Notes
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Organe d’un ministère chargé de recevoir et de traiter les plaintes des usagers, en particulier celles concernant le respect des Déclarations de services à la clientèle (chartes de qualité) et en dehors des cas où des recours administratif ou judiciaire sont possibles. NDLR
1L’« inspection » se manifeste sous forme de contrôles pendant ou juste après l’exécution d’une mission. Les inspections ont pour objectif de recueillir de l’information, de la formater pour le décideur, de fixer des critères d’analyse et de formuler des recommandations. Les activités d’inspections posent toutefois certains défis méthodologiques, d’interprétation des observations et d’utilisation. Dans cet article, nous regrouperons sous le terme d’« inspectorat » toutes les dimensions couvertes par la fonction d’inspection : contrôle, audit, conseil et évaluation. La fonction de l’inspectorat est réputée influente sur la prise de décision des autorités. Elle peut inciter à fermer un service dans une administration ou être à l’origine de son expansion, corriger, ajouter ou bannir un processus, etc. Elle peut consister à mener une étude ou contribuer à la préparation d’une politique ou d’une mesure, ou enfin à justifier une décision prise grâce – ou malgré – le processus d’inspection. Dans certains cas jugés d’urgence, l’inspection peut même déboucher sur une décision temporaire, comme relever un agent de ses fonctions, suspendre une opération ou générer une tutelle administrative. L’inspectorat fait par ailleurs l’objet d’une compétition intra‑organisationnelle car chacun veut accéder à ce pouvoir d’influence pour le façonner si possible. Ce constat est d’autant plus vrai que cette influence prépare parfois la décision et confère un certain prestige aux personnes conduisant de telles missions. Le nombre d’unités administratives, plus ou moins coordonnées, qui réalisent cette « inspection » joue ici un rôle tactique important parce que s’installe une hiérarchie de facto entre les unités de conseil ou encore parce que ces multiples influences peuvent se neutraliser. Chaque action d’inspectorat ne conduit cependant pas nécessairement à des décisions informées sur la base d’enquêtes des services d’inspection. Se pose alors la question de la nécessité de réaliser toutes ces études, et des moyens pris et à prendre pour qu’elles soient utilisées à bon escient.
2 Pour les fins de ce texte, nous distinguons l’inspection de l’administration des inspections destinées aux administrés et portant sur la vérification de produits alimentaires ou d’installations sur la base de critères sanitaires ou de sécurité. Notons que les enquêtes externes de police ne font pas l’objet de cet article contrairement aux enquêtes internes, qui portent sur la conduite des agents des services policiers. Afin de faciliter la localisation de la situation française dans le courant du management public anglo‑saxon, le contrôle sous ces diverses formes est associé au concept d’inspectorat. Il faut reconnaître aussi que beaucoup des fonctions centrales de management public des administrations françaises ne sont pas exécutées par des corps d’inspection. À notre connaissance, dans la plupart des administrations hors d’Europe, les contrôles stratégiques ne sont pas exécutés par des « inspecteurs », ni pendant l’exécution des tâches, ni sur le terrain.
3 L’inspection traditionnelle se situe dans un cadre juridique strict et recherche la conformité des actes des agents et administrations. Cette approche a montré ses limites depuis longtemps. Trop centrée sur le « quoi », elle néglige souvent le « pourquoi » cher aux approches managériales. Son regard sur le « comment » issu des pratiques traditionnelles ne cherche pas nécessairement l’optimisation de l’utilisation des ressources. Toujours dans une optique managériale, cette approche ne remet pas suffisamment en cause les manières de faire car elle ne procède pas d’une démarche stratégique, ni évaluative. Cependant, plusieurs corps d’inspection dont la mission est de contrôler l’administration et ses agents ont développé depuis quelques années de nouvelles missions comme l’audit, le conseil et l’évaluation. S’intéressant au « quoi » et au « comment », l’inspection cible aussi les processus internes. Il s’agit d’optimiser la gestion et de contribuer à sa transparence pour favoriser l’imputabilité devant les élus et la population. Le défi que représente la prise en compte des citoyens dans le processus de décision, de consultation, de reddition de compte et de partage de l’information dans le cadre de l’action publique est largement souligné, voire controversé dans certains pays développés. Ainsi un regard sur la question de savoir « qui » est inclus dans les démarches et « pour qui » ces démarches sont réalisées s’ajoute aux préoccupations des démocraties modernes.
