gestion (B).

A – La démonstration du caractère excessif de la dépense

10Étant donné que ce n’est pas la réalité et la régularité de l’enregistrement comptable d’une dépense qui sont contestées [5] mais son montant excessivement élevé, la preuve de cet excès incombera automatiquement à l’administration fiscale [6]. Pour cela, elle peut demander à l’entreprise des justificatifs autres qu’une simple facture, tels que des contrats, des rapports d’activité, une évaluation des coûts. Ces documents doivent permettre d’établir l’existence d’une contrepartie dont la valeur correspond à cette dépense.

11Dès lors que l’entreprise fournit à l’administration les documents demandés, l’administration ne peut remettre en cause une telle dépense si elle ne fait pas valoir elle-même des arguments, notamment en se référant à des termes de comparaison pertinents et tenant compte des circonstances particulières de l’espèce –faute de quoi l’administration n’aura pas apporté par la preuve du montant excessif de l’acte de gestion.

12Il convient de préciser qu’afin de distinguer une simple erreur de gestion de l’acte anormal de gestion, le juge exige l’intention consciente de l’entreprise de réaliser une dépense à un prix surévalué [7].

13Notons que le juge recherchera si l’acte de gestion est issu d’une véritable négociation, c’est-à-dire l’existence éventuelle de relations d’intérêt ou particulières entre l’émetteur et le bénéficiaire de l’acte de gestion. C’est ainsi que, par exemple, le juge de l’impôt s’intéressera à l’importance de la participation du dirigeant –ou des membres de sa famille– dans le capital de l’entreprise. Une absence ou une faible participation dans le capital laisse présumer que le montant de la dépense résulte du libre jeu de l’offre et de la demande puisque le dirigeant ne dispose pas d’une influence suffisante pour influer sur ce montant. A contrario, une participation importante dans le capital laisse présumer qu’il peut avoir une influence sur le montant de la dépense. Dès lors, le Conseil d’État appréciera plus sévèrement l’excessivité de la dépense dans cette seconde hypothèse que dans la première [8].

14Pour démonter l’existence d’une excessivité, l’administration fiscale peut comparer le montant de la dépense critiquée avec celle qui correspond aux usages de la profession.

15C’est ainsi que, pour identifier une rémunération excessive d’un dirigeant, le Conseil d’État a admis, dans un arrêt du 4 novembre 1988, que l’administration fiscale puisse comparer cette rémunération à la rémunération attribuée aux dirigeants d’entreprises de même taille, du même secteur et de même chiffre d’affaires tout en prenant en compte l’importance du dirigeant au sein de l’entreprise pour retenir un coefficient multiplicateur de 1,67 entre la rémunération versée et la rémunération issue des éléments de comparaison [9]. Toutefois, l’utilisation de la comparaison avec une autre entreprise ne pourra être effectuée si l’entreprise n’a pas la même activité [10].

16En outre, le Conseil d’État a confirmé que l’administration fiscale a apporté la preuve du caractère excessif concernant le versement d’honoraires « en se référant aux usages de la profession et en retenant un taux de rémunération de 6 % à partir d’une comparaison des honoraires pratiqués par des sociétés intervenant dans le domaine de l’administration, la gestion ou la commercialisation d’immeubles [11] ».

17Concernant la vente ou la location de biens immobiliers, l’administration fiscale peut prouver l’existence d’un excès quantitatif en se référant à des biens présentant des caractéristiques similaires. C’est ainsi que le Conseil d’État a admis, dans une affaire du 6 octobre 2010, que l’administration puisse comparer le montant de ces loyers avec ceux pratiqués dans des locaux de superficie équivalentes situés dans le même immeuble et que le versement de loyers correspondant au double des loyers pratiqués dans l’immeuble constitue un acte anormal de gestion [12].

18Par ailleurs, l’administration peut apporter la preuve du caractère excessif d’un bien en utilisant comme terme de comparaison la valeur vénale du bien en question. C’est ainsi que deux arrêts récents du 23 mars 2017, concernant le montant excessif de la valeur vénale du droit de présentation de la patientèle d’un cabinet dentaire, la Cour administrative d’appel de Nancy a considéré que l’administration a bien démontré l’excessivité en utilisant comme termes de comparaison la cession de huit cabinets situés dans le même département dont six avaient été cédés dans des conditions similaires [13].

19Toutefois, dès lors que la démonstration de l’administration fiscale n’est pas pertinente ou ne tient pas compte des circonstances particulières de l’espèce, celle-ci pourra être écartée.

B – La possibilité d’écarter la démonstration de l’administration

20Tout d’abord, il est possible de noter que la démonstration du caractère excessif d’une dépense par les services fiscaux pourra être écartée si les éléments de références ne sont pas pertinents.

