Couverture de RFAP_155

Article de revue

Heurs et malheurs du contrôle de gestion en politique  – Pour un « nouveau management politique »

Pages 745 à 761

Notes

  • [*]
    Brunetière.jr@gmail.com
  • [2]
    Le contrôle de gestion est la fonction visant la maîtrise de la conduite d'une organisation en définissant les objectifs en rapport avec les moyens, en comparant les performances et les objectifs, notamment à l’aide d’indicateurs, et en corrigeant les objectifs et les trajectoires visées.
  • [3]
    RFAP, 2010, n° 135.
  • [4]
    Voir annexe 1. Document disponible sous : http://www.performance‑publique.budget.gouv.fr/farandole/2013/pap/html/DBGPGMOBJINDPGM105.htm.
  • [5]
    Selon le PAP, est attendu un usage plus étendu du français dans les instances européennes de « la nouvelle obligation d’apprentissage d’une 3ème langue de l’UE pour la promotion interne » : l’objectif ne mobilise donc aucun agent du programme.
  • [6]
    Le choix des affaires étrangères pour illustrer notre propos est arbitraire : il tient à l’ordre alphabétique et au fait qu’il s’agit d’une mission vraiment spécifique à l’État. Les autres programmes tombent sous le coup des mêmes critiques et seul le volume limité de cet article empêche de les développer. Que les Affaires étrangères, surtout, ne se sentent pas stigmatisées !
  • [7]
    www.securite.sociale.fr/LFSS‑2012.
  • [8]
    Ces objectifs se divisent en sous‑objectifs et sont assortis d’indicateurs qu’on trouvera sous : http://www.securite‑sociale.fr/PQE‑2013.
  • [9]
    La Bordurie est un pays imaginaire d'Europe orientale dans Les Aventures de Tintin (Ndlr).
  • [10]
    Cette disjonction peut se rencontrer aussi dans la gestion de l’entreprise, à ceci près que, in fine, le paramètre financier fait fonction de grand unificateur (Kaplan et Norton, 2007).
  • [11]
    Ce qui a provoqué depuis longtemps des travaux critiques de la communauté scientifique, mais n’a été critiqué que très récemment par la Cour des comptes).
  • [12]
    La fixation d’objectifs individuels assortis d’indicateurs, qui doit être discuté dans un « entretien professionnel » annuel avec son supérieur hiérarchique, est maintenant une obligation dans l’administration de l’État (hors Éducation nationale). La répartition des primes doit en tenir compte.
  • [13]
    Paradoxalement, dans de nombreux services, la mise en place de la LOLF a troublé, voire aboli, le système local de management par objectifs, Le service ne se ressentait plus comme légitime pour exprimer ses propres objectifs et se devait de décliner les objectifs de la LFI, ce qui très souvent était impossible (expérience de l’auteur tirée de ses missions d’inspection des services déconcentrés de l’État). Alors que, comme on l’indiquait ci‑dessus, les cadres d’un service régional de l’État sont incapables de citer le moindre objectif des PAP touchant leur domaine, l’existence même de ces objectifs engage parfois une inhibition à déterminer de manière autonome au sein du service les finalités et les objectifs précis qu’on cherchera à poursuivre.
  • [14]
    Rappelons que dorénavant, les directeurs d’administration centrale responsables de programmes sont convoqués directement par les commissions du Parlement hors la présence des ministres concernés et de membres de leurs cabinets
  • [15]
    Le cas des collectivités territoriales est évidemment très différent.
  • [16]
    Un préfet reçoit environ 80 000 pages d’instructions par an.
  • [17]
    Dans bien des cas, on est tenté de considérer que ce sont les « parties prenantes » qui réalisent la politique, l’administration les accompagnant : fondamentalement, ce sont les conducteurs d’automobiles qui « font » la sécurité routière.
  • [18]
    Dont une partie croissante est assurée par l’ordinateur, intégrée aux logiciels de gestion.
  • [19]
    Les premiers du classement de sortie de l’ENA se dirigent chaque année vers ces fonctions : inspection des finances, Cour des comptes…
  • [20]
    Expérience de l’auteur dans ses missions d’inspection.
  • [21]
    L’auteur, fervent adepte du management par objectif pendant des décennies, se souvient de la réaction d’une fonctionnaire consciencieuse lorsqu’il lui a parlé pour la première fois d’objectifs : « avec tout le travail qu’on a, on ne va pas faire en plus des objectifs ! ». Cette dame mettait un point d’honneur à bien faire son travail et en rendait compte d’abord à sa conscience. Il ne lui venait pas à l’idée de remplacer sa conscience par un contrôleur de gestion : les « objectifs » ne pouvaient venir qu’en plus.
  • [22]
    Cet indicateur a remplacé en 2012 le « Taux des coopérants placés auprès des élites militaires étrangères : en 2009, sur 327 coopérants militaires à l’étranger, 59 sont placés auprès de hautes personnalités politico‑militaires (soit un ratio de 18 %) ».
  • [23]
    Les indicateurs de l’objectif n° 4 comportent des sous‑indicateurs que nous n’avons pas indiqués ici.

1L’idée que l’obtention d’un résultat attendu pouvait être évaluée grâce à un ou plusieurs indicateurs, développée depuis longtemps dans la gestion privée, est entrée progressivement depuis quarante ans dans la pensée courante du management public. Le modèle de fonctionnement de référence de l’État est un système où des instances sommitales investies par le suffrage universel de la légitimité démocratique déterminent des orientations politiques qui se traduisent dans la fixation d’objectifs clairs, de moyens affectés à leur poursuite et de chaînes de responsabilités en charge de les réaliser. Rien ne semble donc s’opposer à la mise en place d’un système de contrôle de gestion généralisé [2], donnant une large place aux indicateurs de résultat.

2 La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001 est fondée sur cette logique et constitue en France l’instrument le plus emblématique de ce modèle. Elle a été suivie par d’autres exercices d’inspiration analogue, parmi lesquels nous retiendrons pour notre analyse les Programmes de qualité et d’efficience (PQE) de la Sécurité sociale et la Stratégie nationale du développement durable (SNE), accompagnée des indicateurs du développement durable.

La lolf 

3Un certain nombre de travaux ont analysé les indicateurs issus de la LOLF figurant dans les « Programmes annuels de performance » (PAP) des lois de finance (LFI) et les « Rapports annuels de performance » (RAP) des lois de règlement. En particulier, deux articles parus respectivement en 2006 et 2010 dans la Revue française d’administration publique s’intéressent au sort d’un échantillon de 32 indicateurs choisis au hasard parmi ceux des « PAP » pour 2006 (Brunetière, 2006 ; Brunetière, 2010). Était ainsi constaté, en 2010, que :

  • « les indicateurs reflétant un succès réel dans l'atteinte des objectifs sont […] au nombre de 7 ;
  • 12 indicateurs indiquent un échec : la moitié a été abandonnée, l'autre perdure sans réaction apparente ;
  • 4 indicateurs ont disparu sans explications, et 2 avec explications ;
  • 7 indicateurs ne mesurent pas une performance de l'État, ou sont assortis de cibles non significatives.

4 D'une manière générale, la plus grande indifférence entoure cet état de fait » [3].

5 Si l’on excepte les (rares) activités de service réalisées dans les conditions de l’entreprise et les objectifs portant directement sur l’exécution de mesures nationales, il avait été constaté que : « En dehors de ces domaines minoritaires, force est de constater que le système ne fonctionne pas ». Ce constat n’a, à notre connaissance, pas été contredit. Paradoxalement, le modèle survit assez bien à son ineffectivité pratique. Les fonctionnaires évoquent spontanément les exigences qui pèsent sur eux pour réaliser « les objectifs de la LOLF », mais sont incapables de citer le moindre objectif des programmes annuels de performance (PAP) touchant leur domaine. Intervenant fréquemment devant des assemblées de cadres supérieurs de l’État, je pose régulièrement la question « qui peut citer un seul objectif ou indicateur de la LOLF touchant son domaine ». Il n’est pas rare qu’aucun doigt ne se lève dans l’assistance.

6 Dans la célèbre bande dessinée de la série Lucky Luke « Le juge », le personnage éponyme, notoirement analphabète, brandit sans jamais l’ouvrir un livre censé figurer un code pénal et couvre ses jugements les plus arbitraires de l’autorité de cet ouvrage au contenu inconnu. La LOLF remplit, semble‑t‑il, une fonction analogue à celle qu’exerce, « à l’ouest du Pecos », le livre magique (Morris, Goscinny, 1959). Dans le même sens, dans l’article de 2010, avait été avancée une hypothèse : « le dispositif institué par la LOLF répondrait à une demande d'assurance d'ordre idéologique » (Brunetière, 2010). En inscrivant dans un document légal la légitimité de l’échelon ministériel à fixer l’alpha et l’oméga des buts de l’action de l’État, le modèle rassure les gouvernants et les cadres dirigeants de l’administration centrale déstabilisés par le fonctionnement toujours plus interactif et chaotique de la société de l’information.

7 Il importe cependant de ne pas être pris au mot : si tout ou partie de l’administration calait son action uniquement sur les objectifs de ses PAP, le résultat serait immédiatement absurde. Un seul exemple (le premier PAP dans l’ordre de présentation des documents budgétaires) : le programme intitulé « Action de la France en Europe et dans le monde » se voit doté d’un certain nombre d’objectifs [4]. Ces objectifs sont‑ils susceptibles de fixer une feuille de route aux 15 024 agents gérés par le programme ? Si le noble objectif de « construire l’Europe » et celui, moins évident mais acceptable, de « Promouvoir le multilatéralisme » avaient pour seuls indicateurs réels le nombre d’administrateurs français et l’usage du français dans les bureaucraties européenne et onusiennes, on tiendrait un début d’explication des crises internationales actuelles… En somme, les objectifs ne peuvent définir une politique publique au seul regard des indicateurs qui y sont associés. Par ailleurs, si l’on excepte les fonctions d’intendance, dont la place est hypertrophiée (5 indicateurs sur 11, 15 sous‑indicateurs sur un total de 23) les objectifs ne sont assignés qu’à une trentaine d’agents sur les 15 000 que compte le ministère : le ministre, ses proches collaborateurs et quelques hauts responsables du Quai d’Orsay qui peuvent influer sur les nominations dans les instances internationales, proposer des résolutions au Conseil de sécurité, ou persuader un chef d’État de faire son discours en français devant l’assemblée générale de l’ONU : une petite vingtaine de hauts responsables de la diplomatie française pour une partie minoritaire de leur temps [5], à savoir deux ou trois fonctionnaires au bureau d’orientation des coopérants, le « webmestre » du ministère et les deux ou trois rédacteurs de la partie « conseils aux voyageurs ».

8 L’exercice contourne à la fois le cœur des finalités de la politique étrangère et le travail de la quasi‑totalité du corps administratif. Dans son caractère formel, il n’est sauvé du ridicule que par sa confidentialité.

9 Pourtant, la majorité des 15 024 agents de tous niveaux concernés seraient capables d’exprimer, sous des formes différentes, le contenu de leur travail, ce que l’administration attend d’eux (du moins ce qu’ils en comprennent) et ce qu’ils cherchent à réaliser. Le management par objectifs est probablement possible dans une vaste partie de l’activité d’un consulat ou d’un bureau de l’administration centrale. Par ailleurs, les responsables qui ont mis en œuvre le système ne sont ni sots, ni de mauvaise volonté. Si l’on cherchait à faire mieux dans le cadre de l’exercice imposé (notamment sans augmenter le nombre d’objectifs et d’indicateurs), y arriverait‑on vraiment [6] ? Avant de chercher à comprendre les causes du paradoxe, faisons un détour par les deux autres exercices du même type récemment expérimentés en France.

Les programmes de qualité et d’efficience de la sécurité sociale et les tableaux de bord de la stratégie nationale pour le développement durable

10 Formellement, le parallèle entre les dispositifs de performance de la LOLF et ceux de qualité et d’efficience de la Sécurité sociale est frappant : à la loi de financement de la Sécurité sociale sont annexés des programmes de qualité et d’efficience de la Sécurité sociale (PQE) [7] qui ont, dans leur domaine, le même objet que les PAP de la loi de finances de l’État. On s’attendrait donc à y trouver un usage de fond analogue. Néanmoins, bien qu’ayant des formes identiques, leurs usages diffèrent. Dans le projet de loi de finance pour la Sécurité sociale (PLFSS) de 2012, on peut lire que « les programmes de qualité et d’efficience ont l’ambition d’appréhender de façon globale l’impact final des politiques de Sécurité sociale sur les conditions de vie des français, selon une démarche analogue à celle des programmes annuels de performance pour l’État ».

11 L’une (la LOLF) parle de « résultats » et de « performance », tandis que l’autre (le PLFSS) parle « d’impact global ». En témoignent les objectifs récapitulés ci‑dessous [8].

12 Non seulement, les activités dont connaît la Sécurité sociale sont plus proches de la prestation de service que les activités de l’État (notamment dans ses fonctions régaliennes), mais en outre, les systèmes diffèrent complètement quant à l’imputabilité des résultats. L’une des ambitions de la LOLF était de définir les responsabilités, notamment des « responsables de programme » (dont la rémunération devait même être indexée sur les résultats mesurés par les indicateurs). Le secrétaire général du quai d’Orsay voit‑il ses primes modulées en fonctions des indicateurs rappelés ci‑dessus ? L’information sur ce point n’a pas été rendue publique.

13 Dans le secteur social, en revanche, on s’attache « de façon globale » à « l’impact final » des politiques, considérant implicitement que cet impact résulte : soit des décisions du législateur (comme les trois premiers objectifs de la branche « Retraite ») ; soit, le plus souvent, de l’action croisée d’une multitude d’acteurs (comme les objectifs de la branche « Maladie » ou de la branche « Famille »). Une partie des objectifs poursuivis est même tributaire d’évènements ou d’actions extérieures au domaine sanitaire et social, notamment dans la branche Famille : les prestations familiales contribuent au bien‑être familial, mais ne suffisent pas à le déterminer. Il va de soi que la situation de l’emploi et de la formation, le jeu des marchés, l’évolution des structures familiales, les solidarités naturelles, familiales ou de voisinage, etc. ont une influence in fine plus grande que les prestations sociales sur l’atteinte de cibles telles que la réduction des écarts de niveau de vie, la réduction du taux de pauvreté ou la réduction du taux d’effort des ménages pour le logement. On peut regretter cette dilution des responsabilités, des voix plaidant pour mieux les identifier et peut‑être certains progrès sont‑ils possible. Mais elle reste pour l’essentiel dans la nature des choses : les résultats, non seulement, dépendent d’une multitude d’acteurs, mais aussi de leur bonne coordination. Dès lors, l’évaluation des politiques et de leurs résultats ne peut pas faire l’économie d’analyses du fonctionnement du système et, partant, du croisement des points de vue des acteurs. Une fois sacrifiée l’imputabilité, des indicateurs capables de refléter les objectifs sont plus faciles à définir : les indicateurs du PLFSS adhèrent de beaucoup plus près aux objectifs. Les « distances » (pour reprendre un terme établi par Patrick Gibert) « finalités/objectifs » et « objectifs/indicateurs » sont beaucoup plus courtes (Elbaum, 2009 ; Brunetière, 2010). Les indicateurs nourrissent alors un débat permanent et structuré entre les parties prenantes des secteurs concernés (les partenaires sociaux, l’État, les organismes de protection sociale, les établissements sanitaires et sociaux, les professions de santé, les industriels, etc.), rythmé par les négociations des innombrables conventions qui maillent leurs activités. Des rendez‑vous institutionnels de synthèse comme les réunions de la Commission des comptes de la Sécurité sociale couronnent le tout. Dans cet enchevêtrement de débats, bien d’autres chiffres que les indicateurs phares sont convoqués pour expliquer, convaincre, négocier et prévoir. Ainsi, dans un monde où les divergences de vues ne manquent pas, les objectifs et les indicateurs de la LFSS expriment convenablement les buts partagés.

Tableau n° 1 – tableau récapitulatif des programmes de qualité et d’efficience de la loi de financement de la Sécurité sociale

tableau im1
Programme Maladie Programme Accidents du travail – Maladies professionnelles Programme Retraites Programme Famille Programme Fi-nancement Programme Invalidité et dispositifs gérés par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) 1 Assurer un égal accès aux soins 2 Développer la prévention 3 Améliorer la qualité de prise en charge des patients par le système de soins 4 Renforcer l'efficience du système de soins et développer la maîtrise médicalisée des dépenses 5 Garantir la viabilité financière de la branche maladie 1 Réduire la fréquence et la gravité des accidents du travail, des accidents du trajet et des maladies profes-sionnelles grâce à la prévention 2 Améliorer la reconnaissance des ATMP et l'équité de la réparation 3 Garantir la viabilité financière de la branche ATMP 1 Assurer un niveau de vie adapté aux retraités et garantir la solidarité entre les retraités 2 – Améliorer la connaissance par les assurés de leurs droits à la retraite 3 – Augmenter progressivement la durée d’activité et accroître l'emploi des travailleurs âgés 5 Garantir la viabilité financière des régimes de retraite 1 Contribuer à la compensation financière des charges de famille 2 Aider les familles vulnérables 3 Concilier vie familiale et vie professionnelle 4 Garantir la viabilité financière de la branche famille 1 Garantir la viabilité financière des régimes de base 2 Veiller à l'équité du prélèvement social 3 Concilier le financement de la Sécurité sociale et la politique de l'emploi 4 Simplifier les procédures de financement 5 Améliorer l'efficience de la gestion financière et du recouvrement 1 Assurer un niveau de vie adapté aux personnes handicapées 2 Répondre au besoin d'autonomie des personnes handicapées 3 Répondre au besoin d'autonomie des personnes âgées 4 Garantir la viabilité financière de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie

Tableau n° 1 – tableau récapitulatif des programmes de qualité et d’efficience de la loi de financement de la Sécurité sociale

14 L’examen de la Stratégie nationale du développement durable et de son « tableau de bord » inspire le même type de réflexions. Là aussi, les indicateurs portent sur l’état de l’environnement et de la société et les objectifs d’amélioration sont imputables parfois à la collectivité humaine dans son entier. Un exemple emblématique est celui des émissions de gaz à effet de serre : on sait que les émissions mondiales doivent être réduites drastiquement si l’on veut contenir le changement climatique dans des limites vivables. Y a‑t‑il un seul être humain sur la planète dont le comportement n’ait aucune influence sur le but poursuivi ? Sur ce sujet, mondialisé et d’importance vitale, la cartographie des responsabilités confine rapidement au labyrinthe.

À l’autre bout de la chaine

15 Transportons‑nous à l’ambassade de France en Bordurie (Hergé, 1939) [9]. En décembre, l’ambassadeur de France réunit ses collaborateurs pour programmer l’année suivante. Sont prévus :

  • le courant des affaires : l’état civil, les visas, les tâches administratives, la sécurité ;
  • l’aide aux français de Bordurie et aux industriels venant y faire affaire ;
  • un certain nombre d’échéances à respecter, comme le renouvellement de l’accord commercial sur le cadmium en mars, le festival du film français que l’attaché culturel organise en juin, la réforme des procédures de visa et la mise en place du nouveau logiciel comptable ;
  • la participation aux activités locales et le développement des contacts avec la société bordure et avec les autorités ;
  • la contribution, dans le cadre du groupe de contact de l’ONU, à la détente avec la Syldavie voisine, les deux pays étant toujours au bord du conflit.

16 Les trois premiers types d’activité ne posent pas de difficultés de fond au regard du management par objectif et indicateurs. On parlera de délais, de conformité aux standards, de la qualité de l’accueil, du traitement des cas particuliers, de productivité ; pour les affaires courantes, de mesure de satisfaction pour les activités d’aide aux français, de respect du planning et du cahier des charge pour les échéances, bref, le contrôle de gestion pourra se mettre en place sans plus de difficultés que dans l’agence Air‑France‑KLM voisine. Le cinquième type d’activité, tout d’influence, de discrétion et de subtilité, ne gagnerait pas à être formalisée de la sorte : il restera à part.

17 Reste la gestion de l’interface avec la société bordure : là‑dessus, le nouvel ambassadeur va former un groupe de travail pour clarifier les objectifs : établir des relations de confiance, glaner de l’information, promouvoir l’image de la France et l’enseignement du français… quels sont les vecteurs les plus efficaces, quels plans d’action, quelles consignes ? C’est d’ailleurs d’une réflexion de ce genre menée par un de ses prédécesseurs qu’était né le festival du film français, aujourd’hui un must de la bonne société bordure. Une fois précisés et traduits en actions les axes stratégiques, on pourra en traduire une bonne partie en objectifs chiffrés. Ainsi, 80 ou 90 % de l’activité du poste sera tout de même « sous contrôle », pas beaucoup moins que dans l’agence Air‑France‑KLM voisine.

18 Une question vient alors à l’esprit : mais pourquoi donc n’utilise‑t‑on pas la synthèse de ces indicateurs de base pour constituer les indicateurs nationaux ? Pour certains, c’est effectivement possible : on peut extraire le délai moyen de délivrance d’un visa, ou le taux moyen de satisfaction des industriels vis‑à‑vis des services économiques à l’étranger. Parfois, il faudra évidemment se garder de le faire, pour des raisons d’ordre divers : la Syldavie émettrait immédiatement une protestation officielle en constatant que les visas pour la France prennent trois fois plus de temps chez elle qu’en Bordurie, y voyant une nouvelle preuve de la discrimination dont elle est victime (en vérité, aurait‑elle tout à fait tort, quand on voit les difficultés d’intégration des Syldaves en France ?). Quant à la satisfaction moyenne des industriels, on serait contraint de monter un système extrêmement lourd si l’on veut agréger des données d’enquête fiables provenant de 183 ambassades. Pour d’autres, la synthèse n’aurait aucun sens : va‑t‑on additionner les festivals de cinéma français, ou leur affluence dans le monde entier ? Manifestement, le festival organisé par notre ambassade en Bordurie contribue à un objectif national légitime, le « rayonnement de la culture française dans le monde », mais :

  • les indicateurs locaux sont inutilisables au niveau national pour apprécier l’atteinte de l’objectif global ;
  • la formulation même de l’objectif national n’est pas tout à fait appropriée au niveau local : le festival sera valorisé sur le thème des « échanges culturels », de la « participation à la vie culturelle locale »… Il serait de mauvais goût, au moins pour les bordures, d’évoquer le « rayonnement de la culture française ».

19 Ainsi donc, y aurait‑il une disjonction entre la formulation des objectifs et des indicateurs au niveau opérationnel et au niveau central, alors même que les finalités sont identiques [10] ? Alors que certaines administrations, comme la police nationale, fonctionnent parfois selon ce modèle de chiffres agrégés de bas en haut pour mesurer les résultats à tout niveau [11], pourquoi la formule ne serait-t-elle pas généralisable aux autres administrations ?

20 À ce stade de l’analyse, on comprend pourquoi le projet d’appliquer les principes du contrôle de gestion au sommet de l’État, sur l’ensemble de l’action de ce dernier, en précisant la totalité des objectifs poursuivis, en mesurant les résultats réels et en en tirant les conséquences dans les débats du Parlement était par nature voué à rencontrer de grandes difficultés. Néanmoins, ni l’auteur de ces lignes, ni aucun des analystes de sa connaissance, n’avait perçu ces difficultés, difficilement détectables au début de l’entreprise, pendant la période d’élaboration et de première application de la LOLF. Aujourd’hui, notamment grâce à l’immense effort de clarification qu’a suscité cette dernière, de nouveaux éléments pour réfléchir et proposer des voies pour sortir « par le haut » des apories du « Nouveau management public » existent.

Du politique a l’opérationnel : un entrecroisement

21 Dans un article récent, nous avions esquissé deux idéaux‑types en montrant leur différence fondamentale de nature : l’« objectif opérationnel » et l’« objectif politique » (Brunetière, 2014). Le premier, souvent peu évocateur et exprimé en termes techniques, est destiné à être mesuré et atteint en temps et en heure par un responsable qui en a la capacité. Le second, en revanche, est souvent impossible à atteindre par des responsables politiques qui n’en maîtrisent pas tous les déterminants, mais est formulé en termes évocateurs au regard des préoccupations des citoyens.

22 Dans la réalité, ces deux types s’entrecroisent et s’hybrident dans l’épaisseur de la vie politique et administrative, au long de la chaîne (ou du treillis) de l’action publique. En effet, la LOLF, la Révision générale des politiques publiques (RGPP), puis récemment la Modernisation de l’action publique (MAP) et le débat politique en général mettent au premier rang les décideurs centraux, politiques et administratifs. À l’autre extrémité, le citoyen mesure l’action de l’État à son endroit à l’aune du cas personnel, volontiers mis en scène par les médias. L’« entre deux » à savoir ce qui se passe entre le décideur central et le guichet, et qui occupe deux millions et demi de personnes à plein temps, reste une boite noire pour le débat public et un point quasi aveugle de la réflexion. Cela pose question si l’on considère la distance qu’il y a entre la téléologie politique et la dynamique opérationnelle. Comment la grande machine humaine de l’administration de l’État métabolise‑t‑elle l’une en l’autre ? Comment les deux logiques archétypales s’interpénètrent‑elles, comment peuvent‑elles s’interféconder ? Aucun des deux genres n’est pur, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, le responsable politique s’immisce volontiers dans l’opérationnel :

  • en cas de crise, il se porte aux commandes opérationnelles, parfois plus pour donner figure à l’autorité que pour des raisons d’efficacité ;
  • une part notable (la majorité ?) des objectifs exprimés dans les PAP de la LFI sont, de fait, formulés en termes opérationnels ;
  • le politique formule parfois lui‑même ses objectifs en termes opérationnels, faute de meilleur vocabulaire pour les exprimer : si son objectif est de diminuer la présence sur le sol français d’immigrés en situation irrégulière (dont le nombre, par construction, est difficile à évaluer), il fixera par exemple un nombre de reconduites à la frontière (objectif opérationnel) et ce nombre cristallisera le débat politique.

23 En revanche, dans les documents de toutes formes et de tous niveaux qui fixent la feuille de route de l’administration, on trouve des objectifs formulés en termes « politiques » : pour notre ami l’ambassadeur « maintenir de bonnes relations avec le gouvernement bordure » ou, pour une direction départementale de la cohésion sociale, « réduire les inégalités dans la ZUS des Fleurettes » et « améliorer l’accès au logement des plus démunis ». D’un point de vue managérial, de telles formulations plus proches de l’intention que de l’objectif à proprement parler ne valent, dans un service de terrain, que pour autant qu’elles soient sous‑détaillées en objectifs opérationnels mesurables, datés et attribués, afin que chacun sache précisément ce qui est attendu de lui, quand et à quel niveau [12]. Dans les faits, le management par objectif est inégalement développé dans l’administration de l’État [13].

La substance politique de l’action administrative

24La LOLF a posé de manière renouvelée la question de la relation entre le politique (législatif et exécutif) et l’administratif. Elle a contribué à accentuer ce que le fait majoritaire (qui implique que l’exécutif et la majorité législative affichent aussi peu de divergences que possible) avait amorcé : au distinguo principal des pouvoirs (exécutif/législatif) se substitue de plus en plus un dialogue structuré entre le politique et l’administratif, la LOLF actant le « contrat » qui lie les parties [14]. En effet, on peut interpréter la LOLF, dans son intention du moins, comme le cadre d’un « contrat » entre le pouvoir politique et son administration, le politique exprimant sa stratégie, ses objectifs et les niveaux à atteindre et le niveau global des moyens alloués en confiant le soin à l’administration toutefois de concevoir et de déployer une stratégie opérationnelle pour les atteindre, à charge pour elle de rendre compte. La lettre du « contrat » ne fonctionne pas, ou du moins, ne reflète pas les obligations mutuelles réelles des parties. En fait, un tel contrat pourrait‑il fonctionner ? Les difficultés de la LOLF tiennent‑elles à des défauts de conception ou l’exercice est‑il fondamentalement impossible ?

25 Dans une société ultra‑complexe, peut‑être faut‑il abandonner l’idée d’une séparation stricte des rôles entre un volet politique, exercé par les seuls élus de la Nation (qui, dans le cas de l’État, sont très peu nombreux et concentrés au sommet [15]), et l’exécution supposée apolitique par l’administration des décisions politiques. Il est plus proche de la réalité observée de considérer que c’est, de fait, l’ensemble du corps politique et administratif qui exerce la fonction politique, qui pourvoit à la marche de la cité, dans un système de rapports complexe. Certes, le cadre de droit et le calibrage des moyens ne peuvent venir que du sommet, seul lieu de la légitimité démocratique. Mais la « politique publique », dans ses aspects stratégiques et proprement politiques, peut‑elle être pour autant définie in extenso au sommet ?

26 Certaines options politiques tiennent entièrement dans une décision centrale (l’abolition de la peine de mort) ou dans un ensemble de décisions prises au sommet (les règles de calcul de l’impôt). La machinerie administrative, constituée pour l’essentiel des ordinateurs et de leurs servants, les applique sans marge de manœuvre. Aujourd’hui, les effectifs de l’État à l’œuvre sur ces sujets sont, de fait, relativement peu nombreux. Quelques activités publiques, périphériques ou d’intendance, développent des processus de production dans les conditions de l’entreprise, sans spécificité publique : collecter les impôts n’est pas très différent de la fonction de credit manager dans une entreprise, et la dématérialisation des procédures se gère de manière analogue dans l’administration et dans l’entreprise. Mais ces activités de production, après trois décennies de décentralisation et d’externalisation, sont devenues très minoritaires dans l’action de l’État. Dans les missions propres à l’État, objets de « politiques publiques » au sens plein, qui mobilisent la grande masse des fonctionnaires, on a affaire à une interaction complexe et capillaire entre différentes composantes du corps social dans lesquelles chaque agent public a, à la fois, sa part d’orientation stratégique et sa part de mise en œuvre.

27 Pour reprendre notre exemple précité, l’attaché culturel de l’ambassade de France en Bordurie jouit de toute la liberté d’initiative (dans le cadre des moyens restreints dont il dispose) qui sied à son sujet, la culture. Mais peut‑on en dire autant des fonctionnaires affectés à des tâches plus austères, plus routinières ? Il nous semble que le plus souvent, la réponse est affirmative. Quelques exemples : le tandem de policiers affecté aux contrôles d’identité sur la voie publique choisit un par un les passants qu’il va aborder, à partir de ses propres critères d’appréciation, en toute autonomie. Sur ce trottoir‑là, par ses choix, ce duo est maître de la stratégie de la police. La directive nationale, la circulaire, aussi détaillée soit‑elle, sont impuissantes à le réduire au rôle d’exécutant d’une stratégie qui serait définie au sommet. Là, l’« exécution » fait la politique bien plus sûrement que l’injonction du pouvoir politique. Il en est de même du professeur des écoles qui ferme la porte de sa classe pour un tête à tête de cinquante‑cinq minutes avec ses élèves. Peut‑être le nouveau ministre de l’éducation a‑t‑il diffusé des instructions stratégiques sur l’ordre de priorité des apprentissages. Sûrement, le professeur a‑t‑il pris connaissance du programme et va‑t‑il essayer de le respecter, mais, en réalité, c’est lui le maître de tout pendant cinquante‑cinq minutes. Il en est de même du fonctionnaire de l’environnement devant la demande de construction d’une éolienne, qu’une association locale juge inopportune dans le paysage. Les deux exigences antagonistes, toutes deux écologiques dans ce cas de figure, entre lesquelles il doit arbitrer (les énergies renouvelables et la protection des paysages) font l’objet de priorités stratégiques nationales. Il devra faire son choix à la lumière de ses propres conceptions de l’ordre des priorités.

28 On pourrait multiplier les exemples. Observons l’activité réelle de chaque agent de l’État : c’est la succession de ses choix concrets, de ses initiatives, de ses priorités, repérables a posteriori, qui construit au concret jour après jour, dans le périmètre dont il a la charge, la politique publique, beaucoup plus directement que les décisions successives du sommet qui redescendent sous forme d’instructions toujours plus détaillées [16].

29 L’univers auquel il se confronte est infiniment moins simple qu’au moment où nos institutions républicaines se sont structurées. La majeure partie de ce qui était simple a été standardisé, automatisé, informatisé, laissant aux équipes opérationnelles le singulier, le contradictoire, parfois l’inextricable. Nous sommes passés d’une société de masse à une société de la singularité où chaque cas doit être traité dans sa spécificité ; chacun veut être reconnu comme particulier. Plus encore, l’obligation qu’ont les médias d’accaparer l’attention les porte vers l’extraordinaire plutôt que vers l’ordinaire, vers le minoritaire plutôt que la majoritaire, vers «l’anormal » plutôt que le « normal », survalorisant ainsi la singularité. Qu’il soit enseignant ou douanier, l’agent a en face de lui des interlocuteurs avertis (plus ou moins exactement, sans doute, mais informés et dotés de points de vue). Chacun va d’abord se faire une opinion sur Internet avant d’aborder l’administration. Les sujets où un fonctionnaire avait à lui seul les clés du problème se raréfient, et la qualité de traitement des dossiers se joue de plus en plus aux interfaces entre organisations. L’administration, quittant comme nous l’avons vu la production directe, se retrouve de plus en situation de régulation, d’arbitrage, de gestion de contradictions entre exigences hétérogènes. Enfin, c’est une banalité de le dire, les procédures sont de plus en plus compliquées et la question des entorses admissibles à celles‑ci nourrit les réflexions quotidiennes au sein des bureaux.

30 Côté ressources également, les choses ont évolué : les services de l’État sont aujourd’hui composés de personnes d’un niveau d’étude élevé, au courant des problèmes de la planète comme de leur quartier, reliées par Internet à des réseaux de savoir de plus en plus étendus, développant chacune une réflexion citoyenne personnelle sur les sujets qu’elles traitent et sur les orientations qui sont fixées. Dans ce contexte, on peut sans doute considérer que chaque fonctionnaire de l’État est en quelque sorte « à son compte » dans un cadre dessiné par :

  • ce qu’il connaît de la loi ;
  • ce qu’il comprend des orientations politiques nationales ;
  • les pressions et les influences des parties prenantes qui l’entourent ;
  • ce qu’il perçoit de ce qui est attendu par son entourage professionnel (notamment, mais pas seulement, par sa hiérarchie).

31 L’acteur véritable de la politique publique est cette collectivité de travailleurs autonomes, en interférence permanente avec les « parties prenantes » [17] de leurs ressorts.

32 Tout cela est extrêmement déstabilisant et inquiétant pour les dirigeants nationaux dans un pays qui survalorise le rôle du chef. Les élites de la République ressemblent de plus en plus « à ces soldats sans arme qu’on avait habillé pour un autre destin » (Aragon, 1946). Sélectionnés sur leur quotient intellectuel, dotés dans les grandes écoles du meilleur bagage intellectuel, entrainés à la décision rationnelle, ils ne peuvent qu’être désarçonnés devant cette société qui leur échappe. On comprend mieux, dès lors, le bienfait idéologique de la LOLF : l’instrument affirme que l’action de l’État est sous contrôle, que c’est le sommet qui décide, que les dirigeants « pilotent » et que les unités opérationnelles exécutent et rapportent. La légende d’une rémunération du responsable indexée sur les « performances » du programme finit de le légitimer. Le mécanisme ne fonctionne pas, mais la LOLF demeure un puissant instrument de légitimation d’un ordre institutionnel établi interpelé par la réalité. C’est à l’abri de telles assurances idéologiques que le fonctionnement réel de l’appareil public peut être envisagé sans déstructurer l’ordre républicain. Comment, dès lors, imaginer la construction d’une cohérence globale ? La République s’est construite contre l’arbitraire des « bureaux ». Il est impossible de laisser chaque fonctionnaire discrétionnairement libre de ses choix. Comment réaliser, à la fois, la « mise en pouvoir » de ces acteurs, indispensable à la construction des réponses singulières attendues par le public, et l’« alignement stratégique » d’un corps apparemment aussi peu maîtrisable ?

Les moyens de la coherence

L’hypertrophie du contrôle

33 Le premier réflexe devant ce danger de divergence est de développer le contrôle de conformité : conformité aux règles (contrôle financier, contrôles de régularité [18]), conformité aux directives (inspections, contrôles, audits, « évaluations »…). Malheureusement, la fonction n’échappe pas à l’évolution décrite ci‑dessus : la part de contrôle qui n’est pas susceptible d’interprétation par le contrôleur est intégrée directement dans les logiciels de gestion. En revanche, là où il y a marge d’appréciation au niveau opérationnel, dans l’impossibilité des règles nationales à prescrire l’action opportune en situation, c’est l’interprétation du contrôleur qui tend à prévaloir et à fonder une critique de l’action. La valeur ajoutée de ce type de contrôle pourrait être celle d’un « point de vue » extérieur expérimenté, qui enrichisse la logique de l’action. Mais les organes de contrôle restent génétiquement programmés pour le relevé des défauts. On peut comprendre le réflexe des dirigeants nationaux, devant le sentiment que l’action réelle échappe à leurs directives, de multiplier les contrôles, compte rendus et évaluations. On n’a pas de mesure de l’énergie dépensée dans ces fonctions, qui mobilisent l’élite de la fonction publique [19]. On ne connait pas non plus d’évaluation de l’effet dissuasif envers l’initiative.

Les instruments du sens et la construction de la confiance

34 Au sein de notre unité administrative, que cherchons‑nous à faire ensemble ? Avons‑nous la même interprétation des problèmes de société, des voies souhaitables, des ordres de priorité des politiques nationales, mettons‑nous les mêmes concepts, les mêmes désirs sous les mêmes mots ? Il n’y a aucune raison pour qu’il en soit ainsi d’emblée : nos diversités légitimes d’opinion, de sensibilité ou d’expérience s’y opposent. Y a‑t‑il à l’œuvre des processus ayant pour objet la construction de vues communes, actant les consensus et élaborant les compromis nécessaires pour qu’une politique publique mobilise les énergies et les intelligences dans une direction convergente ? La vie quotidienne des bureaux, les dialogues, les réunions, les échanges de courriels et le restaurant administratif produisent « naturellement » un certain rapprochement par influence mutuelle (mais peut aussi générer des fractures). Rien n’assure que cela soit suffisant, ni piloté. Lorsqu’un chef et son subordonné expriment séparément la raison d’être et les priorités réelles de la mission de ce dernier, on entend souvent deux discours divergents [20]. Le chef présume le plus souvent le sens partagé alors qu’il est à construire, du moins s’il veut réellement déléguer à ses subordonnés des plages d’action où leur initiative puisse s’exercer. La question de la construction collective du sens à chaque niveau devient la question primordiale de l’action publique post‑moderne. Elle appelle des méthodes, des instruments, des savoir‑faire pour partie nouveaux. Il serait d’ailleurs étonnant que les extraordinaires mutations de la société n’appellent pas quelques révolutions dans la manière d’administrer, bien au‑delà de l’administration numérique ou de la réutilisation de recettes anciennes. Dans quelles directions chercher les voies de cet aggiornamento ?

35 Philippe d’Iribarne, il y a plus de vingt‑cinq ans, mettait en évidence trois cultures managériales qui se partagent le monde occidental : la logique de l’honneur en France, la logique du contrat dans les pays anglo‑saxons, et la logique du consensus dans les pays nordiques et germaniques. Il concluait que chacun avait intérêt à cultiver les meilleurs aspects de sa logique propre plutôt que d’en intégrer une autre (Iribane, 1989). Sur fond culturel de « logique de l’honneur », où fondamentalement chacun est le premier prescripteur et le premier juge de son travail, le nouveau management public a plaqué les éléments de la « logique du contrat » : objectifs chiffrés négociés dans des « dialogues de gestion » et des « entretiens d’évaluation », rémunération liée à la « performance »... On a peu prêté attention à la dissonance culturelle qui en résultait [21]. La greffe a pris inégalement, beaucoup mieux dans le secteur privé (et dans certaines administrations, comme l’équipement, qui avaient une fonction de production dans des conditions proches de l’entreprise) que dans le public. Là où elle a été implantée à force, comme dans la police, elle fait aujourd’hui l’objet d’un rejet argumenté : la « politique du chiffre » à la fois casse « l’honneur du métier » (au sens de d’Iribarne), conduit à distordre l’action des services (pour améliorer l’indicateur, par exemple, on dissuade les gens de porter plainte) et fait trop vite l’économie de la construction d’un consensus minimal sur le sens de l’action, soit l’économie du politique.

36 Quitte à consentir à l’hybridation de notre culture, la « logique du consensus » ne serait‑elle pas plus en phase avec les exigences de la société complexe ? Certes, elle heurte aussi l’héritage culturel de notre pays individuel et contestataire : cette démarche de construction laborieuse de consensus est plus naturelle dans les pays nordiques ou germaniques qu’en France. Mais il nous semble que le capital, certes entamé aujourd’hui, que porte la « logique de l’honneur », cette capacité précieuse de l’acteur à se rendre des comptes à lui‑même au titre d’une conception du « travail bien fait » y est largement réescomptable. Dans le cadre d’une compréhension commune de la mission, chacun peut être envoyé au front en autonomie, dans une relation de confiance économe de contrôles et de procédures coûteuses. Dans ce fonctionnement, on attend du sommet qu’il donne l’inspiration, qu’il dessine un sens désirable à l’effort commun. Même si cette fonction est particulièrement difficile dans une société divisée, le politique y est plus à son affaire que dans la déclinaison d’objectifs technocratiques. C’est son métier et la société médiatique en est gourmande : il doit l’alimenter en discours et en symboles qui « parlent » au lecteur, au téléspectateur et à l’électeur. Ce discours doit parler aussi au citoyen qui veille dans chaque fonctionnaire et les mesures concrètes prises à l’échelon national doivent illustrer en permanence ce discours. Chacun, dans son rôle et à sa manière, devient peu ou prou porteur de l’ensemble des enjeux.

37 Au niveau opérationnel, et selon des formes adaptées à chaque activité (on ne gère pas l’enseignement comme la police ou l’aide à l’agriculture), les bonnes pratiques du management par objectifs ont toutes leur place : quand la direction à emprunter est définie et partagée, on peut mettre des curseurs sur la trajectoire, et les discuter. C’est dans la discussion autour des curseurs, dans le cycle ordinaire du suivi de gestion, qu’on trouvera les occasions de frotter les imaginaires entre eux pour construire un imaginaire collectif commun. En retour, les informations et les propositions, dont la machine technocratique ne cesse d’alimenter le politique, gagneront en pertinence, nourries du fruit de ces débats.

38 * * *

39 En quelque sorte, l’évolution de la société appelle aujourd’hui sur la conception‑exécution des politiques de l’État des modes de management assez opposés à l’idéal du New Public Management. Pour forcer le trait à nouveau :

  • à la responsabilité individuelle, on préfèrera la tension vers la réussite collective ;
  • à l’objectif chiffré venu d’en haut, on substituera l’inspiration venus d’en haut ;
  • au partage des tâches entre conception et exécution, on préfèrera la découverte collective du sens au travers de ses expressions opérationnelle ;
  • à l’illusion de la transparence généralisée, on préfèrera le respect des marges de liberté ;
  • à la pure conformité, on privilégiera un droit à l’erreur et un devoir d’initiative.

40 Alors, il sera possible de lever des barrières, diminuer les contrôles et augmenter le rendement global de la machine. Si l’on en croit Paul Ricœur, on ne peut critiquer une idéologie (l’instrument qui soutient l’ordre établi, même et surtout obsolète) qu’à partir d’une utopie (la vision qui conteste l’ordre établi au nom d’un ordre imaginé encore non avenu) (Ricœur, 2005). Nous avons là quelques éléments pour fonder une utopie… Ouvrir la réflexion sur ces sujets est urgent dans la sphère publique (on s’est borné ici au cas de l’État), compte tenu de la complexité extraordinaire et toujours croissante de ses missions. Il n’est pas impossible que de telles réflexions soient amenées aussi à prospérer dans la sphère privée, qui s’alimente sans doute de schémas trop simplistes dont le caractère idéologique est patent. Mais là, nous sortons du sujet…


Annexe 1

Projet annuel de performance 2013 Programme « Action de la France en Europe et dans le monde  »

OBJECTIF n° 1 : Construire l’Europe
Indicateur 1.1 : Présence des français et usage du français dans l’Union européenne
– Encadrement UE : nombre d’administrateurs français/nombre d’administrateurs
– Usage du français à l’Union européenne : Nombre de document rédigés en français/nombre total des documents établis par la Commission.

OBJECTIF n° 2 : Renforcer la sécurité internationale et la sécurité des français
Indicateur 2.1 : Évaluation de la politique de sécurité et de défense
– Taux de hauts responsables étrangers en activité, formés par la France (sous l’égide de la DCSD) : rapport entre le nombre de hauts responsables étrangers en activité, formés par la France (sous l’égide de la DCSD) et le nombre de stagiaires « hauts potentiels » formés annuellement par la France. [22]
Indicateur 2.2 : Veiller à la sécurité des français à l’étranger
– Pourcentage de mises à jour des fiches « conseils aux voyageurs » par bimestre (nouveau sous‑indicateur)
– Nombre de consultations du site « Conseils aux voyageurs »
– Proportion de postes diplomatiques et consulaires dotés d’un plan de sécurité actualisé.

OBJECTIF n° 3 : Promouvoir le multilatéralisme
Indicateur 3.1 : Présence des français et usage du français dans les organisations internationales :
– Taux d’« élections » remportées par la France ou des français : ce taux consiste à rapporter le nombre d’élections remportées par la France ou des Français au nombre d’élections pour lesquelles la France ou des français étaient candidats
– Encadrement ONU : part de français dans le nombre total d’administrateurs à l’ONU
– Usage du français à l’ONU : rapporter le nombre de discours en français au nombre total de discours prononcés pendant la session d’ouverture de l’Assemblée générale des Nations Unies
– Nombre d’experts français déployés par le MAEE sur des fonctions politiques : déploiement d’experts politiques au sein des instances de l’Union européenne
Indicateur 3.2 : Évaluation du poids politique de la France dans les organisations internationales
– Taux de résolutions adoptées au conseil de sécurité de l’ONU à l’initiative de la France.
Indicateur 3.3 : Assurer la paix et la sécurité dans le monde
– Évolution des mandats des opérations de maintien de la paix (OMP) : nombre de mandats clôturés ou revus à la baisse en cours d’année / nombre total d’OMP

OBJECTIF n° 4 : Assurer un service diplomatique efficient et de qualité[23]
Indicateur 4.1 : Part des bénéficiaires de l’obligation d’emploi prévue par la loi n° 87‑517 du 10 juillet 1987 (essentiellement personnes handicapées)
Indicateur 4.2 : Efficience de la fonction support
Indicateur 4.3 : Efficience de la gestion immobilière
Indicateur 4.4 : Respect des coûts et délais des grands projets d’investissement
Indicateur 4.5 : Efficience de la fonction achat

Références bibliographiques

  • Aragon, Louis (1946) « Il n’y a pas d’amour heureux », La Diane Française, Seghers.
  • Aristote (1998), Rhétorique, Tel, Gallimard
  • Benzerafa‑Alilat, Manel ; Garcin, Laurent ; Gibert Patrick et Gueugnon, Jean‑François (2010), La distance objectif‑indicateur expliquée par l’ambigüité dans la gestion publique, cas de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), CEROS, Université Paris Ouest Nanterre La Défense
  • Brunetière, Jean‑René (2006), « Les indicateurs de la LOLF, une occasion de débat démocratique ? », Revue française d’administration publique, n° 117, 2006.
  • Brunetière, Jean‑René (2010), « Les objectifs et les indicateurs de la LOLF, quatre ans après… », Revue française d’administration publique, n° 135.
  • Brunetière, Jean‑René (2013), L’imagination, matière première de l’activité administrative, in Regards protection sociale, revue de l’EN3S, n° 44 ; http://en3s.fr/Actualites/article/le‑no‑44‑ de‑la‑revue‑regards‑vient.
  • Brunetière, Jean‑René (2014), « Indicateurs, évaluation et typologie des objectifs : Contrôle de gestion et performance sociale », Revue française d’administration publique, n° 148.
  • D’Iribarne, Philippe (1989), La logique de l’honneur, gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, Paris.
  • Elbaum, Mireille (2009), « Les indicateurs de performance en matière de politiques sociales. Quel sens pour l'action publique ? », Revue de l’OFCE, 2009/4 n° 111.
  • Gibert, Patrick (2008), Tableaux de bord dans les administrations publiques, Dunod.
  • Hergé (1939), Le sceptre d’Ottokar, Casterman.
  • Kaplan, Robert ; Norton, David (2007), L’alignement stratégique : créer des synergies par le tableau de bord prospectif, Eyrolles.
  • Morris ; Goscinny, René (1959), Le juge, Dupuis.
  • Ricœur, Paul (2005), Idéologie et utopie, Points, Seuil.
  • Rocard, Michel (2011), Mes points sur les i : Propos sur la présidentielle et la crise, Odile Jacob.
  • Trosa, Sylvie (2007), Vers un management post bureaucratique, La réforme de l’État, une réforme de la société Exemples sociaux, L’Harmattan.
  • Trosa, Sylvie (2011), La crise du management public ‑ Comment conduire le changement ? De Boeck.
  • Trosa, Sylvie et Bartoli, Annie (dir.), (2011), Le management par le sens, au service du bien public, ESEN.

Mots-clés éditeurs : objectifs opérationnels et objectifs politiques, Management par objectif, indicateurs, contrôle de gestion

Date de mise en ligne : 14/12/2015

https://doi.org/10.3917/rfap.155.0745

Notes

  • [*]
    Brunetière.jr@gmail.com
  • [2]
    Le contrôle de gestion est la fonction visant la maîtrise de la conduite d'une organisation en définissant les objectifs en rapport avec les moyens, en comparant les performances et les objectifs, notamment à l’aide d’indicateurs, et en corrigeant les objectifs et les trajectoires visées.
  • [3]
    RFAP, 2010, n° 135.
  • [4]
    Voir annexe 1. Document disponible sous : http://www.performance‑publique.budget.gouv.fr/farandole/2013/pap/html/DBGPGMOBJINDPGM105.htm.
  • [5]
    Selon le PAP, est attendu un usage plus étendu du français dans les instances européennes de « la nouvelle obligation d’apprentissage d’une 3ème langue de l’UE pour la promotion interne » : l’objectif ne mobilise donc aucun agent du programme.
  • [6]
    Le choix des affaires étrangères pour illustrer notre propos est arbitraire : il tient à l’ordre alphabétique et au fait qu’il s’agit d’une mission vraiment spécifique à l’État. Les autres programmes tombent sous le coup des mêmes critiques et seul le volume limité de cet article empêche de les développer. Que les Affaires étrangères, surtout, ne se sentent pas stigmatisées !
  • [7]
    www.securite.sociale.fr/LFSS‑2012.
  • [8]
    Ces objectifs se divisent en sous‑objectifs et sont assortis d’indicateurs qu’on trouvera sous : http://www.securite‑sociale.fr/PQE‑2013.
  • [9]
    La Bordurie est un pays imaginaire d'Europe orientale dans Les Aventures de Tintin (Ndlr).
  • [10]
    Cette disjonction peut se rencontrer aussi dans la gestion de l’entreprise, à ceci près que, in fine, le paramètre financier fait fonction de grand unificateur (Kaplan et Norton, 2007).
  • [11]
    Ce qui a provoqué depuis longtemps des travaux critiques de la communauté scientifique, mais n’a été critiqué que très récemment par la Cour des comptes).
  • [12]
    La fixation d’objectifs individuels assortis d’indicateurs, qui doit être discuté dans un « entretien professionnel » annuel avec son supérieur hiérarchique, est maintenant une obligation dans l’administration de l’État (hors Éducation nationale). La répartition des primes doit en tenir compte.
  • [13]
    Paradoxalement, dans de nombreux services, la mise en place de la LOLF a troublé, voire aboli, le système local de management par objectifs, Le service ne se ressentait plus comme légitime pour exprimer ses propres objectifs et se devait de décliner les objectifs de la LFI, ce qui très souvent était impossible (expérience de l’auteur tirée de ses missions d’inspection des services déconcentrés de l’État). Alors que, comme on l’indiquait ci‑dessus, les cadres d’un service régional de l’État sont incapables de citer le moindre objectif des PAP touchant leur domaine, l’existence même de ces objectifs engage parfois une inhibition à déterminer de manière autonome au sein du service les finalités et les objectifs précis qu’on cherchera à poursuivre.
  • [14]
    Rappelons que dorénavant, les directeurs d’administration centrale responsables de programmes sont convoqués directement par les commissions du Parlement hors la présence des ministres concernés et de membres de leurs cabinets
  • [15]
    Le cas des collectivités territoriales est évidemment très différent.
  • [16]
    Un préfet reçoit environ 80 000 pages d’instructions par an.
  • [17]
    Dans bien des cas, on est tenté de considérer que ce sont les « parties prenantes » qui réalisent la politique, l’administration les accompagnant : fondamentalement, ce sont les conducteurs d’automobiles qui « font » la sécurité routière.
  • [18]
    Dont une partie croissante est assurée par l’ordinateur, intégrée aux logiciels de gestion.
  • [19]
    Les premiers du classement de sortie de l’ENA se dirigent chaque année vers ces fonctions : inspection des finances, Cour des comptes…
  • [20]
    Expérience de l’auteur dans ses missions d’inspection.
  • [21]
    L’auteur, fervent adepte du management par objectif pendant des décennies, se souvient de la réaction d’une fonctionnaire consciencieuse lorsqu’il lui a parlé pour la première fois d’objectifs : « avec tout le travail qu’on a, on ne va pas faire en plus des objectifs ! ». Cette dame mettait un point d’honneur à bien faire son travail et en rendait compte d’abord à sa conscience. Il ne lui venait pas à l’idée de remplacer sa conscience par un contrôleur de gestion : les « objectifs » ne pouvaient venir qu’en plus.
  • [22]
    Cet indicateur a remplacé en 2012 le « Taux des coopérants placés auprès des élites militaires étrangères : en 2009, sur 327 coopérants militaires à l’étranger, 59 sont placés auprès de hautes personnalités politico‑militaires (soit un ratio de 18 %) ».
  • [23]
    Les indicateurs de l’objectif n° 4 comportent des sous‑indicateurs que nous n’avons pas indiqués ici.

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