4 Le pouvoir étant un jeu à somme nulle, les effets des inspections affectent par ailleurs l’état des forces avec les parties prenantes extérieures à l’administration publique comme les citoyens, voire avec celles situées en son sein. Les rapports de force entre responsables politiques, hauts‑fonctionnaires, ou cadres des ministères et autres organismes peuvent être affectés par les inspections. La décision sur l’opportunité d’une inspection, son mandat, le choix de ses missionnaires, ses moyens, son échéance peuvent faire l’objet de pressions croisées. La multiplicité des fonctions d’inspectorat permet en effet une diversification des idées et des approches d’analyse, mais elle divise la capacité d’influence et offre aux acteurs de l’organisation plusieurs lignes argumentaires pour diluer les conclusions produites au titre d’autres fonctions, même lorsqu’elles sont réalisées selon les règles de l’art. Cette situation étonne peu compte tenu de deux facteurs : les inspecteurs doivent réaliser leur travail selon des objectifs souvent contradictoires (par exemple, analyse de conformité contre analyse d’efficience) et leurs rapports et recommandations font de plus en plus partie de la joute politique‑politicienne du fait de leur couverture médiatique et de leurs retombées. La délicatesse de leur situation leur commande la prudence et même de ménager leurs arrières. Cela d’autant plus que toute information devient de plus en plus accessible, sinon publique.
5 Dans cet article, nous proposons de revenir sur quatre défis majeurs des corps d’inspection : la méthodologie pertinente au fonctionnement des administrations, les compétences requises pour la réalisation de la collecte et de l’analyse de données, la place du citoyen dans l’espace de l’inspectorat, et le retour sur investissement de l’inspectorat. Une présentation succincte de l’évolution de l’inspectorat précédera la présentation des quatre défis au regard de l’expérience fédérale canadienne et provinciale québécoise.
Évolution de l’inspectorat
6La fonction de contrôle prend diverses appellations et manifestations à travers le temps. En cela elle suit l’évolution des dispositifs du management public. En Europe continentale, une forme de contrôle sur le terrain, s’ajoutant au contrôle hiérarchique, s’est manifestée sous la forme d’inspectorats spécialisés selon le ministère. En France, on trouve par exemple l’inspection de l’administration (1781), l’inspection générale des finances (apparition entre 1801 et 1816), des affaires sociales (1967), de la police nationale, des affaires culturelles, des affaires maritimes, des armées, etc. Cette tendance s’est répercutée ensuite hors du continent. La tradition britannique a révélé les « Visiteurs » des universités anglaises, euphémisme pour désigner les personnes chargées de les inspecter. Au Québec, l’influence française a aussi laissé sa marque au 19e siècle avec des inspecteurs dans l’éducation nationale par exemple pour contrôler le respect du programme national ainsi que des paramètres de gestion comme la qualification des enseignants. Des activités exercées par le secteur parapublic, comme les hôpitaux, font l’objet d’inspection d’agrément. Il en va de même pour le secteur péri‑public alors que les ordres professionnels appliquent des mécanismes d’inspection (comme par exemple en France le Conseil de l’ordre des médecins).
7 L’évolution des buts de la fonction d’inspectorat passe de la légalité de l’action, à la conformité de la pratique aux règles de l’art (enseignants, médecins, policiers), puis aux buts annoncés (programmes nationaux). Viennent ensuite la vérification de l’efficacité de la pratique, de son efficience en termes de rapport intrants‑extrants, du respect des règles administratives internes et de la qualité du service‑rendu (quantité, fréquence, adéquation, etc.) aux citoyens‑usagers‑bénéficiaires‑clients. L’évolution a transité depuis une approche de type pré‑wébérienne, vers celle des métiers, puis vers les tendances diverses du management public. Les fonctions de gestion impliquées par les missions d’inspection ont progressivement inclus, outre l’inspection elle‑même, la vérification interne, l’analyse de processus (organisation et méthodes), la gestion du risque, la gestion de performance, l’évaluation, la vérification externe, etc. Ces fonctions s’ajoutèrent dans le cycle de management à d’autres missions comme, par exemple, l’organisation et méthodes de travail, la planification budgétaire (PPBS) et la planification stratégique ainsi que la production du rapport annuel de l’organisation. Ainsi, au sein d’une même organisation on peut recenser une myriade d’unités qui s’adressent aux opérateurs pour inspecter leur travail sous divers motifs, logiques et angles.
8 Au Canada, l’inspectorat évolue de l’observation de pratiques sur le terrain vers une mission souvent plus ex‑ante et exercée au centre des administrations. Il s’agit de se faire plus stratégique et plus pédagogique : plutôt que de multiplier les efforts pour prendre en flagrant délit l’agent administratif dont le nombre s’est considérablement accru en un siècle, il est préférable de mieux normer l’action et de mieux former les agents. Un contrôle ex‑post exercé sur une base globale autant qu’individuelle (de manière juridictionnelle, aléatoire ou sur plainte) pour compléter le dispositif de nos jours avec la Cour des comptes ou les Commissaires aux plaintes [1]. Le Canada dispose de trois principales fonctions d’inspection : le vérificateur interne, le contrôleur général, le vérificateur général. Certaines remplissent les tâches relativement analogues aux dispositifs que l’on retrouve en France.
9 La vérification interne est une activité normée et obligatoire depuis la Loi sur la transparence en 2006 (L. C. 2006, ch. 9). Chaque administration doit avoir son programme de vérification interne et celui‑ci doit correspondre aux normes du Conseil du trésor. De plus, chaque dirigeant d’organisme (sous‑ministre) est tenu de constituer un comité externe de vérification interne, lequel formule des recommandations écrites au sous‑ministre sur la conduite de sa vérification interne (Zussman and Larson, 2010). Au sens classique du terme, il y a peu d’inspecteurs au gouvernement du Canada. L’essentiel du travail de conformité est plutôt exercé par la chaîne hiérarchique, puisque l’organisation gère par résultats plutôt que par activité. Dans le cas où une erreur ou une crise survient, c’est l’ensemble de l’organisation qui se trouve systémiquement interpellée comme ce fut le cas dans la tragédie du Lac Mégantic en juillet 2013 (Bureau de la sécurité des transports, 2014). Cette approche, dite du « Contrôleur moderne », introduite en 1998 (contrôles ex‑post) exige de bien réglementer, de mettre en place les bons systèmes, de bien former les agents, d’appuyer les agences d’exécution et de réagir aux résultats, ce qui implique de parfois retirer des habilitations. La section de vérification de la Commission de la fonction publique du Canada travaille dans le même esprit lorsqu’elle vérifie que les ministères et organismes appliquent bien la loi sur l’emploi dans la fonction publique (L. C. 2003, ch. 22 art. 12 et 13) : il y a un cadre de délégation et les vérifications viennent contrôler après si le travail de dotation (le choix et la nomination de fonctionnaires aux postes ouverts) a respecté ce cadre. Des administrateurs principaux négligents ont ainsi perdu leur autorité de nomination pour un certain temps. Il en va globalement de même en matière de contrats ou de ressources financières : au vu de ses piètres résultats en matière contractuelle, le ministère de la défense s’est fait mettre en tutelle en 2013 par le Conseil du trésor (en France ce serait la direction du budget) pour la question de l’attribution des contrats.
10 Le Contrôleur général du Canada est, à plusieurs égards, l’organisme le plus proche des inspectorats français. Il a pour mission de renforcer la saine gestion des fonds publics et des actifs gouvernementaux, et ainsi contribuer à l’efficacité globale de l’administration publique au Canada. Le Contrôleur doit assurer le leadership en gestion financière, en vérification interne et en renforcement de la capacité des gestionnaires en ces matières et en responsabilisation de l’administration. Créé en 1932, il fut aboli en 1969 comme fonction de contrôle ex‑ante. En 1978, on le rétablit en lui confiant des missions d’évaluation de programmes et de contrôle interne. En 1993, il est intégré au Conseil du trésor avec des responsabilités élargies pour englober la gestion financière, la vérification interne, la stratégie d’information financière, la gestion de projets et les acquisitions, la gestion des biens immobiliers et du matériel, la gestion du risque, la gestion et l’évaluation axée sur les résultats, la gestion des dépenses et les opérations, et la fonction de contrôleur moderne. Depuis 2003, il est devenu un bureau distinct au sein du Secrétariat du Conseil du trésor.
11 Le Vérificateur général du Canada tient un rôle en général assez similaire à la Cour des comptes française. Depuis 1977, le vérificateur général ne doit plus seulement vérifier l’exactitude des états financiers et l’application intégrale de la législation par les administrations, mais il a le mandat plus vaste d’examiner comment le gouvernement gère les affaires publiques, cela sans pour autant commenter les choix de politiques, mais en examinant plutôt leur mise en œuvre. En cela, son rôle peut être rapproché des inspectorats tels que nous les avons définis plus haut. Pour réaliser ses trois fonctions, il mène des audits dans les ministères et les organismes fédéraux, la plupart des sociétés d’État et de nombreuses autres organisations fédérales, le tout pour fournir des informations, assurances et avis objectifs. Il peut présenter ensuite ses rapports devant des comités parlementaires. Le Québec dispose d’un vérificateur général aux fonctions identiques à celles de son homologue fédéral. On y observe une communauté de vérificateurs internes attachés et redevables à chaque ministère, et un contrôleur des finances qui est responsable de la comptabilité gouvernementale et de l’intégrité du système comptable du gouvernement. Il s’assure, de plus, de la fiabilité des données financières enregistrées au système comptable et veille au respect des normes, principes et conventions comptables du gouvernement provincial. Il a également pour fonctions la préparation, pour le ministre, des comptes publics et d’autres rapports financiers du gouvernement, et exécute tout mandat que lui confie le ministre ou le gouvernement » (Gouvernement du Québec, 1999). La ville de Montréal, mise en cause pour ses scandales administratifs, compte sur un vérificateur général qui mène notamment des audits d’optimisation et a vécu de multiples épisodes d’intimidation par l’administration qu’elle tentait de vérifier. En juin 2010 on y ajouta un contrôleur général, pour des contrôles ex‑ante, rattaché au Directeur général (Ville de Montréal, 2014). Puis le poste d’inspecteur général des contrats fut créé en février 2014. Celui‑ci détient de plus larges pouvoirs d’enquête que ses homologues. À cette époque, la Ville créa aussi le poste de directeur des services de la performance organisationnelle pour examiner les processus de travail, proposer des réformes et favoriser l’imputabilité administrative.
La méthodologie des études
12La tâche de formuler des appréciations n’est pas facile dans la mesure où la conception des politiques publiques évite de définir des critères d’évaluation et une reddition de comptes trop précises. Comment alors inspecter selon des critères flous ou mouvants ? Tant les responsables politiques que les hauts fonctionnaires répugnent aux engagements trop précis et trop risqués en termes de quantités, qualité, délais, fréquence, etc. car le contexte de la gestion dans le secteur public porte une large part d’imprévisibilité (Tiili, 2007). Il y a déjà près de quarante ans, Rolland Parenteau (Parenteau, 1979) avançait plusieurs raisons pour expliquer le flou entourant les projets et programmes gouvernementaux, ce qui en rend plus difficile l’inspection et l’évaluation : la recherche de consensus autour d’une décision politique multiplie les objectifs ou les rendent imprécis et même inconciliables ; au moment de l’annonce de la décision le devis du projet est inachevé ; les programmes ne détaillent pas les motifs, les moyens envisagés, les stratégies de mise en œuvre et les impacts attendus ; la décision arrive souvent lorsque le problème s’est envenimé ; la décision favorise souvent des solutions à court terme ; les objectifs n’étant pas quantifiés, l’évaluation des ressources nécessaires est difficilement réalisable ; l’absence de contrôle dans l’exécution, due principalement à la succession des ministres en charge du dossier, vient compléter tous ces facteurs qui rendent difficile la mise en œuvre d’une décision. Cette analyse tient encore plus la route aujourd’hui étant donné que les moyens modernes de communication rendent les élus et dirigeants plus nerveux et sensibles aux informations publiées.
13 Comment alors soumettre des appréciations sur des objectifs énoncés vaguement, dans des politiques qui n’osent pas dirent leur nom (Bastien, 2009), dans des programmes camouflés en « initiatives » ? Comment juger de la performance d’actes dont ne sont énoncés que les intentions très générales et des budgets globaux ? C’est le cas de la Stratégie jeunesse du gouvernement du Québec avec son « Plan d’action du défi de l’entreprenariat jeunesse » (Gouvernement du Québec 2004), énoncé en 25 mesures approximativement articulées (2004‑2009). On passe alors de l’évaluation à l’analyse évaluative. Les acteurs se montrent plus intéressés à recevoir, dans un processus discret, des suggestions d’amélioration, dans lesquelles ils feront le tri selon leurs logiques et intérêts, que d’être l’objet d’un jugement public de performance. Le modèle logique (objectifs – impacts souhaités – résultats souhaités – productions attendues – activités requises – intrants nécessaires) se trouve mis à mal. Faute de cadre logique, il n’est pas aisé de se prononcer quand on sait que l’administration battra en repli affirmant que « Ce n’est pas cela qui était annoncé au départ ! ». Par ailleurs, il ne faut pas généraliser la critique car les progrès des 25 dernières années ont permis aux administrations de raffiner leur cadre logique et d’en faire part au public de manière plus précise. Le Canada a mis en place en 1995 un système d’annonce de ses Plans et priorités qui est devenu un des trois instruments de présentation du budget au Parlement (Bourgault and Gagnon, 2006). Dix‑huit mois après la présentation du budget des dépenses, survient le Rapport sur le rendement où sont examinés les résultats en fonction des engagements de l’année précédente. Le Québec a établi en 1998 un système de Plan stratégique, suivi de Plans annuels de dépenses et de Rapport annuel de gestion, lequel peut soutenir la discussion entre le dirigeant d’un ministère ou organisme et la Commission (parlementaire : Assemblée nationale) de l’Administration publique, une Commission réputée pour son absence d’esprit partisant.
Les compétences requises à la réalisation des inspections: discipline et institutions multiples
14 L’exercice d’une étude d’audit, d’inspection, ou d’évaluation a en commun plusieurs étapes : l’anticipation des informations à colliger, la détermination des méthodes de collecte, la préparation des outils de collecte, l’identification des répondants, l’analyse selon un axe de lecture particulier, etc. Parfois l’observation porte davantage sur des informations qualitatives, d’autres fois sur des informations quantitatives. Un bagage multiple semble requis chez les fonctionnaires en charge des études. De plus, une étude est rarement menée par une seule personne sans être en relation, discussion, ou échanges avec une équipe et des collègues. Ainsi peuvent germer des propositions intéressantes et audacieuses, des ajustements pertinents qui rendent la démarche optimale et mieux adaptée. Ces échanges ne peuvent fructifier que dans un environnement où chaque expertise est valorisée et comprise des membres de l’équipe. En revanche, une expertise unique commune à chaque membre qui fonctionnerait comme un clone de son collègue formaté par une même approche, un même programme, un même mentor, une même école, viendrait limiter la portée de tels échanges. Ces exercices – audit, inspection, évaluation – s’appliquent à des domaines variés. Ainsi, en France les enquêtes menées par l’Inspection générale des affaires sociales portent sur le domaine social, celles menées par le Contrôle général des armées sur le domaine militaire, etc. De la même manière, les fonctionnaires et les consultants en charge des missions relevant de l’inspectorat doivent être familiers voire formés dans ces secteurs respectifs. Ces exercices – audit, inspection, évaluation, etc. – nécessitent une connaissance spécialisée mais aussi des formations concernant les spécificités de chaque secteur analysé. Il va sans le dire que la compréhension des particularités du jeu des acteurs et des lobbyistes d’un secteur est importante. Ainsi, une formation initiale ou continue ou encore une forme d’apprentissage par mentorat sur les spécificités sectorielles apparaissent essentielles à la qualité des actes d’inspectorat. Par ailleurs, la multiplicité des actions et les efforts consentis pour relier les secteurs à travers les actions interministérielles, comme les politiques de lutte contre la pauvreté, les stratégies pour la jeunesse ou les personnes âgées, appellent des compétences additionnelles. En effet, des enjeux politico‑administratifs se greffent aux dynamiques sectorielles voire intergouvernementales. La coordination entre les ministères, en respectant leur mission et leur agenda respectifs, avec un fonctionnement en silo dans le contexte d’une imputabilité sectorielle ajoute à la complexité de gérer et d’étudier les actions interministérielles. Des compétences sur la gouvernance et la gestion, tant humaine, budgétaire que technique, complètent la diversité des profils de ressources humaines que mènent ou devraient mener les études d’inspectorat.
15 Le Canada a mis en place une fonction d’évaluation sous la gouvernance du comité « évaluation » du secrétariat du Conseil du Trésor. Entre 2011 et 2012, 500 postes (en équivalent temps plein) ont été dédiés à des activités d’évaluation (Conseil du Trésor Canada, 2012). En date de 2014, on trouve plus de 1 000 inspecteurs au gouvernement du Canada sur les quelques 257 000 employés. Moins de 1 % des inspecteurs mènent des enquêtes internes : inspecteur des systèmes de gestion de sécurité ou inspecteur‑unité de vérification de la conformité des enquêtes sur les drogues ou inspecteur superviseur. La très vaste majorité de ces agents inspecte pour le compte de la mission des administrations comme inspecteur des grains, inspecteur de l’infrastructure ferroviaire, inspecteur de la transformation des aliments, ou inspecteur de centrale nucléaire. Environ 80 de personnes portent le titre de contrôleurs dans l’administration fédérale et 60 d’entre elles examinent l’administration. On y retrouve aussi 600 personnes chargées de la qualité et 60 % d’entre elles examinent les systèmes de l’administration comme le font par exemple, le chef de la direction de l’assurance de la qualité et du contrôle, la responsabilité de la qualité linguistique, celle des systèmes, ou des productions des administrations. Les vocables incluent : architecture de…, assurance de…, gestion de…, contrôle ou surveillance de… La logique de gestion est toujours la même : un cadre de critères et normes, des systèmes d’exécution conformes, un appui, la formation des agents, le contrôle ex‑post, la mitigation des dommages et la correction, la sanction. Sur les 175 personnes qui travaillent sur la gestion des risques, seules 20 % analysent l’intérieur de l’administration. On y trouve des responsables de la méthodologie des risques, de la modélisation et de l’analyse des risques ; de l’évaluation de la menace et des risques ; de la gestion des risques et de la communication des risques.
16 Le Québec dispose d’environ 100 professionnels réalisant des fonctions d’évaluations (Smits & Jacob, 2014) et table sur un profil relativement homogène de compétences réalisant les vérifications et études de conformité : généralement des auditeurs encadrés par leur ordre et formés sur une base financière. Cependant, pour les évaluations, faute d’ordre professionnel régulateur et normalisateur, la plupart des évaluateurs proviennent de programmes divers enseignés dans les universités (département de sciences politiques, sciences administratives, etc.) et sont titulaires d’une formation au niveau Bac et Msc (équivalent licence et master). Notons que les évaluateurs aux États-Unis sont majoritairement des titulaires d’un doctorat.
La place du citoyen dans l’espace de l’inspectorat
17Les citoyens et bénéficiaires des services publics peuvent jouer différents rôles dans l’espace de l’inspection. Ils peuvent fournir des renseignements sur le niveau de satisfaction par rapport aux multiples aspects du service public reçu, participer au suivi de projets, etc. Ces dernières années, le rôle du citoyen et sa participation authentique dans les politiques publiques, notamment leur suivi, fait l’objet d’une attention grandissante. Une participation authentique pourrait contrer l’érosion de la confiance des citoyens dans leurs administrations. Même si cette participation citoyenne est largement applaudie et publicisée, le degré de participation réelle peut osciller de la simple consultation à l’inclusion de la voix citoyenne. Cette inclusion peut se matérialiser sous la forme de sondage, forum, jury citoyen, consultation élargie, etc. Les défis sont de l’ordre de la réelle représentativité des citoyens consultés et du profil de leurs représentants, des intérêts personnels et de groupes de pression, du déséquilibre de connaissances face aux experts et fonctionnaires impliqués aussi dans les processus (Hourdequin et al., 2012, Menezes, 2005). L’inclusion délibérée de la voix citoyenne dans l’administration publique reste encore faible et l’institutionnalisation de tels mécanismes reste une projection d’avenir pour beaucoup de juridictions (King et al., 1998). Le Québec procède via les consultations publiques lors du dépôt de projets ministériels majeurs, la réalisation de certaines études d’impacts avec les citoyens. De plus, la loi sur la diffusion des informations publiques assure un accès public (Gouvernement du Québec, 1982). Alors que les rapports du vérificateur général sont tous accessibles, l’application de cette loi aux rapports d’évaluation reste variable, les ministères publiant sur décision interne l’information de l’administration publique (Smits & Jacob, 2014). Le mode de participation citoyenne qui est ici favorisée est la consultation et le partage de certaines informations. Des ajustements quant aux mécanismes d’implication authentiques des citoyens dans le processus décisionnel, et non purement consultatif, restent à définir.
Quelle utilisation est faite des activité d’inspectorat
18La prise de décision concernant les politiques publiques à déployer, stopper ou reconduire est influencée par plusieurs sources. Depuis les années 1920, les données probantes issues de la recherche ont cheminé vers une reconnaissance légitime dans les débats sur les décisions publiques (Lomas, 2005). L’utilisation de ces données probantes est renforcée par les techniques de communication appropriées (format, temps opportun pour les décideurs), le ciblage et la vulgarisation des discours et des messages rendus accessibles aux décideurs et leur entourage, la participation des spécialistes de contenus (chercheurs, fonctionnaires) avec les décideurs. Il est devenu difficile d’identifier la voix des inspecteurs au sein de cette chorale.
19 Au Canada et au Québec, il est difficile de retracer l’utilisation qui est faite des études d’audit, d’évaluation, d’inspection. Plusieurs obstacles ralentissent ou annihilent l’emploi des informations recueillies. Certains sont méthodologiques comme la capacité à suivre une conclusion ou une recommandation d’une étude parmi un ensemble d’études, d’actions ou de plaidoyers. D’autres obstacles s’inscrivent dans des logiques de secret ministériel, de jeux d’acteurs ou plus généralement de faisabilité économique, morale, de réceptivité des partis politiques et de la population. Le Canada a mis en place un rapport annuel qui fait état de l’utilisation des rapports d’évaluation. Sur demande du Secrétariat du Conseil du trésor (SCT), les ministères répondent que : « Parmi les grands ministères et organismes, 72 % ont indiqué avoir tenu compte des constatations de la quasi‑totalité des évaluations pertinentes en vue de produire les rapports sur les plans et les priorités » (Conseil du Trésor Canada, 2012). Ni le premier, ni le second rapport de la fonction de contrôleur (2011 et 2012) ne font état du suivi de recommandations ou des conclusions (Secrétariat du Conseil du Trésor, 2011). Au Québec, les recommandations du Vérificateur général du Québec (issues des travaux de vérification qu’il mène) font l’objet d’un processus systématique de suivi (par l’intermédiaire des rapports annuels de gestion). Quelques rares ministères ont instauré des processus de suivi des recommandations qui sont formulées dans le cadre de leurs évaluations de programme. Par ailleurs, les organismes centraux n’obtenant pas les rapports d’évaluation, un suivi systématique n’est pas possible. À notre connaissance, nous ne disposons d’aucune étude de suivi des recommandations issues des évaluations.
20 * * *
21 Les fonctions d’inspectorat vivent, elles aussi, dans un cadre de ressources limitées et leur influence peut se révéler fragile. Il leur faut survivre et, pour cela, suivre la prochaine vague d’innovation avant la mise en place d’autres unités administratives exerçant des fonctions du même type. Les dirigeants politiques se trouvent aujourd’hui aux abois. Il leur faut équilibrer les budgets sans pour autant relever la pression fiscale. Bien sûr l’examen des dépenses mérite l’attention. Une des façons de procéder peut consister à court‑circuiter les fonctions d’inspectorat en créant des commissions d’études ou d’enquêtes. Au Québec, la commission de révision permanente de programmes présidée par Lucienne Robillard vise à « assurer que les programmes sont soumis à un processus d’évaluation continue ». Au moment de rédiger ces lignes, plusieurs coupes et réorganisations ont devancé les travaux de cette commission. La perspective canadienne valorise la diversité des fonctions d’inspectorat. Dans tous les cas, elles s’exercent dans le cadre d’un processus continu et centré sur l’organisation apprenante. Il s’agit moins « d’attraper quelqu’un » que de créer les conditions qui favorisent la bonne pratique et, surtout, l’évolution continue des normes de ces bonnes pratiques.
22 L’opinion publique se fait plus réaliste et plus mature au sujet des conclusions des études et audits. Personne n’est absolument parfait et il y aura toujours des rapports identifiant des fautes et suggérant des améliorations. Celles‑ci deviennent toujours plus difficiles à implanter dans un monde où les ressources ont diminué, où le cadre juridique se fait plus serré et où l’évolution des échanges mondiaux et la technologie consacrent la précarité des politiques et programmes. L’examen continu et critique des médias, la capacité de chaque citoyen de partager ses expériences négatives au sujet de l’administration peuvent accentuer le fatalisme des citoyens. Malgré toutes les imperfections, la France et le Canada offrent un niveau de services remarquable à leurs citoyens. Il leur faut apprendre aussi à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain…
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : évaluation, Canada, défis, méthodologie, Inspectorat
Date de mise en ligne : 14/12/2015
https://doi.org/10.3917/rfap.155.0723Notes
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Organe d’un ministère chargé de recevoir et de traiter les plaintes des usagers, en particulier celles concernant le respect des Déclarations de services à la clientèle (chartes de qualité) et en dehors des cas où des recours administratif ou judiciaire sont possibles. NDLR