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Chaire de la fondation AgroParisTech (Fondation reconnue d’utilité publique). Partenaires académiques : AgroParisTech, université Paris-Dauphine, université de Reims - Champagne-Ardenne, Institut Louis Bachelier/ Partenaires mécènes : ministère de la Transition écologique, Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables, Cœur d’Essonne Agglomération, CDC Recherche, CDC Biodiversité, LVMH, Groupe Rocher, Vertigo Lab, La Dame à la Licorne ; https://www.chaire-comptabilite-ecologique.fr/
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Les axes du projet CARE sont détaillés ici : https://miro.com/app/board/o9J_kgq07jI=/?invite_link_id=30278204530 (cf. également https://www.cerces.org/care)
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Pour plus d’informations : https://www.cerces.org/methodologie-care
1 Les débats sur la nécessité et les modalités de mise en œuvre d’une transition écologique s’accélèrent. Ils concernent tous les acteurs, publics comme privés, de l’échelle nationale à l’échelle des territoires et des organisations. Partout, il devient de plus en plus difficile de faire fi de la nécessaire prise en compte de la biosphère dans notre système économique et politique. En effet, face aux pressions qu’ils subissent du fait des activités humaines, les écosystèmes naturels (masses d’eau, forêts, zones humides, sols, atmosphère, etc.) atteignent aujourd’hui leurs limites dans leur capacité à se reconstituer à un rythme suffisant, et donc à être le support d’une biodiversité riche et à fournir une quantité importante de services à la société : renouvellement de la qualité des sols agricoles, épuration de l’eau, rafraichissement de l’air, protection contre le risque inondation, stockage de carbone, contribution au bien-être psychologique et à la santé humaine de manière générale, etc. (Chaplin-Kramer et al., 2019 ; IPBES, 2021). Nous nous sommes tellement habitués aux bénéfices que nous tirons du bon fonctionnement de la nature, que nous oublions d’en prendre soin. Or, au-delà de certains seuils de dégradation, les systèmes naturels ne sont plus en capacité de maintenir les fonctionnalités écologique élémentaires nécessaires au renouvellement des ressources dont dépend la population humaine depuis plus d’une centaine de milliers d’années (Barnosky et al., 2012 ; Steffen et al., 2015). Ces changements systémiques deviennent, sans qu’on y prête attention, de plus en plus irréversibles et le « vaisseau spatial terre » dont nous sommes aujourd’hui, à l’ère de l’anthropocène, devenu malgré nous les pilotes, file dans une direction inconnue et dangereuse.
2 Face à ces défis, préserver et régénérer les écosystèmes naturels, tout en limitant le réchauffement climatique, est devenu à la fois un impératif à prendre en compte par l’action publique, et une responsabilité que les entreprises – au centre de notre système économique – doivent assumer pleinement en vue de rendre des comptes à la société. Directement située au cœur de nos modes d’organisations publics comme privés, la comptabilité apparaît alors comme l’un des outils les plus pertinents et stratégiques pour piloter, opérationnaliser et normaliser la transition écologique à différents niveaux. Au-delà de sa nature calculatoire, et dans son sens le plus large, la « comptabilité » peut être en effet comprise comme étant « la préparation et le cadrage d’informations (qualitatives et quantitatives) pour aider des processus spécifiques d’organisation et de prise de décision » (Jollands, 2017 in Fegeret al., 2019, p. 973). Depuis les années 1990, les chercheurs en comptabilité sociale et environnementale ont révélé et critiqué le manque de prise en compte des questions d’environnement et de durabilité dans les systèmes comptables existants (Gray, 1992, 2019 ; Richard, 2012 ; Russell, Milne et Dey, 2017). Au-delà de la dénonciation des limites des systèmes comptables existants, il s’agit maintenant d’aller plus loin et de proposer des méthodes et des outils concrets pour la décision et l’action collective pour la préservation de l’environnement qui s’appuient sur des visions normatives explicites et assumées, et qui ouvrent à de nouveaux publics que ceux traditionnellement concernés par les enjeux de comptabilité (Feger, Gaudin et Sulistyawan, 2021 ; Rambaud et Feger, 2020a ; 2020b). L’article aborde donc la question suivante : quels sont les types de concepts et de méthodes de comptabilité écologique, scientifiquement éprouvées, qui peuvent contribuer à la réorganisation de notre système économique et à l’action publique et privée en vue d’atteindre les objectifs de conservation/restauration de la biosphère ?
3 Feger et Mermet (2021) proposent une typologie des principaux domaines d’innovation en matière de comptabilité pour les écosystèmes aux niveaux national, des entreprises/ organisations privées et de la gestion des écosystèmes. Les auteurs soulignent la nécessité de progresser dans l’interconnexion des méthodes de comptabilité à ces trois niveaux pour soutenir différents ensembles d’acteurs et de forces motrices du changement. À chacun de ces niveaux d’innovation comptable environnementale (national, organisationnel et écosystémique), il existe des controverses actives sur la base conceptuelle des méthodes et des cadres proposés. Ces dernières sont relatives à plusieurs aspects : les définitions et la manière de mesurer la nature et ses valeurs ; l’adoption d’une approche de durabilité faible ou forte (voir ci-dessous) ; le choix du périmètre comptable pertinent ; la nécessité d’intégrer de nouvelles mesures dans les systèmes de comptabilité existants vs le besoin de développer de nouveaux outils et systèmes de comptabilité ad hoc, etc. La reconnaissance de ces controverses est cruciale dans le domaine de la comptabilité écologique, car le choix de rendre compte de la nature d’une manière ou d’une autre peut en fin de compte avoir des conséquences importantes (attendues ou non) sur la façon dont les décisions sont prises, les actions sont menées et justifiées, et les performances environnementales sont atteintes (ou non). Lorsque l’on promeut et développe une méthode de comptabilité écologique plutôt qu’une autre, il faut donc être aussi clair et explicite que possible sur ses fondements conceptuels et normatifs. Ainsi, les méthodes comptables et les visions du monde sur lesquelles elles reposent peuvent rester ouvertes au débat, à la critique et à l’amélioration.
4 En gardant ces éléments à l’esprit, nous suggérons qu’il est maintenant possible de développer et de connecter des innovations en matière de comptabilité écologique aux niveaux national, des entreprises et des écosystèmes, et qui reposent sur des fondements conceptuels partagés et qui ont un profond potentiel de transformation de notre économie en un système qui maintient et restaure efficacement la biosphère. La première partie de ce chapitre reviendra sur notre choix d’adopter une approche basée explicitement sur la « durabilité forte ». Sur ces fondements, nous présenterons ensuite trois méthodes complémentaires de comptabilité écologique, chacune de ces méthodes prenant racine dans un contexte décisionnel spécifique : au niveau national (l’approche des coûts écologiques non payés) ; au niveau des organisations et des entreprises (le modèle CARE) et au niveau de la gestion collective des écosystèmes et des problèmes d’environnement (l’approche de la « comptabilité de gestion écosystème-centrée »). Nous conclurons en soulignant la nécessité de continuer à progresser vers l’interconnexion de ces méthodes.
Trois méthodes complémentaires de comptabilité écologique au niveau des états, des entreprises et de la gestion des écosystèmes
Pour des comptabilités écologiques en « durabilité forte »
5 Nos modèles économiques actuels se fondent sur un contrat social et un modèle de croissance qui reposent sur un compromis productiviste et une relation instrumentale à la nature, conduisant à un non-respect d’objectifs de conservation des écosystèmes définis scientifiquement et collectivement dans le cadre de textes légaux (par exemple, loi sur l’eau, sur les espèces protégées, et engagements sur les émissions de gaz à effet de serre). Ce non-respect se traduit finalement par une accumulation de dettes écologiques vis-à-vis de l’environnement. C’est selon nous cette dette que les systèmes comptables doivent dès maintenant intégrer (ce qui va bien au-delà de la seule prise en compte des risques pour nos sociétés liés à la dégradation de l’environnement).
6 Cette approche, que nous défendons ici, par la dette écologique au regard d’objectifs de préservation fondés scientifiquement et juridiquement, renvoie à un positionnement en « durabilité forte ». La durabilité forte se définit simplement comme le contraire de la durabilité faible. La durabilité faible est mesurée à l’aune du maintien du stock total de capital dont bénéficie une société. Que ce dernier soit composé d’infrastructure productive, d’emplois ou de ressources naturelles importe peu. L’objectif est de maintenir un niveau de capital constant ou en augmentation pour les générations présentes et futures. Ce concept est donc fondé sur un objectif de bien-être intergénérationnel (Hartwick, 1977 ; Solow, 1974, 1993). Il est tout à fait admis qu’une augmentation du capital physique peut compenser une perte de capital naturel, l’important étant que la quantité totale de capital ne diminue pas. Cette définition de la durabilité correspond à celle adoptée par le rapport Brundtland qui est la source officielle retenue par la plupart des organisations internationales (Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987).
7 L’objectif de la durabilité forte est de dépasser cette définition du développement durable en considérant qu’il est nécessaire d’adhérer à la contrainte du maintien de la nature (du « capital naturel »), que ce soit pour des raisons éthiques ou techniques. Il y a dans cette conception de la durabilité forte un refus conscient du principe de substitution du capital physique au capital naturel, au point que la durabilité forte est définie comme le paradigme de la non-substituabilité (Neumayer, 2003).
8 Estimer cette dette écologique n’est pas techniquement compliqué : il s’agit du coût des actions à réaliser, par des pays et des organisations, pour atteindre des objectifs écologiques – et non de l’évaluation monétaire des bénéfices fournis par des entités naturelles, qui perpétuent un rapport instrumental à la nature (Levrel et al., 2012). Pour mettre en œuvre cela, il faut dès lors une véritable révolution comptable pour rendre compte d’un nouveau « contrat naturel » (Serres, 2020), et pour devenir comptables de nos actions vis-à-vis de la nature. Et cela, de manière conjointe et articulée, à trois échelles d’organisations collectives : celles des nations, des entreprises et des écosystèmes.
9 Nous allons maintenant procéder à la présentation de trois méthodes de comptabilité écologique à l’échelle nationale, des entreprises et de la gestion des écosystèmes. Ces trois méthodes sont portées par une communauté (scientifiques, universitaires, professionnels, ONG, etc.) fédérée par la chaire de recherche partenariale « Comptabilité écologique » [1]. Elles sont actuellement expérimentées dans des contextes décisionnels concrets à travers de multiples programmes de recherche-action. Ces trois méthodes ont en commun une approche en durabilité forte et d’évaluation des coûts nécessaires à l’atteinte d’objectifs environnementaux, ce qui les rend cohérentes les unes avec les autres et ouvre la voie à leur future interconnexion.
L’approche des coûts écologiques non payés : transformer la comptabilité nationale pour mieux orienter les investissements publics dans la restauration de la nature
10 La notion de coûts écologiques non payés a été développée par André Vanoli, comptable national et administrateur de l’INSEE, pendant les années 1990 et au début des années 2000 (Vanoli, 2017). Elle s’inscrit dans le système de comptabilité économique et environnementale de l’ONU [2]. Dans cette perspective, un secteur institutionnel spécifique appelé « Nature » est considéré comme une entité distincte des secteurs institutionnels conventionnels que sont les « Sociétés financières », les « Sociétés non financières », les « Administrations », les « Ménages » et les « Associations à but non lucratif » utilisés dans le système de comptabilité nationale (SCN) et qui permet de décrire le fonctionnement de notre économie.
11 Le principe élémentaire de cette nouvelle approche comptable est de pouvoir faire apparaître une « dette écologique » contractée par les secteurs institutionnels « historiques » vis-à-vis de la nature qui jusqu’à présent n’a compté pour rien dans les comptes nationaux, sauf lorsqu’elle représentait un actif pour une entreprise, un ménage ou une association. Les coûts écologiques non payés correspondent à la différence observée entre les dépenses qui sont consenties par les secteurs conventionnels en matière de restauration écologique ou d’évitement de dégradation de l’environnement (comme recensées aujourd’hui dans les comptes de l’économie et de l’environnement), et celles qui seraient nécessaires pour réduire à néant les impacts que notre société inflige à la nature.
12 Cette différence entre ce qui est payé et ce qui devrait être payé pour contrebalancer les « emprunts » qui sont faits à la nature, correspond à un passif pour ces secteurs institutionnels, c’est-à-dire un montant qui devrait être payé dans le futur au profit de la nature. Évidemment, la nature n’ayant que faire d’une rémunération financière, cette dette écologique implique une double écriture : en équivalent biophysique et en équivalent monétaire. En équivalent biophysique, car toute utilisation d’une entité naturelle conduisant à une dégradation de son état nécessite de réaliser des investissements visant à réparer cette dégradation. Par exemple, si une entreprise utilise la fertilité d’un sol (un agriculteur) ou sa capacité épuratoire (une entreprise de traitement des eaux) pour la production d’un bien (des aliments ou de l’eau potable), et que cette utilisation génère une baisse de capacités pour les autres usagers humains ou non humains, alors il est nécessaire que ces acteurs économiques contribuent à renouveler la fertilité des sols et les capacités épuratoires en procédant à des actions d’entretien et de restauration des milieux naturels qui sont à la base de ces processus (micro-organismes du sol notamment). C’est l’équivalence entre ce que la nature a perdu du fait de l’usage de certaines de ses composantes (en termes biophysiques) et ce que les acteurs économiques auront investi en réparation de ces pertes (écrit à l’actif de ce secteur en termes monétaires), qui vont permettre de solder la dette (monétaire pour l’entreprise, biophysique pour la nature). La dette écologique, dans cette perspective, correspond à l’ensemble des coûts d’entretien et de restauration qui ne sont pas consentis par les secteurs économiques que sont les ménages, les sociétés, les administrations et les associations. Et elle peut s’accumuler chaque année.
13 La production d’un tel indicateur de dette écologique nécessite de répondre à trois questions essentielles. Premièrement, quelles sont les composantes des écosystèmes pour lesquelles des objectifs de conservation ou de restauration ont été établis sur des bases scientifiques et traduits dans des textes ayant une portée politique concrète ? Ceci est, en première approximation, possible à partir des lois de protection des espèces (Natura 2000, loi sur les espèces menacées) et des écosystèmes (loi sur l’eau, code forestier). Il existe ainsi de nombreux référentiels légaux, opposables devant des cours de justice, en matière d’objectifs environnementaux, même si tous ne sont pas à la hauteur des enjeux écologiques contemporains. Deuxièmement, comment est-il possible d’estimer les coûts d’évitement et de restauration correspondant aux différences entre l’état observé des écosystèmes et l’état de référence à atteindre ? Une telle estimation nécessite de réaliser des exercices de « budgétisation » relativement simples visant à établir quelles sont les dépenses additionnelles à consentir à l’échelle d’un secteur institutionnel dans son ensemble (ménage, entreprise, administration) pour atteindre les objectifs écologiques en question. Ce type d’information a déjà été produit dans différents cadres (Natura 2000, loi sur l’eau par exemple) mais il n’a jamais été envisagé de considérer qu’il pourrait s’agir là d’une dette écologique pour notre système économique.
14 C’est pourtant bien de cela dont il est question : établir une dette qu’il est nécessaire de solder. Une des questions centrales est de savoir si cette dernière doit être socialisée (et donc reportée sur l’administration qui elle-même la fera supporter aux entreprises et/ ou aux ménages via l’impôt) ou au contraire être ventilée selon la responsabilité de ces secteurs institutionnels dans les dégradations environnementales.
Le modèle CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) : intégrer les « capitaux naturels » au cœur de la comptabilité financière des entreprises
15 Le modèle CARE (Rambaud et Chenet, 2021 ; Rambaud et Feger, 2020) est établi au niveau de la comptabilité des organisations (par exemple, le bilan, le compte de résultat, la comptabilité de gestion, les tableaux de bord et les systèmes de contrôle, etc.) Il est développé, théorisé (Rambaud et Richard, 2015) et testé depuis 2013. Il fait l’objet de plusieurs recommandations en France et à l’international (Bhattacharya et al., 2021 ; Notat et Senard, 2018) et est expérimenté dans le contexte de grandes entreprises, de petites et moyennes entreprises et d’organisations publiques. La communauté autour de CARE est fédérée sur le plan de recherche par la chaire « Comptabilité écologique » et sur le plan professionnel, ONG, etc., par le CERCES (Cercle des comptables environnementaux et sociaux), dont le site contient les informations sur CARE [3].
16 CARE repose sur un programme de recherche et constitue un projet global d’analyse et de restructuration des organisations sur des bases écologiques [4]. Dans ce cadre, la théorie sur laquelle se base ce projet est issue de plusieurs analyses scientifiques (de la comptabilité financière ; des modèles économiques comptables ; des modèles comptables combinant les aspects financiers et non financiers sur la base des sciences écologiques et des modèles bioéconomiques), dont découlent trois observations :
- La notion de « capital » est, historiquement et dans la comptabilité d’entreprise « classique » (comptabilité en coût historique), une dette et non un ensemble d’actifs. Ceci est en opposition avec la vision du capital en économie et dans la comptabilité dite en « juste » valeur (Nobes, 2015 ; Richard et Rambaud, 2022). La comptabilité financière classique est donc conceptuellement fondée sur le suivi des avances financières apportées à l’organisation (par les actionnaires/propriétaires, les banques, les fournisseurs, etc.), à travers leurs emplois et consommations dans le cycle d’exploitation de l’organisation. Elle se base et sur la garantie que ces avances seront remboursées à long terme : celles-ci constituent le capital financier de l’organisation, qui représente donc l’ensemble des dettes de l’organisation.
- La comptabilité en (juste) « valeur » favorise les actionnaires/propriétaires au détriment des autres parties prenantes (Rashad Abdel-Khalik, 2011 ; Richard, 2015).
- Les modèles de comptabilité d’entreprise basés sur une approche néoclassique, c’est-à-dire sur la « valeur » créée par la nature et les humains (y compris les services écosystémiques, les avantages rendus par la nature et les humains, l’internalisation des externalités, la durabilité en tant que création de valeur, le capital immatériel, etc.), sont incompatibles avec les questions de conservation écologique fondées sur la science et acceptées collectivement, et donc avec une approche de soutenabilité forte (Clark, 2010 ; Pearce, 1976 ; Rambaud et Chenet, 2021).
18 Suite à ces constatations, CARE est avant tout un cadre comptable conceptuel, rejetant les approches en (juste) « valeur » (ou de la valeur de marché) et explorant scientifiquement la convergence entre la comptabilité « classique » (en coût historique) et les questions de conservation écologique : CARE n’est donc pas un simple système de mesure ou un outil de gestion, mais un système comptable complet, assurant un (re)cadrage global de l’activité des organisations. C’est une architecture adaptée à une reconceptualisation des organisations sur la base d’une pensée écologique et intégrée. CARE étend la définition du capital financier comme avance/dette aux questions non financières. Au sens de CARE, un « capital » est une « entité » (matérielle ou immatérielle, humaine ou naturelle) – comme une forêt, une rivière, la biodiversité, un être humain, etc. – employée et consommée (par l’organisation) dans son modèle économique, dont l’existence est indépendante de l’activité de l’organisation (y compris son utilité/productivité), et reconnue comme devant être préservée. Un capital est donc une « entité capitale (c’est-à-dire “primordiale”) », une source de préoccupations. CARE repose alors sur une extension systématique du suivi des emplois et des consommations, dans l’activité de l’organisation, de ces capitaux ainsi que sur la garantie de leur « remboursement » (préservation) sur le long terme, impliquant la mise en place de systèmes de comptabilité biophysique adaptés, de tableaux de bord de gestion, etc.
19 CARE s’inscrit dans une logique de durabilité écologique forte : chaque entité « capitale » naturelle (par exemple, une rivière impactée par l’entreprise, un sol utilisé par l’entreprise, etc.) ou humaine doit être préservée dans son intégrité, une par une. CARE conduit à la restructuration du modèle d’entreprise : pour exploiter les entités capitales et ainsi créer de la valeur, CARE conduit à s’interroger dès le départ sur la manière de préserver les capitaux utilisés pour cette création de valeur (ainsi, à côté de la « fonction d’exploitation » de l’entreprise, une « fonction de préservation » est mise en avant).
20 Sur le plan opérationnel, CARE est aussi une méthodologie pratique, logiquement déduite de ce cadre conceptuel, divisée en 8 phases [5]. Cette méthodologie évolue dans le temps pour être affinée tout en restant structurée, alignée et dirigée par le cadre conceptuel (la méthodologie intègre de nouveaux éléments concrets sur la base des déductions faites du cadre conceptuel : en cela, la méthodologie est apte à intégrer tout nouveau type de problématique, sans remettre en question sa structure). Sur le plan méthodologique, CARE restructure les tableaux de bord, les indicateurs, le modèle d’entreprise, la compréhension de la création de valeur, le chiffre d’affaires et la chaîne de valeur, le bilan/le compte de résultat et l’évaluation de la performance organisationnelle. Elle le fait en articulant des comptes biophysiques et des comptes monétaires, finalement intégrés dans le bilan et le compte de résultat de l’organisation. Par ailleurs, les capitaux naturels utilisés par l’entreprise au cours de son cycle de production/exploitation sont structurés via la définition de bons états écologiques sur une base scientifique et collectivement acceptée, tandis que les capitaux humains sont définis par le biais de notions telles que l’intégrité physique et psychique, le travail décent, etc. Le modèle CARE intègre ensuite les coûts de conservation (prévention ou restauration) de ces capitaux naturels et humains au fil du temps dans le bilan et le compte de résultat de l’entreprise.
La comptabilité de gestion écosystème-centrée : organiser la gouvernance collective des problèmes écologiques
21 L’évaluation et le suivi comptable de la qualité écologique des « capitaux naturels » sont toujours à penser dans leur singularité : la préservation d’une espèce animale dans une zone donnée, l’amélioration de la qualité écologique d’une rivière donnée, un sol dans un territoire donné, etc. En effet, chaque entité écologique à préserver dépend des contingences locales et de l’ensemble des interactions que plusieurs organisations publiques ou privées ont avec ces entités naturelles et de la manière dont elles les impactent (positivement ou négativement). Ainsi, les niveaux d’impact écologique dus aux emplois des capitaux naturels par une organisation donnée (entreprise, association, collectivité, etc.), ainsi que les performances écologiques attribuables aux actions de prévention et de restauration qu’elle met en place pour rembourser sa dette écologique, ne peuvent être évalués que relativement aux prises de responsabilité et aux actions des autres acteurs, interdépendants du même écosystème, et qui en déterminent conjointement la destinée.
22 Par conséquent, toute organisation doit s’impliquer dans un travail de dialogue et de négociation avec ces autres acteurs à l’échelle de la gestion collective des écosystèmes, là où se jouent et où se gèrent les performances en matière de bons résultats écologiques, et ce dans des contextes d’activités humaines, de décision collective et de rapports de force très divers (Mermet et al., 2005). Ce dialogue doit porter sur la définition de ces entités naturelles ; sur les niveaux et les seuils de bon état écologique qui doivent être maintenus ou atteints collectivement ; sur l’efficacité des actions individuelles et des transformations des modèles d’activités qui doivent être mises en œuvre par les différentes organisations qui affectent positivement ou négativement la qualité écologique ; ou encore sur les contreparties qui peuvent être attribuées pour accompagner ces transitions et les budgets nécessaires pour réaliser l’ensemble de ces actions.
23 Le projet de recherche sur les « comptabilités de gestion écosystème-centrées » vise à répondre à ce défi. Il repose sur l’idée que des systèmes de comptes spécifiquement adaptés à la mise en place et au fonctionnement d’une gouvernance collective des écosystèmes doivent être développés, pour pouvoir servir de base « comptable » partagée pour la définition, le suivi et l’évaluation des engagements de chacun pour leur préservation (Feger et Mermet, 2017). Or ni les comptabilités limitées aux périmètres des entreprises, ni les comptabilités publiques et nationales n’ont été conçues pour remplir cette fonction précise de progression vers des formes diverses de gestion « en commun » des écosystèmes (Feger et Mermet, 2021). À l’inverse des approches visant à mesurer la valeur économique de la biodiversité au regard des services qu’elle rend à la société et aux entreprises, cette approche a pour enjeu principal de fonder théoriquement, de concevoir et d’expérimenter de nouvelles comptabilités pour aider les acteurs publics et privés à s’organiser entre eux et à se répartir les coûts et les efforts à l’échelle des problèmes d’environnement (la préservation des équilibres d’une lagune, la restauration d’un massif forestier, la protection de l’habitat d’une espèce, etc.) pour atteindre des résultats écologiques et redéfinir ce faisant les valeurs collectivement visées dans la société.
24 Un modèle comptable écosystème-centré, le « modèle des comptes de contributions écologique » a été proposé par Feger (2016) et Feger et Mermet (2018), dont les principales caractéristiques sont résumées ici. Premièrement, il s’agit d’établir un compte structuré des résultats et des performances écologiques obtenus au niveau de l’écosystème en jeu (en termes biophysiques et écologiques). Ce compte, qui peut être rendu public, vise à servir de référentiel commun aux organisations concernées et impliquées dans sa gestion collective. Le contenu précis de ce compte de suivi des résultats écologiques est défini à la fois par les réglementations et les normes environnementales lorsqu’elles existent, et par les acteurs eux-mêmes lorsqu’un accord est trouvé sur des objectifs écologiques vers lesquels progresser. La mesure et le suivi des résultats s’appuie sur des indicateurs issus de l’écologie scientifique et des systèmes d’information écologiques déjà en place ou à développer. À ce titre, les recherches en comptabilité écosystème-centrée sont porteuses d’un agenda de travail interdisciplinaire entre chercheurs et praticiens en comptabilité et en sciences de la conservation (Feger et al., 2019).
25 Il est deuxièmement nécessaire d’établir une comptabilité de suivi des différentes pressions qui dégradent l’écosystème. Des comptes structurés doivent être établis pour évaluer comment et dans quelle mesure les activités des différentes organisations qui interagissent avec l’écosystème ont un effet négatif sur sa qualité écologique (par exemple, le fonctionnement d’une zone humide donnée, l’habitat d’une espèce donnée, etc.). Ces comptes de pressions doivent permettre d’objectiver et de hiérarchiser les responsabilités respectives et relatives des différentes organisations dans la dégradation de cet écosystème.
26 Troisièmement, des comptes « de contributions » doivent également être établis pour suivre et évaluer comment et dans quelle mesure les engagements et les actions mises en œuvre par différentes organisations contribuent à l’amélioration de la qualité de l’écosystème, et quels en sont les coûts. Différents types de contributions écologiques sont prises en compte : des actions ayant un effet positif direct sur le milieu naturel (la restauration d’une berge de rivière ; la diminution d’une pression de pollution, etc.) ; des actions contribuant à la gouvernance même du collectif qui se constitue autour de l’écosystème (coordination, sensibilisation, production et communication de données, etc.) ; et des contributions de moyens (financiers, fonciers, etc.). Ces comptes de contributions sont nécessaires pour évaluer l’efficacité des actions au regard de la réalisation des objectifs écologiques convenus, assurer une certaine reconnaissance des coûts et des efforts consentis, et négocier d’éventuelles contreparties.
27 L’approche des « comptabilités de gestion écosystème-centrées » prend acte de la grande hétérogénéité des contextes de gestion des écosystèmes sur les territoires. Elle ne promeut donc ni un outil clé en main ni des métriques toutes faites. Définir le contenu précis des comptes et comment ils peuvent être utilisés nécessite une analyse approfondie sur le plan des sciences de l’environnement bien sûr, mais également sur le plan des réalités des dynamiques sociales et institutionnelles en jeu dans la gestion de chaque écosystème. En cherchant ainsi à prendre sens et à devenir un support de dialogue, de négociation et d’organisation de l’action dans une diversité de contextes collectifs, la comptabilité, loin d’être une simple technique, retrouve pleinement sa fonction heuristique, politique et instituante. Le système de comptes proposé garde cependant la même architecture générale, ce qui permet le partage d’une grammaire commune au niveau des écosystèmes et une comparabilité entre les situations et les contextes. Ces comptes peuvent également constituer une base pour une structuration et une pré-normalisation des comptes écologiques à l’échelle de la gestion collective des écosystèmes sur les territoires, tout en tenant compte de cette diversité des situations (un parallèle peut-être osé avec la normalisation progressive des plans de comptes d’entreprise : voir Richard, 1995).
28 Le développement concret de la méthode s’appuie sur des expérimentations en recherche-action avec des collectivités et des gestionnaires d’espace naturelle, des ONG et acteurs stratégiques de l’environnement (Barennes et al., 2021 ; Bastin-Héline et al.,2021), ou des entreprises du secteur de l’environnement (Feger, 2016 ; Dupuis, 2020 ; Feger et Mermet, 2022). Les travaux en comptabilité écosystème-centrée apparaissent comme complémentaires aux expérimentations actuelles sur les « budgets vert » des acteurs publics (consistant à identifier et à « marquer » dans les budgets publics les dépenses a priorifavorables au climat ou à la biodiversité), en permettant de fournir une base comptable ancrée dans les contextes réels de gestion multi-acteurs des écosystèmes, là où peuvent être évalués de manière tangible les résultats écologiques obtenus au regard des investissements et des actions qui, pris ensemble, y ont contribué.
Vers une approche comptable écologique multi-niveaux
29 Pour réduire l’impact des activités humaines et de l’économie sur les milieux naturels, il nous faut pouvoir investir dans des actions concrètes qui préservent ou restaurent effectivement la biodiversité et l’intégrité des milieux naturels. En d’autres termes, au-delà de la sensibilisation, le défi est de pouvoir réorienter et suivre la manière dont les dépenses publiques ou privées se traduisent effectivement par des résultats écologiques tangibles et mesurables dans une grande variété de contextes socio-écosystémiques.
30 Nous avons fait valoir dans ce papier que cela nécessite le développement de méthodes et d’outils de comptabilité écologique à trois niveaux complémentaires : États ; entreprises/ organisations privées ; initiatives collectives de gestion des écosystèmes. Nous avons mis en avant trois méthodes qui font actuellement l’objet de recherches à la fois conceptuelles et de terrain, et qui ont en commun un fondement conceptuel partagé, à savoir (1) l’adoption d’une approche de durabilité forte où les entités écologiques/le capital naturel ont une valeur intrinsèque et doivent être préservés à des niveaux définis par les meilleures connaissances scientifiques disponibles et sur la base de cadres et d’objectifs juridiques environnementaux négociés et acceptés collectivement ; (2) une focalisation sur les coûts de restauration et de conservation nécessaires pour atteindre ces objectifs écologiques plutôt que sur l’évaluation économique des services écosystémiques.
31 Pour conclure, nous indiquons pourquoi nous pensons qu’il est maintenant essentiel de progresser dans l’interconnexion des coûts écologiques non payés, du modèle CARE et des approches de comptabilité de gestion écosystème-centrées proposées ici (figure 1). Ce travail d’imbrication est au cœur du programme de recherche actuellement entrepris par la chaire partenariale Comptabilité écologique.
Enjeux et perspectives de recherche pour l’articulation des niveaux de comptabilité nationale, d’entreprise et d’écosystème
Description
Enjeux et perspectives de recherche pour l’articulation des niveaux de comptabilité nationale, d’entreprise et d’écosystème
32 Comptabilisation des résultats écologiques obtenus grâce aux investissements publics dans de multiples initiatives de conservation de la nature (figure 1, lien 1) – Les coûts écologiques non payés sont basés sur des normes de durabilité forte qui sont mentionnées dans les textes juridiques (provenant des préférences des citoyens et non des consommateurs). Ils reflètent donc en quelque sorte notre volonté collective de payer pour restaurer le bon état écologique des eaux, des sols et de la biodiversité. Les politiques publiques doivent définir comment ventiler ces paiements potentiels entre les secteurs institutionnels que sont les ménages, les entreprises et les administrations (qui représentent une dette écologique puisqu’ils ne sont pas basés sur des dépenses réellement observées).
33 Si ces paiements étaient consentis, une partie pourrait ensuite être allouée à différents secteurs économiques pour soutenir leurs efforts de transition écologique, de transformation de leurs modèles d’affaires et de réduction de leurs impacts (sur ce point voir ci-dessous la description du lien 3). Une autre partie de ces paiements pourrait être allouée aux acteurs locaux qui sont responsables et ont la capacité réelle d’agir stratégiquement à l’échelle de l’écosystème afin de mettre en œuvre des stratégies de conservation/restauration. Par exemple, des investissements peuvent être réalisés dans des « solutions fondées sur la nature » (ONERC, 2019), qui doivent ensuite être répartis entre différentes activités de gestion concrètes pour la protection/restauration des zones naturelles ciblées, conduites par une diversité de parties prenantes qui ont nécessité de se coordonner (syndicats de rivière, parcs naturels, associations, coopératives agricoles, etc.). La comptabilité nationale des coûts écologiques non payés doit donc être reliée à des approches de comptabilité de gestion écosystème-centrées à l’échelle des systèmes de gouvernance collective sur les territoires, où les résultats biophysiques quantitatifs concernant l’amélioration de l’état d’un écosystème peuvent être évalués ainsi que les multiples contributions apportées par les différentes parties prenantes et les coûts de ces contributions. Cette articulation rendrait finalement possible le suivi et l’évaluation des résultats écologiques obtenus (par exemple, dans quelle mesure la biodiversité de l’habitat et les services de filtration de l’eau de telle zone humide ont-ils augmenté au cours de l’année écoulée ?) pour un montant donné de fonds publics investis dans la maintenance/préservation de l’écosystème.
34 Reconnaître et gérer la dimension collective de la plupart des capitaux naturels utilisés par les entreprises (figure 1, lien 2) – Le modèle CARE est établi principalement au niveau des organisations et propose des transformations profondes des systèmes de comptabilité financière des entreprises pour y intégrer les coûts de conservation des capitaux naturels. Comme nous l’avons vu, dans CARE, un travail de définition et de description des capitaux naturels avec lesquelles l’entreprise interagit doit être réalisé au niveau de l’entreprise. Cependant, cela ne peut suffire, car dans la plupart des cas, la qualité écologique des capitaux naturels (la biodiversité dans une zone donnée, la qualité de l’eau d’une rivière donnée, etc.) sur lesquels l’entreprise a un impact dépend également des impacts que d’autres organisations publiques ou privées ont sur ces mêmes entités naturelles. En d’autres termes, les impacts d’une entreprise sur une entité naturelle donnée et les actions de conservation/restauration qu’elle met en place à l’aide du modèle CARE ne sont qu’une partie de la problématique plus large de la protection de l’écosystème, qui est également conditionnée par les décisions et les actions des autres acteurs dans le périmètre de cet écosystème. Ainsi, la dette écologique due aux opérations de l’entreprise ainsi que les performances écologiques des actions de conservation/restauration que l’entreprise met en place pour rembourser cette dette ne peuvent pas être mesurées indépendamment de l’évaluation des interactions des autres acteurs avec l’écosystème concerné. L’entreprise doit ainsi également s’impliquer dans un travail de dialogue et de négociation collective, à l’échelle de la gestion de l’écosystème, sur la définition même de cette entité naturelle, sur les objectifs et les seuils de qualité écologique à maintenir ou à atteindre collectivement et sur les actions individuelles pertinentes à mettre en œuvre par les entreprises et les autres acteurs. Le modèle CARE nécessite donc d’être intimement lié à la méthode de comptabilité de gestion écosystème-centrée, au niveau de la gestion collective de chaque écosystème impacté.