21C’est ainsi, par exemple, que le Conseil d’État a considéré que l’administration fiscale n’apporte pas la preuve de l’excessivité d’une acquisition de vins par une société dès lors que les comparaisons effectuées n’ont pas respecté la spécialité des exercices, ne pondéraient pas les résultats en fonction de la quantité et ne tenaient pas compte de la spécificité des vins en fondant sa comparaison sur des vins aux caractéristiques différentes en matière de vinification et de conditionnement [14].

22Mais, en l’absence d’une démonstration pertinente de l’administration fiscale, cette démonstration peut être apportée par l’instruction, ce qui implique dès lors pour le contribuable la nécessité d’apporter des éléments précis concernant l’importance de la contrepartie reçue faute, de quoi il n’apportera pas la preuve du caractère non excessif de la dépense [15].

23Par ailleurs, le contribuable dispose de la possibilité d’écarter la critique de l’excessivité d’un de ses actes de gestion par l’administration en apportant la démonstration par des éléments pertinents de l’inexistence de l’anormalité invoquée par les services fiscaux.

24C’est ainsi que le Conseil d’État a admis qu’une société, pour justifier le montant d’une prestation, puisse s’appuyer sur le fait que ce montant se justifiait eu égard à l’importance des prestations fournies « qui consistaient en des missions d’assistance administrative, juridique, comptable et commerciale et occupant à plein temps, avec les missions comparables réalisées pour une autre société sœur, une vingtaine de personnes, alors qu’elle-même ne disposait pas des compétences nécessaires en interne [16] ».

25Dans un autre exemple, concernant une indemnité d’éviction de 4 200 000 francs, le requérant a pu justifier ce montant élevé dans la mesure où l’indemnité était compensée par le versement d’un loyer plus avantageux par le nouvel occupant [17].

26On constate donc que l’excès quantitatif, s’il présente les difficultés d’appréciation pratique qui viennent d’être décrites, n’en présente en revanche aucune quant à son rattachement à la théorie de l’acte anormal de gestion, cela contrairement à l’excès qualitatif.

2 – L’excès qualitatif des actes de gestion

27Notons d’emblée que, si la jurisprudence a dans un premier temps admis que l’excès qualitatif pouvait être qualifié d’acte anormal de gestion (A), tel n’est plus le cas depuis l’arrêt SA Monte Paschi Banque du 13 juillet 2006 [18] (B).

A – La reconnaissance de la théorie du risque excessif comme branche de l’acte anormal de gestion

28Les risques excessifs pris par l’entreprise correspondent à une forme d’appréciation de l’intérêt de l’exploitation et consistent à sanctionner les entreprises qui frisent de trop près la ligne de démarcation de la normalité fiscale.

29Comme indiqué en introduction, cette seconde catégorie d’excès dans les actes de gestion pose de véritables problèmes quant à leur qualification d’actes anormaux de gestion puisqu’elle implique une véritable immixtion de l’administration et du juge dans l’opportunité des choix de gestion des entreprises, d’où le fait que le rattachement de l’excès qualitatif –c’est-à-dire du risque excessif– à la théorie de l’acte anormal de gestion se soit effectué en douceur et avec parcimonie.

30Ainsi certains auteurs prônent-ils la reconnaissance de la théorie du risque comme branche de l’acte anormal de gestion, à l’instar de Maurice Cozian qui affirmait que l’administration fiscale n’a pas vocation à devenir « l’assureur tous risques des négligences et des insouciances des contribuables » et qu’elle « ne saurait admettre sans réagir que par une gestion fantaisiste les dirigeants laissent s’évanouir la matière imposable de l’entreprise [19] ».

31On peut déceler les prémices de la théorie du risque excessif dans quelques décisions isolées datant de la fin des années 1970 et du début des années 1980 [20]. Toutefois, cette théorie avait été utilisée davantage comme critère d’appréciation de l’existence d’une contrepartie que comme critère d’appréciation d’une prise de risque pour l’exploitation elle-même.

32C’est donc avec l’arrêt M. Loiseau du 17 octobre 1990 [21] qu’est née la théorie du risque manifestement excessif comme branche de la théorie de l’acte anormal de gestion. Mais, après cette jurisprudence Loiseau, dix-sept années se sont écoulées durant lesquelles le Conseil d’État n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur la question.

