Couverture de RFDC_048

Article de revue

Droit constitutionnel appliqué

Des avantages de la dualité de juridiction : Observations sur l'arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 4 septembre 2001, Amaury

Pages 793 à 799

Notes

  • [1]
    La Cour de cassation était saisie d’un autre pourvoi formé par M. Yves de Chaisemartin, directeur de publication du journal France-Soir. Sur ces deux affaires concernant des litiges identiques, des conclusions communes ont été prononcées par Mme Commaret, avocat général. Nous saisissons cette occasion pour remercier très vivement Mme Commaret de nous avoir communiqué ses très intéressantes et éclairantes conclusions.
  • [2]
    Notre attention a été attirée par un article du journal Le Monde des 9 et 10 septembre 2001 titré « La Cour de cassation juge caduque la loi sur les sondages électoraux », preuve que les questions juridiques les plus solennelles intéressent le « grand public ».
  • [3]
    Cette Revue, 2000, n° 42, p. 359 et les autres notes citées en référence.
  • [4]
    En annulant l’arrêt de la cour d’appel de Paris, la Cour de cassation considère que les faits poursuivis ne peuvent faire l’objet d’aucune incrimination et « dit n’y avoir lieu à renvoi », mettant ainsi un terme à la procédure visant M. Amaury.
  • [5]
    Pour un exemple dans un tout autre domaine, voir, en matière de responsabilité médicale, l’arrêt de Section du Conseil d’État du 5 janvier 2000 et l’arrêt de la 1re chambre civile de la Cour de cassation du 7 octobre 1998, Mme C. c/ Clinique du Parc et autres, AJDA, 2000, p. 137.
  • [6]
    Le Parisien en date du 26 mai 1997 avait publié un sondage et un article analysant ce dernier sous le titre « Législatives 1er tour – ce que les Français ont voulu dire ».
  • [7]
    Loi n° 77-808 relative à la publication et à la diffusion des sondages d’opinion, JO du 20 juillet 1977, p. 3837.
  • [8]
    Tribunal correctionnel de Paris, 17e chambre, 15 décembre 1998, Ministère public c/ Ph. A. Légipresse, n° 158, janvier-février 1999, III-15, note Emmanuel Derieux. C’est en réalité sept jugements qui ont été prononcés par le tribunal correctionnel de Paris, relatifs à divers organes de presse. Voir aussi, du même jour et même référence, Ministère public c/S. J. à propos de la publication et de la diffusion sur le site Internet du journal Libération d’une rubrique intitulée : « Secrets de campagne ». Dans cette espèce, le directeur de publication de Libération a été relaxé pour avoir seulement donné sur le site Internet du journal des informations permettant d’accéder à d’autres sites étrangers diffusant des sondages pendant la période d’interdiction. Sur le jugement relatif à M. Amaury, voir le commentaire d’Eric Desfougères, AJDA, 20 juin 1999, p. 521. Voir aussi Yann Gréban, Internet et la publication des sondages d’opinions en période électorale : vers un droit des hyperliens, Gazette du Palais, 20 avril 1999, p. 499. Pour un rappel exhaustif de cette jurisprudence, voir Rémy Fekete, Pour la liberté de publication des sondages, Les Petites Affiches, 2000, n° 247, p. 12.
  • [9]
    Celui-ci prévoit que seront punis des peines portées à l’article L. 90-1 du code électoral notamment ceux qui auront contrevenu aux dispositions de l’article 11. L’article 90-1 du code électoral dispose : « Toute infraction aux dispositions de l’article L. 52-1 sera punie d’une amende de 500 000 F ». L’article L. 52-1 interdit tout procédé de publicité commerciale par la voie de la presse ou par tout moyen de communication audiovisuelle pendant les trois mois précédant le jour du mois d’une élection. Au terme de ce jeu de piste législatif, on comprend la pugnacité des prévenus ! Quant à l’article 1 de la loi, il définit l’objet général de la loi qui s’applique à toute élection réglementée par le code électoral, ce qui vaut bien entendu pour les élections législatives.
  • [10]
    L’article 11 alinéa 2 prévoit qu’en cas d’élections législatives, sénatoriales, cantonales et municipales partielles, cette interdiction ne s’applique qu’aux sondages portant directement ou indirectement sur ces scrutins partiels. De même, l’alinéa 3 dispose que l’interdiction ne s’applique pas aux opérations qui conduisent aux estimations diffusées après la fermeture du dernier bureau de vote en métropole.
  • [11]
    Pour un rapide rappel des conditions dans lesquelles la loi du 19 juillet 1977 a été adoptée, voir Rémy Fekete, Pour la liberté de publication des sondages, op cit.
  • [12]
    Rémy Fekete, Pour la liberté de publication des sondages, précité.
  • [13]
    Bulletin des arrêts de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, 1996-1, n° 204, Albert Du Roy, Gaz. Palais, 1996,2, Chr. Crim., p. 148; D, 1996, Ir 183. Le prévenu avait été condamné en appel à 10 000 francs d’amende. La Cour de cassation statuait sur un pourvoi formé contre un arrêt de la 11e chambre de la Cour d’appel de Paris du 6 avril 1994, JCP, 1994, IV, 2446, qu’elle a ainsi confirmé.
  • [14]
    Dans l’espèce commentée, l’avocat général souligne que l’énoncé des buts légitimes du paragraphe 2 « ne saurait être considéré comme définitivement garantis ».
  • [15]
    La Cour de cassation ne cite pas la sécurité nationale, l’intégrité territoriale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, estimant que ces autres objectifs énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 n’avaient que peu de rapports avec la loi sur les sondages.
  • [16]
    Les autres infractions énumérées à l’article 12 de la loi restent, jusqu’à preuve du contraire, compatibles avec la Convention européenne.
  • [17]
    Voir le commentaire précité d’Eric Desfougères pour un rappel des pratiques d’un certain nombre de quotidiens lors de la campagne des élections législatives de 1997, certains journaux ayant décidé de transgresser délibérément l’interdiction posée par la loi parce qu’ils jugeaient celle-ci anachronique (AJDA, 1999, p. 523).
  • [18]
    Cour suprême du Canada, 29 mai 1998, Thomson Newspapers Company c/ Canada : Légipresse, n° 158, janvier-février 1999, III-17.
  • [19]
    Ibidem.
  • [20]
    Pour une analyse de ces influences, voir B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, LGDJ, coll Manuel, à paraître 2001.
English version