35 Renforcer la responsabilité en matière de biodiversité et soutenir la transition écologique des secteurs économiques productifs (figure 1, lien 3) - La mise en œuvre du modèle CARE au niveau de l’entreprise permet de mesurer et de rendre compte de la façon dont une entreprise donnée conserve ou restaure effectivement les capitaux naturels qu’elle utilise dans le processus de création de sa propre valeur économique, et des coûts qui sont nécessaires pour cela. Ce cadre comptable peut ensuite être utile à la puissance publique (et plus largement à la société civile) dans ses efforts pour évaluer si les entreprises respectent ou non leurs engagements en matière de biodiversité et dans la mise en place progressive de cadres de reporting public sur cette question. S’il est appliqué à grande échelle (en association avec la comptabilité de gestion centrée sur les écosystèmes), il peut permettre également de calculer les impacts cumulés des entreprises d’un même secteur économique sur la biodiversité et l’intégrité des écosystèmes. Plus profondément, CARE fournit une définition intégrée des résultats financiers de l’entreprise et donc du profit financier également, dont le calcul ne peut être effectué qu’une fois que les dépenses pour la conservation des capitaux naturels sont effectivement prises en considération. Les valeurs ajoutées corrigées (c’est-à-dire après le paiement des coûts de conservation du capital naturel) pourraient alors être calculées au niveau de secteurs économiques entiers (secteur agricole, secteur de la pêche, secteur des cosmétiques, etc.). Ces informations peuvent ensuite être utiles aux institutions publiques pour identifier les secteurs qui ont besoin du soutien de l’État dans leur transition vers des activités (fortement) durables. Elles sont également essentielles pour définir les niveaux d’incitation (investissements publics, subventions, etc.) ou de dissuasion (taxes, etc.) qui peuvent alors être appliqués aux différents secteurs en fonction de leur niveau d’intégration de leur dette écologique. Les montants des budgets publics nécessaires pour investir dans la transformation écologique de divers secteurs industriels peuvent en particulier être évalués sur la base de l’approche des coûts écologiques non payés.
36 En guise de rapide conclusion nous souhaitons insister sur le fait que le développement d’une comptabilité en durabilité forte, donnant toute sa place à la conservation et à la restauration d’entités naturelles, est aujourd’hui à portée de main. Nous affirmons par ailleurs que la mise en place de ces innovations comptables est possible au niveau de l’entreprise tout autant qu’à l’échelle nationale mais aussi, et cela est nouveau, à l’échelle de la gestion des écosystèmes à proprement parler. Il nous semble enfin que l’articulation entre ces différents niveaux comptable, en se nourrissant mutuellement, est une des clés de la mise en œuvre de changements transformateurs en faveur de la préservation des milieux naturels au sein de nos systèmes économiques. Ce sont ces nouvelles formes de comptabilité en durabilité forte qui permettront, dans les années à venir, d’accompagner et d’évaluer la performance des nouvelles politiques publiques visant à une meilleure protection et restauration du monde vivant. Ce faisant il s’agit de renouveler le sens et la portée de la comptabilité publique, et d’inventer sur cette base de nouvelles formes de discussions démocratiques adaptées aux spécificités des enjeux écologiques et de leurs modalités de représentation dans l’espace public (Brown, 2009 ; Brown et Dillard, 2015).
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Mots-clés éditeurs : dette, transition écologique, écosystèmes, Comptabilité écologique, capital naturel
Date de mise en ligne : 23/01/2023
https://doi.org/10.3917/rfap.183.0174Notes
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Chaire de la fondation AgroParisTech (Fondation reconnue d’utilité publique). Partenaires académiques : AgroParisTech, université Paris-Dauphine, université de Reims - Champagne-Ardenne, Institut Louis Bachelier/ Partenaires mécènes : ministère de la Transition écologique, Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables, Cœur d’Essonne Agglomération, CDC Recherche, CDC Biodiversité, LVMH, Groupe Rocher, Vertigo Lab, La Dame à la Licorne ; https://www.chaire-comptabilite-ecologique.fr/
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[4]
Les axes du projet CARE sont détaillés ici : https://miro.com/app/board/o9J_kgq07jI=/?invite_link_id=30278204530 (cf. également https://www.cerces.org/care)
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Pour plus d’informations : https://www.cerces.org/methodologie-care