33C’est ainsi qu’à partir de 2007, le Conseil d’État est venu réaffirmer qu’une entreprise peut prendre un risque et en tirer toutes les conséquences fiscales, à condition toutefois que ce risque ne soit pas manifestement excessif [22]. Toutefois, il faudra attendre la décision Société d’acquisitions immobilières du 22 janvier 2010 pour voir une application positive de la théorie du risque manifestement excessif [23]. Ensuite, dans une décision Société Legeps du 27 avril 2011, le Conseil d’État a étendu la théorie du risque manifestement excessif aux placements financiers [24]. Enfin, dans une décision Société Fralsen Holding du 11 juin 2014 [25], le Conseil d’État a étendu sa théorie du risque aux relations entre sociétés mères et filiales bien que de telles relations soient privilégiées et puissent difficilement être qualifiées d’actes anormaux de gestion.

34On peut par ailleurs observer que, paradoxalement, l’extension de la théorie du risque manifestement excessif est allée de pair avec une série de recadrages. Du reste, pendant cette période, la théorie du risque manifestement excessif a fait l’objet de nombreuses interrogations [26] et critiques [27] sur le plan de la doctrine.

35Le Conseil d’État a semble-t-il saisi l’occasion de rectifier le tir avec sa décision SA Monte Paschi Banque du 13 juillet 2016.

B – L’abandon de la théorie du risque excessif comme branche de l’acte anormal de gestion

36Avec l’arrêt SA Monte Paschi Banque, le Conseil d’État abandonne en effet totalement la théorie du risque manifestement excessif, revenant ainsi à la conception originelle de l’acte anormal de gestion. C’est ainsi que le Conseil d’État affirme dans son considérant de principe que « c’est au regard du seul intérêt propre de l’entreprise que l’administration doit apprécier, pour déterminer le caractère déductible d’une charge, si des opérations correspondent à des actes relevant d’une gestion commerciale normale » et qu’ « il n’appartient pas à l’administration, dans ce cadre, de se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion opérés par l’entreprise et notamment pas sur l’ampleur des risques pris par elle pour améliorer ses résultats ». Ainsi, le juge rappelle le principe de non-immixtion qui s’impose aux vérificateurs et que l’anormalité d’un acte de gestion se caractérise uniquement en fonction de l’intérêt de l’entreprise.

37Cette jurisprudence opportune permet au juge de retirer, pour reprendre l’expression d’Olivier Fouquet, « ses pieds de la mélasse [28] » et s’appuie sur des arguments convaincants.

38Tout d’abord, il convient de rappeler, selon l’adage « qui ne tente rien n’a rien », que le risque fait partie de la vie économique. La prise de risque est inhérente à la volonté de réaliser des profits en économie de marché. Dès lors, sanctionner un tel risque à travers l’acte anormal de gestion, cela implique un choc violent avec le principe de non-immixtion. Le contrôle d’un tel risque ne porte pas sur la légalité de l’acte de gestion mais bien sur l’opportunité de celui-ci car il s’agit d’une remise en cause d’un excès d’optimisme ou d’une insuffisance de prudence quant à l’issue d’une opération risquée mais réalisée dans le but d’améliorer les résultats de l’entreprise. Ainsi, l’appréciation est portée sur l’intérêt d’une prise de risque pour l’exploitation.

39Le deuxième argument qui peut être évoqué se fonde sur l’asymétrie et l’absence d’équité résultant de la reconnaissance de la théorie du risque manifestement excessif. En effet, avec cette théorie, l’administration fiscale sort automatiquement victorieuse de cette prise de risque, quel qu’en soit le résultat : soit le risque excessif aura occasionné une perte et, dans ce cas, la perte ne sera pas déductible ; soit le risque excessif pris par l’entreprise se révélera être gagnant, ce qui permettra à l’administration fiscale d’imposer le bénéfice réalisé puisqu’il ne saurait être question pour elle d’assimiler ce profit à des gains de jeux de hasard non reproductibles, non professionnels et non rattachables à l’exploitation de l’entreprise. En outre, l’entreprise est soumise à une double peine : non seulement celle-ci n’a objectivement rien gagné mais elle doit encore payer un impôt, comme si son opération avait été couronnée de succès.

40On peut aussi mettre en avant l’argument selon lequel le risque excessif peut être sanctionné plus efficacement par d’autres outils que la fiscalité et que, dès lors, certains acteurs semblent mieux placés que l’administration fiscale ou le juge fiscal. La faute de gestion est un outil de cet ordre, et les autorités de régulation sont de fait des acteurs ayant « des pouvoirs de sanction qui sont plus à même de prémunir les épargnants, les investisseurs ou les consommateurs contre les risques pris par les entreprises [29] ».