1La richesse et la diversité de notre système juridique et juridictionnel à deux visages, malgré les inconvénients apparents de l’éclatement, ont le mérite de faire avancer le droit dans son ensemble, qu’il soit « public » ou « privé » [2]. Ainsi peut-on apprécier le récent arrêt de la Cour de cassation du 4 septembre 2001. Il est en effet impossible de ne pas comparer cette décision avec celle du Conseil d’État du 2 juin 1999, Meyet, dont le commentaire a été proposé dans cette Revue[3]. Le Conseil d’État avait eu à connaître d’un recours, pour le rejeter, contre plusieurs décisions du Conseil supérieur de l’audiovisuel ainsi que de la Commission des sondages, tandis que la Cour de cassation était saisie au pénal d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris ayant infirmé un jugement du tribunal correctionnel de Paris qui avait relaxé le prévenu [4]. Mais si l’objet des deux litiges ne peut être que différent, la question posée est essentiellement identique et concerne le champ d’application d’un même texte, ainsi que sa compatibilité avec les engagements internationaux de la France. Cette situation est de nature à conduire à des risques de divergence d’appréciation entre les deux ordres juridictionnels et à une « course poursuite » entre les deux juridictions, l’une devançant l’autre et l’obligeant à la rattraper, sous peine de créer des situations inextricables pour les justiciables [5]. Sauf à concevoir une solution qui passerait par une juridiction suprême unique, apte à trancher les conflits de constitutionnalité et de conventionnalité des lois, ce risque ne peut disparaître.

2En attendant, la Cour de cassation a opéré un important revirement de jurisprudence, mais en se prononçant avec une remarquable économie de moyens, ce qui place le juge judiciaire en contradiction avec le juge administratif.

I – L’INUTILE RESTRICTION À LA LIBERTÉ DE RECEVOIR ET DE COMMUNIQUER DES INFORMATIONS

3M. Amaury, directeur de publication des journaux Le Parisien et France-Soir s’est pourvu en cassation contre un arrêt de la 11e chambre de la cour d’appel de Paris en date du 29 juin 2000. Les faits remontent aux élections législatives des 25 mai et 1er juin 1997 car plusieurs journaux, dont Le Parisien et France-Soir avaient publié, pendant la période d’interdiction des sondages, les résultats d’enquêtes en rapport avec le scrutin et avaient indiqué aux lecteurs le moyen de les consulter sur Internet [6]. A la demande de la Commission des sondages, le Ministère public avait cité à comparaître M. Amaury ainsi qu’un journaliste de ce quotidien devant le tribunal correctionnel de Paris. Celui-ci avait relaxé les prévenus des fins de la poursuite pour infraction aux articles 1,11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 [7], pour incompatibilité des articles 11 et 12 avec les articles 10 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme [8]. C’est l’article 11 de la loi qui prohibe, sous peine de sanctions pénales rappelées à l’article 12 [9], « la publication, la diffusion et le commentaire de tout sondage » par quelque moyen que ce soit, mais uniquement pendant la semaine qui précède chaque tour de scrutin ainsi que pendant le déroulement de celui-ci. Encore faut-il, selon l’article 1er de la loi, que le sondage soit en relation directe ou indirecte avec le scrutin concerné [10]. La justification de cette prohibition était bien de laisser les électeurs, pendant une durée non excessive, face à leur choix et en toute liberté, sans être influencés par des pronostics ou des pressions indirectes [11].

4La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 29 juin 2000, sur appel du ministère public, a au contraire estimé que les textes fondant la poursuite étaient compatibles avec cette Convention, « aux motifs que les sondages réalisés dans la perspective d’un scrutin, s’ils participent à l’information des citoyens, peuvent également avoir une influence sur leur choix », et « que si le choix des électeurs doit être éclairé, il doit pouvoir s’exprimer librement, c’est-à-dire dans des conditions de nature à préserver la réflexion personnelle, notamment dans les jours qui précèdent la consultation ». C’est au nom de la protection des droits d’autrui au sens de l’article 10 paragraphe 2 de la Convention que la Cour d’appel de Paris a infirmé le jugement de première instance. Ce deuxième paragraphe de l’article 10 permet en effet aux autorités nationales, c’est-à-dire à la loi, de prévoir des conditions, restrictions ou sanctions en vue de protéger un ensemble d’objectifs énumérés par ce paragraphe 2, parmi lesquels figurent les droits d’autrui. Comme l’écrit un des commentateurs de cette jurisprudence, la Cour d’appel a ainsi « comblé la brèche ouverte par la 17e chambre du Tribunal de grande instance » [12] et avait rappelé à l’application de la loi telle qu’elle était alors interprétée.

5La Cour d’appel de Paris ne faisait en l’espèce qu’appliquer une jurisprudence antérieure de la Cour de cassation en date du 14 mais 1996 à propos de la publication dans L’Événement du jeudi d’un sondage dans la semaine précédant le référendum du 20 septembre 1992 sur la ratification du traité sur l’Union [13]. La Cour de cassation avait estimé en 1996 que l’objet de l’article 11 de la loi du 19 juillet 1977 était de protéger « la liberté des élections et la sincérité du scrutin » qui correspondent aux droits d’autrui dans une société démocratique au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention européenne » et qui sont « par ailleurs garanties par l’article 3 du premier protocole additionnel à la Convention ». Elle en avait déduit que cet article n’était pas incompatible avec la Convention.

6Il faut néanmoins noter que les objectifs de la sincérité du scrutin et de la liberté des élections ne font pas expressément partie de ceux visés au paragraphe 2 de l’article 10, même si on peut penser que tel est l’objet réel de l’article 11 de la loi du 19 juillet 1977. Il n’est cependant pas certain que la liste de ces objectifs puisse ainsi être modifiée ou étendue au gré des besoins [14].

7Cette même jurisprudence avait estimé que la mesure d’interdiction respectait le libre arbitre des citoyens mais aussi qu’elle était proportionnée, sa durée étant limitée à une semaine. C’est donc entre cet arrêt du 14 mai 1996 et celui du 4 septembre 2001 commenté que le revirement s’est opéré.

8La décision de la Cour de cassation est d’une grande brièveté et ne se fonde que sur l’examen de la compatibilité de la loi avec le seul article 10 de la Convention qui intéresse la liberté d’expression. L’article 11 de la loi du 19 juillet 1977 n’interdit pas en effet de faire de sondages, mais seulement de les publier, de les diffuser et de les commenter. Ni la liberté du commerce ni une éventuelle liberté d’entreprendre ne sont en cause et la pratique des sondages secrets, connus des seuls initiés dans la dernière semaine précédant le scrutin, était courante. Encore fallait-il faire partie du cercle étroit de ceux qui avaient accès à l’information. La question posée était celle de la diffusion des sondages au grand public, ce qui intéresse la liberté d’expression. Après avoir posé le principe de la liberté d’expression contenu au paragraphe 1er de l’article 10, qui comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations, la Cour de cassation rappelle que des conditions ou des restrictions peuvent être prévues par les lois nationales, au nom d’une série d’objectifs qui doivent être ceux d’une société démocratique. Parmi eux, figurent, selon la Cour de cassation dans son arrêt du 4 septembre 2001, « notamment la protection de la réputation ou des droits d’autrui, la divulgation d’informations confidentielles ou l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » [15]. À propos de la protection des droits d’autrui, Mme l’avocat général avait pourtant estimé qu’il était difficile de faire appel à la notion de « protection des droits d’autrui » tant celle-ci semblait liée à celle de protection contre des hypothèses de diffamation. On ne peut qu’approuver ce point de vue.

9En précisant ensuite que la loi instaure une restriction à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations qui n’est pas nécessaire à la protection des « intérêts légitimes énumérés par l’article 10, § 2 de la Convention », dont on peut supposer que ce sont ceux qui sont précédemment cités, la Cour de cassation enlève tout fondement à la condamnation pénale, et opère un revirement non seulement par rapport à sa jurisprudence antérieure, et à celle des juridictions du fond, mais aussi, si l’on peut dire, à celle du Conseil d’État fixée dans l’arrêt Meyet précité du 2 juin 1999.

10Si les deux ordres de juridiction se trouvent désormais en décalage quant à la question de la compatibilité de l’article 11 de la loi du 19 juillet 1977 avec l’article 10 de la Convention européenne, toutes les questions relatives à l’application de cette loi ne sont pas résolues par l’arrêt du 4 septembre 2001.

II – LA NÉCESSAIRE ADAPTATION DE LA LOI… ET DU JUGE ADMINISTRATIF ?

11En statuant de cette manière, la Cour de cassation a répondu avec le minimum d’arguments aux questions posées par l’application de la loi du 19 juillet 1977. Si elle satisfait les prévenus et si elle prive d’effets, notamment répressifs, l’article 11 de cette loi [16], la décision de la Cour ne pose pas la question, évoquée devant le Conseil d’État, de l’inadaptation de la législation française à la situation contemporaine dans laquelle sont reçus les sondages d’opinion. L’argument selon lequel l’interdiction a désormais un caractère obsolète et contraire aux objectifs initiaux de la loi pourrait en effet être résumé ainsi : compte tenu des moyens modernes d’accès à l’information, interdire la publication des sondages dans la presse revient à pénaliser ceux qui ne lisent que la presse nationale écrite et contribue à créer une inégalité sociale intolérable. C’est ainsi que les heureux lecteurs de journaux étrangers, soit parce qu’ils habitent des régions frontalières soit parce qu’ils ont la chance de pouvoir acheter (et comprendre) ces journaux, ou les habitués du réseau Internet seraient dans une position favorisée par rapport aux lecteurs que l’on ose qualifier d’ordinaires [17].

12Cette opinion est exprimée dans le jugement du tribunal correctionnel de Paris du 15 décembre 1998 précité : « dès lors que les sondages publiés à l’étranger en toute légalité, sont connus, grâce aux moyens actuels de communication et notamment grâce à Internet, par des milliers d’électeurs français, l’interdiction de diffusion de ces informations par les médias nationaux pendant la semaine précédant le scrutin ne constitue plus une mesure nécessaire dans une société démocratique pour assurer la liberté des élections et la sincérité du scrutin, mais aurait au contraire pour effet de créer une discrimination entre les citoyens, au regard du droit à l’information ».

13Le tribunal correctionnel de Paris s’était alors fondé, en ce qui concerne l’atteinte à l’égalité entre les citoyens, sur l’article 14 de la Convention européenne, qui interdit toute discrimination « dans la jouissance des droits et libertés reconnus » dans la Convention pour estimer que l’interdiction posée par la loi était incompatible avec « la liberté de donner et de recevoir des informations sans considération de frontière, ni avec le principe d’égalité des citoyens devant la loi ». L’égalité théorique, si elle avait pu être protégée de manière efficace et adaptée dans et par la loi de 1977, devenait, du fait de cette loi, une source de discrimination car la loi n’était plus adaptée aux données concrètes de son application. À la différence du Conseil d’État, qui s’était interrogé sur les conditions d’un éventuel changement de circonstances de droit et de fait, la Cour de cassation ne se prononce pas sur ce point.

14Dans son pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel, M. Amaury n’avait pas manqué de souligner que l’interdiction de publication des sondages n’était pas de nature à protéger le libre choix des électeurs, qu’elle était discriminatoire « dans la mesure où les modes modernes de diffusion des nouvelles (Internet, Minitel) permettent à des organes de presse situés hors du territoire national, de diffuser des résultats de sondages effectués dans la semaine précédant le scrutin, alors que les organes nationaux se le voient interdire ».

15L’argument tiré d’Internet avait été réfuté par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris faisant l’objet du pourvoi car le développement d’Internet « milite en faveur d’une harmonisation de la législation sur les sondages au plan européen, mais n’est pas de nature à caractériser une discrimination au sens de l’article 14 CEDH ». L’apparition des nouvelles technologies doit, selon la Cour, « favoriser la réflexion sur les effets discutables des techniques modernes de communication et sur les remèdes à apporter dans un cadre nécessairement international », ce qu’un juge chargé d’appliquer la loi nationale ne peut évidemment pas faire.

16Si la Cour de cassation ne se prononce pas sur l’inadéquation technique de la loi aux nouvelles conditions de la circulation de l’information, et si elle n’évoque ni l’article 14 de la Convention dans ses visas pas plus que dans ses attendus, ni la question d’une éventuelle discrimination entre les électeurs selon leur degré de connaissance des sondages interdits, Madame l’avocat général n’avait pas manqué de s’interroger sur le souci de transparence qui serait de nature aux « inégalités discriminatoires ». Le Conseil d’État a cependant, dans l’arrêt du 2 juin 1999, rejeté l’idée selon laquelle l’article 11 de la loi du 19juillet 1977 pourrait être constitutive d’une norme de nature discriminatoire « eu égard à son caractère général et impersonnel ».

17La doctrine, reprise partiellement par l’avocat général, avait cité des exemples de jurisprudence étrangère pour montrer que la législation française était devenue inadaptée et qu’elle créait, en réalité, en voulant protéger ceux qui n’avaient pas accès à une information privilégiée, la pire des discriminations, celle fondée sur l’accès à la connaissance et aux moyens matériels. Est souvent évoquée dans ce sens une décision de la Cour suprême du Canada du 29 mai 1998 à propos d’une disposition de la loi électorale canadienne interdisant la publication de sondages sur les intentions de vote durant les trois derniers des campagnes électorales, dans laquelle celle-ci relève que « les effets préjudiciables de l’interdiction l’emportent sur ses avantages douteux » [18]. Cette même décision énonce que « l’on doit présumer que l’électeur canadien est un être rationnel, capable de tirer les leçons de son expérience et de juger de façon indépendante de la valeur de certaines sources d’information électorale… Le gouvernement ne peut pas faire de l’électeur le moins informé et le plus naïf la norme au regard de laquelle la constitutionnalité est appréciée ». Elle conclut alors à l’atteinte portée « d’une part aux droits des électeurs qui veulent avoir accès à l’information la plus à-propos disponible en matière de sondage et d’autre part, aux droits des médias et des sondeurs qui désirent fournir cette information » [19]. On retrouve en quelque sorte le double souci de la prohibition de la discrimination et de la protection de la liberté d’expression. La Cour de cassation, dans son arrêt du 4 septembre 2001, ne s’est intéressée qu’au second aspect.

18Il est extrêmement significatif de l’état de notre droit, notamment en matière de droits fondamentaux, que les conclusions de l’avocat général se fondent de manière importante sur une analyse du droit comparé et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, pour considérer que la jurisprudence française doit évoluer [20]. La soumission du droit français à des influences multiples est devenue une réalité, même si, dans le cas de l’analyse des exemples étrangers qui ne sont pas européens, ils n’ont d’autre valeur que démonstrative.

19Il reste une dernière question, que la Cour de cassation n’avait bien sûr pas à trancher, mais que la pratique des sondages précédant les dernières élections municipales de mars 2001 a encore assez cruellement soulignée. Si les sondages se trompent et si les informations livrées aux électeurs sont erronées, l’atteinte à la liberté de choix des électeurs est-elle plus grande que dans l’hypothèse où les résultats des sondages sont exacts ? Les effets des sondages sur le choix réel des électeurs n’ont jamais été démontrés et la loi de 1977 partait du postulat selon lequel ceux-ci étaient obligatoirement influencés par les enquêtes. C’est aussi sans doute cette idée qui est remise en cause par la Cour de cassation, implicitement dans l’arrêt, de façon plus expresse dans les conclusions de l’avocat général.

20Il y a alors d’autres voies que la seule pénalisation, comme le suggère Mme l’avocat général qui propose que soient renforcés les pouvoirs de la Commission des sondages en matière de mises au point et soient conservés les pouvoirs du juge électoral dans l’hypothèse où un scrutin verrait un score trop étroit séparer deux candidats à la suite d’un sondage erroné diffusé la veille. On peut aussi penser que les conséquences seraient les mêmes dans le cas où le sondage ne serait pas erroné, quelques électeurs, qui n’auraient pas voulu faire mentir les sondages, ayant voté dans le sens indiqué par les sondeurs.

21Nul doute que M. Amaury aura rendu un grand service à la presse et aux organismes de sondages. Nul doute aussi que le législateur français va devoir s’adapter. Faut-il enfin suggérer à M. Meyet de saisir la première occasion pour faire un nouveau recours devant le Conseil d’État, afin de parfaire l’État de droit et de faire jouer la concurrence entre les deux ordres de juridiction ?


Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/rfdc.048.0793

Notes

  • [1]
    La Cour de cassation était saisie d’un autre pourvoi formé par M. Yves de Chaisemartin, directeur de publication du journal France-Soir. Sur ces deux affaires concernant des litiges identiques, des conclusions communes ont été prononcées par Mme Commaret, avocat général. Nous saisissons cette occasion pour remercier très vivement Mme Commaret de nous avoir communiqué ses très intéressantes et éclairantes conclusions.
  • [2]
    Notre attention a été attirée par un article du journal Le Monde des 9 et 10 septembre 2001 titré « La Cour de cassation juge caduque la loi sur les sondages électoraux », preuve que les questions juridiques les plus solennelles intéressent le « grand public ».
  • [3]
    Cette Revue, 2000, n° 42, p. 359 et les autres notes citées en référence.
  • [4]
    En annulant l’arrêt de la cour d’appel de Paris, la Cour de cassation considère que les faits poursuivis ne peuvent faire l’objet d’aucune incrimination et « dit n’y avoir lieu à renvoi », mettant ainsi un terme à la procédure visant M. Amaury.
  • [5]
    Pour un exemple dans un tout autre domaine, voir, en matière de responsabilité médicale, l’arrêt de Section du Conseil d’État du 5 janvier 2000 et l’arrêt de la 1re chambre civile de la Cour de cassation du 7 octobre 1998, Mme C. c/ Clinique du Parc et autres, AJDA, 2000, p. 137.
  • [6]
    Le Parisien en date du 26 mai 1997 avait publié un sondage et un article analysant ce dernier sous le titre « Législatives 1er tour – ce que les Français ont voulu dire ».
  • [7]
    Loi n° 77-808 relative à la publication et à la diffusion des sondages d’opinion, JO du 20 juillet 1977, p. 3837.
  • [8]
    Tribunal correctionnel de Paris, 17e chambre, 15 décembre 1998, Ministère public c/ Ph. A. Légipresse, n° 158, janvier-février 1999, III-15, note Emmanuel Derieux. C’est en réalité sept jugements qui ont été prononcés par le tribunal correctionnel de Paris, relatifs à divers organes de presse. Voir aussi, du même jour et même référence, Ministère public c/S. J. à propos de la publication et de la diffusion sur le site Internet du journal Libération d’une rubrique intitulée : « Secrets de campagne ». Dans cette espèce, le directeur de publication de Libération a été relaxé pour avoir seulement donné sur le site Internet du journal des informations permettant d’accéder à d’autres sites étrangers diffusant des sondages pendant la période d’interdiction. Sur le jugement relatif à M. Amaury, voir le commentaire d’Eric Desfougères, AJDA, 20 juin 1999, p. 521. Voir aussi Yann Gréban, Internet et la publication des sondages d’opinions en période électorale : vers un droit des hyperliens, Gazette du Palais, 20 avril 1999, p. 499. Pour un rappel exhaustif de cette jurisprudence, voir Rémy Fekete, Pour la liberté de publication des sondages, Les Petites Affiches, 2000, n° 247, p. 12.
  • [9]
    Celui-ci prévoit que seront punis des peines portées à l’article L. 90-1 du code électoral notamment ceux qui auront contrevenu aux dispositions de l’article 11. L’article 90-1 du code électoral dispose : « Toute infraction aux dispositions de l’article L. 52-1 sera punie d’une amende de 500 000 F ». L’article L. 52-1 interdit tout procédé de publicité commerciale par la voie de la presse ou par tout moyen de communication audiovisuelle pendant les trois mois précédant le jour du mois d’une élection. Au terme de ce jeu de piste législatif, on comprend la pugnacité des prévenus ! Quant à l’article 1 de la loi, il définit l’objet général de la loi qui s’applique à toute élection réglementée par le code électoral, ce qui vaut bien entendu pour les élections législatives.
  • [10]
    L’article 11 alinéa 2 prévoit qu’en cas d’élections législatives, sénatoriales, cantonales et municipales partielles, cette interdiction ne s’applique qu’aux sondages portant directement ou indirectement sur ces scrutins partiels. De même, l’alinéa 3 dispose que l’interdiction ne s’applique pas aux opérations qui conduisent aux estimations diffusées après la fermeture du dernier bureau de vote en métropole.
  • [11]
    Pour un rapide rappel des conditions dans lesquelles la loi du 19 juillet 1977 a été adoptée, voir Rémy Fekete, Pour la liberté de publication des sondages, op cit.
  • [12]
    Rémy Fekete, Pour la liberté de publication des sondages, précité.
  • [13]
    Bulletin des arrêts de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, 1996-1, n° 204, Albert Du Roy, Gaz. Palais, 1996,2, Chr. Crim., p. 148; D, 1996, Ir 183. Le prévenu avait été condamné en appel à 10 000 francs d’amende. La Cour de cassation statuait sur un pourvoi formé contre un arrêt de la 11e chambre de la Cour d’appel de Paris du 6 avril 1994, JCP, 1994, IV, 2446, qu’elle a ainsi confirmé.
  • [14]
    Dans l’espèce commentée, l’avocat général souligne que l’énoncé des buts légitimes du paragraphe 2 « ne saurait être considéré comme définitivement garantis ».
  • [15]
    La Cour de cassation ne cite pas la sécurité nationale, l’intégrité territoriale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, estimant que ces autres objectifs énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 n’avaient que peu de rapports avec la loi sur les sondages.
  • [16]
    Les autres infractions énumérées à l’article 12 de la loi restent, jusqu’à preuve du contraire, compatibles avec la Convention européenne.
  • [17]
    Voir le commentaire précité d’Eric Desfougères pour un rappel des pratiques d’un certain nombre de quotidiens lors de la campagne des élections législatives de 1997, certains journaux ayant décidé de transgresser délibérément l’interdiction posée par la loi parce qu’ils jugeaient celle-ci anachronique (AJDA, 1999, p. 523).
  • [18]
    Cour suprême du Canada, 29 mai 1998, Thomson Newspapers Company c/ Canada : Légipresse, n° 158, janvier-février 1999, III-17.
  • [19]
    Ibidem.
  • [20]
    Pour une analyse de ces influences, voir B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, LGDJ, coll Manuel, à paraître 2001.

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