41Enfin, un autre argument repose sur le fait que, bien que la jurisprudence du Conseil d’État ait indiqué que l’appréciation de la contrepartie doit s’effectuer à la date à laquelle cet acte est intervenu, l’appréciation d’un risque manifestement excessif et, donc, du caractère insuffisant de la contrepartie attendue compte tenu de son incertitude semble être très délicate car, étant donné que l’examen par l’administration et les services fiscaux intervient nécessairement ex post ceux-ci risquent fortement d’être influencés par des éléments postérieurs à la prise de décision. En outre, aussi démesuré que soit un risque au moment où il est pris, dès lors qu’il se révèle positif peut-on véritablement considérer que celui-ci n’ait pas servi l’intérêt de l’entreprise ? Par conséquent, on peut se demander s’il est véritablement possible d’apprécier un risque au moment où celui-ci est pris et non à l’aune de son résultat.

42Ajoutons toutefois que si cette décision a une portée conceptuelle considérable, elle n’aura dans les faits qu’une très faible incidence pratique car ne concernant qu’un nombre d’opérations très limité.

43En conclusion de cette étude, il est possible d’indiquer que nous sommes donc revenus, avec l’arrêt SA Monte Paschi Banque, à la relation originelle entre l’excès et le droit fiscal puisque seuls les excès de nature quantitative pourront désormais être sanctionnés par la théorie de l’acte anormal de gestion, ce qui met fin à une parenthèse où le juge de l’impôt et les services fiscaux sont allés bien au-delà de leur champ de compétence.


Mots-clés éditeurs : excès, juge administratif, prise de risque, liberté de gestion, administration, entreprise, acte de gestion

Date de mise en ligne : 14/04/2019

https://doi.org/10.3166/gfp.2017.00144

Notes

  • [*]
    Étude issue du 1er colloque des doctorants du Centre de Recherche Juridique Pothier de l’université d’Orléans, « Excès et droit public », organisé le 14 avril 2017.
  • [1]
    Article 1832 du Code civil.
  • [2]
    BOI-BIC-CHG-10-10-10, 12 septembre 2012, § 1 et 10.
  • [3]
    CE, 7 juillet 1958, Société Les entreprises de travaux publics André Boirie, n° 35 977 : « … le contribuable […] n’est jamais tenu de tirer des affaires qu’il traite le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de réaliser ».
  • [4]
    Il convient de rappeler que, depuis l’arrêt Société Philips France (CE, 11 févr. 2011, n° 316 500, Rec. T. p. 877 et 904), le Conseil d’État juge que le caractère excessif ne s’apprécie plus en fonction du bénéfice net mais en fonction des avantages escomptés.
  • [5]
    Cf. CE, 27 juillet 1984, SA Renfort Service, n° 34 588, Rec. p. 292, RJF, 1984, 10, comm. 1233, concl. P.-F. Racine. Pour plus de précisions sur ces éléments : voir C. de la Mardière, La Preuve en droit fiscal, Litec, coll. Fiscal, 2009, pp. 121-155.
  • [6]
    CE, Sect., 20 juin 2003, Société Établissements Lebreton - Comptoir général de peintures et annexes, n° 232 832, Rec. p. 273 ; RJF 10/2003, p. 754, concl. P. Collin - CE, 21 mai 2007, Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie c/ Société Sylvain Joyeux, n° 284 719, Rec. p. 212 ; Dr. fisc. 2007, n° 46, comm. 970, concl. E. Glaser, note C. de la Mardière.
  • [7]
    Voir pour un exemple très récent CAA de Nancy, 23 mars 2017, n° 16NC00846.
  • [8]
    Pour un exemple concernant la rémunération des dirigeants : voir CE, 26 juillet 1985, n° 42 920 et 44 741 ; Dr. fisc., 6/86, comm. n° 182, concl. Fouquet (pour la première hypothèse) – voir CE, 1er février 1984, n° 36 508 et n° 36 509 ; Dr. fisc. 44/84, comm. n° 1906, concl. Ph. Bissara (pour la seconde hypothèse).
  • [9]
    CE, 4 novembre 1988, n° 80 771 ; RJF 1/89, n° 19.
  • [10]
    CAA de Lyon, 10 novembre 1993, Chassagne, n° 92LY00091.
  • [11]
    CE, 19 novembre 2008, Société Auteuil investissement, n° 291 041 ; RJF, 2009, n° 2, 111, concl. F. Séners.
  • [12]
    CE, 6 octobre 2010, SA Eca 3, n° 308629 ; CE, 6 octobre 2010, M. Kalpokdjian, n° 299 986, Rec. T. p. 714 et 748, RJF 1/11 n° 19 et 77, concl. J. Boucher.
  • [13]
    CAA de Nancy, 23 mars 2017, n° 16NC00845 et n° 16NC00846.
  • [14]
    CE, 9 décembre 1992, SA Chéreau-Carré, n° 72 935 ; Dr. fisc. 1993, n° 14, comm. 706 ; RJF 2/1993, n° 15, comm. 771.
  • [15]
    Voir par exemple CAA de Nantes,1re ch., 11 mai 2012, n° 11NT01725.
  • [16]
    CE, 23 décembre 2010, n° 318 070 et n° 310 946, Ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique. c/ Société de produits pharmaceutiques et d’hygiène, RJF 4/11, n° 479.
  • [17]
    CE, 3 juillet 2009, Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie c/ Société Rébecca, n° 305 732, RJF 11/09, n° 910.
  • [18]
    CE, Sect., 13 juillet 2016, SA Monte Paschi Banque, n° 375 801, Rec. p. 376 ; Dr. fisc. 2016, n° 36, comm. 464, concl. E. Bokdam-Tognetti, note O. Fouquet ; RJF 11/16, p. 1245, chr. N. Labrune.
  • [19]
    M. Cozian, Les Grands Principes de la fiscalité des entreprises, Litec, 4e éd., 1999, p. 82 et suiv.
  • [20]
    CE, 14 février 1979, n° 10 812, X., Rec. T. p. 717 ; Dr. fisc. 1979, n° 21, comm. 1069 - CE, 6 juillet 1979, S.A. ˮX.ˮ, n° 9 258, Rec. T. p. 708 ; Dr. fisc. 1980, n° 48-49, comm. 2443, concl. J.-F. Verny - CE, 14 mai 1980, Société X., n° 09 259, Rec. T. p. 688 et 690 ; Dr. fisc. 1980, n° 30, comm. 1643 - CE, 28 sept. 1983, M. X., n° 34 626 ; Rec. T. p. 700 ; Dr. fisc. 1984, n° 4, comm. 75.
  • [21]
    CE, 17 oct. 1990, M. Loiseau, n° 83310, Rec. p. 282 ; Dr. fisc. 1991, n° 48, comm. 2281, concl. O. Fouquet ; RJF 11/1990, n° 1317, chr. J. Turot, p. 735.
  • [22]
    CE, 30 mai 2007, SA Peronnet (1re esp.), n° 285 575, Rec. T. p. 821 et SARL Peronnet et a. (2e esp.), n° 285 573 ; Dr. fisc. 2007, n° 46, comm. 958, concl. F. Séners, note A. Bonnet.
  • [23]
    CE, 22 janv. 2010, Société d’acquisitions immobilières, n° 313 868, Rec. T. p. 746 ; Dr. fisc. 2010, n° 11, comm. 230, concl. N. Escaut, note D. Bocquet et C. Cassan.
  • [24]
    CE, 27 avr. 2011, Société Legeps, n° 327 764, Rec. T. p. 903 et 904 ; Dr. fisc. 2011, n° 25, comm. 399, concl. L.Olléon, note O. Fouquet.
  • [25]
    CE, 11 juin 2014, Société Fralsen Holding, n° 363 168 ; Dr. fisc. 2014, n° 5, comm. 115, note P. Fumenier et C. Maignan.
  • [26]
    J. Burguburu, « Acte anormal de gestion : le juge prend-il trop de risques ? », RJF 4/08, p. 331 ; C. Raquin, « L’évaluation du risque pris par les entreprises conduit-elle l’administration à s’immiscer dans leur gestion ? », RJF 7/11, p. 699.
  • [27]
    Y. Rutschmann et J. Gayral, « Le risque manifestement excessif : immixtion rampante dans la gestion de l’entreprise ou simple garde-fou ? », Dr. fisc. 2012, n° 45, comm. 500 ; A. de Bissy et G. Dedeurwaeder, « Le critère du risque dans la jurisprudence fiscale », CDE 2012, dossier 14 ; O. Fouquet, « L’immixtion de l’administration fiscale dans la gestion des entreprises : halte au feu ! », Rev. Adm., 2014, p. 485 ; du même auteur, « Le libre choix des entreprises ne peut pas être critiqué », RTD com., 2015, p. 173.
  • [28]
    Olivier Fouquet avait évoqué, à propos de l’arrêt Société Fralsen Holding qu’il « appartient à ces jurisprudences par lesquelles le juge met les pieds dans la mélasse et peine ensuite à les en retirer » (O. Fouquet, L’immixtion de l’administration fiscale dans la gestion des entreprises : halte au feu !, Rev. Adm., 2014, p. 485).
  • [29]
    N. Labrune, chr. précitée, p. 1247.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions