Couverture de RFAP_147

Article de revue

La responsabilité administrative au prisme de l'action publique

Pages 589 à 602

Notes

  • [1]
    Ce qui correspond d’ailleurs parfaitement au triptyque énoncé par Pierre Rosanvallon : Impartialité, réflexivité, proximité (Pierre Rosanvallon, 2008).

1 Curieuse situation que celle de l’administration tout à la fois centrale et subordonnée. L’administration est du même coup un bouc émissaire commode, ce qui explique qu’il n’est jamais facile d’aborder la question de son organisation – a fortiori de sa responsabilité – avec la sérénité qui sied d’ordinaire à toute démarche sérieuse.

2 S’interroger sur la responsabilité administrative dans ces conditions est périlleux car il n’y a pas de réponse simple en dehors d’un effort de précision sur ce qu’il convient d’entendre par administration. Déjà le concept d’administration lui‑même ne va pas de soi. Le droit, généralement bon pourvoyeur de définitions, est de ce point de vue significatif dans sa préférence à parler des « institutions administratives » pour saisir l’ensemble parfaitement hétérogène des différents éléments sur lesquels va s’appuyer le gouvernement pour accomplir ses fonctions. Pour autant on ne saurait éluder la question de la place des organisations publiques et de leur responsabilité dans la conduite des affaires publiques. Si le droit administratif n’est pas tout à fait le droit de l’administration, la responsabilité administrative est juridiquement la responsabilité appliquée aux administrations, même s’il faut prendre l’acception au sens large et y voir aussi l’action des personnes privées chargées d’une mission de service public et dotées de prérogatives de puissance publique. Elle est affaire d’action en tout cas. L’importance accordée aujourd’hui à la performance, tout comme historiquement le développement d’un interventionnisme accru de l’État ne doivent pas faire oublier cependant que ce qui est en jeu dans la responsabilité administrative a quelque chose à voir avec l’arbitraire du pouvoir politique. La sécularisation du pouvoir de l’État est passée par la désacralisation de la souveraineté. Mais la défense de l’individu ne peut faire oublier le contenu des actes de pouvoir et des enjeux auxquels ceux‑ci tentent de répondre quand ils se nomment solidarité, aménagement du territoire ou développement durable. Est inscrite au cœur de la question de la responsabilité cette rencontre toujours tumultueuse de l’individu et du pouvoir politique, un individu qui ne saurait exister sans la protection du pouvoir et d’un pouvoir dont la vocation est d’assurer le collectif des individus.

3 La question de la responsabilité administrative est clairement politique au sens où elle touche le pouvoir politique dans ses fondements comme dans son exercice. La question de la responsabilité hante d’autant plus le pouvoir politique que ce dernier se veut « dirigeant », c’est‑à‑dire engageant l’avenir par ses politiques. Si le lien peut être établi entre les choix effectués et leurs conséquences, la responsabilité des hommes politiques se trouve engagée, car ils deviennent « comptables de » (accountable for) dans une démocratie qui n’est plus seulement de « confrontation », mais aussi d’ « imputation ». Ce n’est pas un hasard si l’analyse des politiques publiques a fonctionné comme la théorie moderne du pouvoir politique en mettant l’accent sur la détermination des résultats de l’action publique tout comme sur la manière d’y parvenir (implementation). La responsabilité est une dimension cruciale de la légitimité quand la capacité à obtenir des résultats définit une responsabilité.

4 C’est bien dans ce cadre là qu’il faut envisager la place qui revient à l’administration dans la production d’une action intentionnelle. La capacité d’intervention de l’administration publique est donc à saisir dans les dynamiques historiques d’un pouvoir politique qui a changé dans sa nature et son exercice, voire dans son cadre si l’on tient compte tout à la fois de l’existence de l’Europe et du développement des collectivités territoriales. Le choix aujourd’hui clairement partagé au sein de la sociologie et de la science politique du concept d’action publique marque bien à quel point l’exercice du pouvoir est central et que l’on ne peut indûment se contenter de s’intéresser aux seuls mécanismes de dévolution de l’autorité. Le pouvoir, certes, mais pour quoi faire ? La responsabilité administrative doit être saisie au plus près des transformations de l’action publique que l’on peut définir de manière large comme l’ensemble des processus sociaux à travers lesquels sont traités des problèmes considérés comme relevant de la compétence d’autorités publiques et dont le règlement conditionne pour une part la légitimité et la responsabilité (Duran, 2009). La perspective ouverte par de nouveaux modes de raisonnement et de nouvelles analyses est l’occasion de repenser la place de l’administration dans la production d’action publique et par là même de prendre la juste mesure de sa responsabilité. Certes, le droit ne saurait épuiser la réalité, pas plus que la responsabilité administrative ne saurait incarner à elle seule toute l’action publique. C’est la question plus générale des rapports du pouvoir politique au droit, plus précisément encore de l’action publique au droit, qui se trouve ainsi réactualisée. Jusqu’où en particulier le droit peut‑il être un langage de l’action publique. Question complexe et controversée, mais question essentielle (Duran, 1993 ; Mockle, 2007).

5 L’assignation à responsabilité nécessite une évaluation précise du travail des administrations. Faute d’avoir pris la juste mesure des mutations de l’action publique, l’adminis­tration occupe aujourd’hui une place incertaine dans la production d’action publique que les ambiguïtés de la responsabilité administrative ne permettent pas d’affronter valablement. À l’évidence, pour retrouver du sens, la responsabilité administrative doit être repensée au sein du cadre général que dessine une « responsabilité d’action publique » dont il convient de spécifier les dimensions qui la composent et leur articulation.

Le positionnement incertain de l’administration publique

6 Bien des mutations sont intervenues qui ont affecté tout autant l’ancrage institutionnel de l’administration que les modalités mêmes de son fonctionnement. La question de sa responsabilité passe aujourd’hui par une explicitation de son positionnement identitaire, de la nature de ses activités et de sa place dans la production d’action publique.

Le retour du politique

7 La question est tout à la fois historique et fonctionnelle. Historique, car la place de l’administration est toujours spécifique, liée à un type d’État. Fonctionnelle, dans la mesure où l’action administrative n’a pas le même poids selon qu’elle se présente comme pure exécution d’ordres simples ou comme instance de formulation et de mise en œuvre de politiques publiques. Mais dans tous les cas, l’administration en tant que dispositif institutionnel ne peut être sociologiquement dissociée de l’exercice du pouvoir politique. L’administration, dans son sens profond, est bien une manière d’être du politique.

8 Tout se passe comme si, en France, la légitimité du service public ne pouvait se construire que dans un rejet du politique, ou tout au moins une sérieuse prise de distance à son égard. Il faut y voir la conséquence d’un mode de construction étatique qui a fait de l’État le garant de l’unité nationale, caractérisé par la mise en place d’une administration puissante en même temps que fortement territorialisée. Ce modèle a fourni historiquement les éléments d’une représentation idéologique et plus particulièrement d’un modèle culturel reposant sur une dissociation radicale du politique et de l’administration auquel les agents de l’administration demeurent profondément socialisés, car il leur a fourni les conditions de leur légitimité professionnelle dans leur capacité à incarner « l’intérêt général ». Le refoulement du politique s’enracine dans la sacralisation de l’État. Au fond, il aura fallu la décentralisation et l’Europe pour que l’on découvre en pratique la vérité de la formule de Léon Duguit selon laquelle « l’État n’a pas le monopole du Bien public ». La force de la représentation étatique avait fait oublier le gouvernement qui est derrière l’administration. La multiplication des lieux de pouvoir a brisé la représentation unitaire du politique et renvoyé de fait l’administration à un positionnement pratique que l’article 20 de la Constitution précise pourtant clairement : « le gouvernement dispose de l’administration ». Mise à nu, l’administration cesse désormais d’être l’État pour devenir un ensemble de moyens d’action mis au service des politiques publiques gouvernementales. De surcroît, le politique ne peut se résumer à l’État tout comme l’État ne peut plus incarner à lui seul la régulation politique, car les mécanismes d’intégration et de fixation des enjeux débordent largement désormais ses seules frontières institutionnelles.

9 La capacité d’action de l’administration comme la mobilisation de son personnel passent aujourd’hui par une représentation du politique qui soit en prise directe avec la réalité de son action et de son environnement et qui lui permette de construire ses repères tant en termes de légitimité que d’efficacité autrement que de manière purement défensive. En l’occurrence la perte de centralité de l’État du fait d’une complexification des réseaux de décision et d’action induit une redécouverte du politique que masquait une certaine conception de l’action publique animée par une philosophie neutraliste du service public.

L’administration comme instrument d’action publique

10 Dans une conception classique, l’administration se concevait avant tout comme un rouage d’exécution, il ne lui appartenait pas de déterminer le sens de l’action. L’administration ne peut plus être considérée de nos jours comme la simple application de la loi, mais bien comme une composante essentielle du processus gouvernemental. On sait à quel point les notions de programme et de politique publique sont restées longtemps étrangères au vocabulaire français de la gestion publique. L’adoption progressive d’un raisonnement en termes de politiques publiques a clairement changé la donne et l’application de la Loi organique relative aux lois de finance (LOLF) est la suite logique, au‑delà de la concrétisation qui en a été donnée, d’un raisonnement de nature programmatique. Or, ceci change la nature même du travail administratif qui s’affirme comme de plus en plus politique dans sa participation à la formulation des buts collectifs, dans leur définition opératoire ainsi que dans la négociation avec les groupes sociaux concernés par les décisions politiques.

11 L’action des institutions administratives ne se résume plus en effet à une simple fourniture de services en réponse à des demandes sociales plus ou moins exigeantes. Les administrations doivent intégrer des impératifs de gestion de « problèmes publics » dont elles ont rarement le monopole et dont le traitement génère des conséquences qui définissent la réalité de leurs performances comme la nature, l’étendue et le degré de leur responsabilité. Les logiques de réalisation qui sont celles des organisations administratives doivent intégrer les logiques de résultat qui sont celles des politiques publiques.

12 L’administration a longtemps été dominée par des logiques de production correspondant à des filières verticales de gestion. Il s’agit désormais moins de produire que de répondre à des problèmes complexes difficilement cernables dans des savoirs d’experts. Du même coup, l’appréciation de l’activité administrative relève moins d’une évaluation technique interne de la qualité des produits que de sa contribution au traitement des situations jugées problématiques. Le contrôle est devenu externe, expliquant l’engouement pour la thématique de l’évaluation des politiques publiques au‑delà des difficultés mêmes de sa mise en œuvre. On est ainsi clairement dans une logique de politique publique, dès lors que le propre des politiques publiques est de gérer des « problèmes publics ». La contrepartie en a été cependant le début d’une fragilisation de l’administration qui découvrait que la qualité de ses prestations ne suffisait plus à légitimer le bien‑fondé de son action. La qualité des produits ne détermine pas l’efficacité de la gestion publique. En effet, on ne saurait mesurer une politique à la seule aune de ses réalisations : la construction des routes ne fait pas mécaniquement de l’aménagement du territoire, pas plus que l’obtention de diplômes ne permet de trouver des emplois. La catégorie centrale de l’action publique est donc davantage celle de résultats que celle de réalisations. Ceci a ouvert la voie à une distinction essentielle : gérer une administration n’est pas gérer une politique publique, l’efficacité de l’une ne fait pas mécaniquement l’efficacité de l’autre. C’est là une source importante de tension dans la mesure où la maîtrise des administrations est plus facile à construire que celle des politiques publiques surtout quand l’efficience a tendance à l’emporter sur l’efficacité, la recherche des « bonnes pratiques » sur la qualité des résultats. Or, ce que vient rappeler avec force l’analyse des politiques publiques, c’est bien que l’administration n’existe que comme instrument dans la gestion des problèmes publics. Ceci amène à reconstruire la légitimité du service public sur la base de sa participation à un bien commun dont l’État n’a d’ailleurs plus le seul monopole ainsi que l’atteste tout autant l’Europe que la décentralisation. Or, non seulement ceci change la nature même du travail administratif, mais conduit dans le même temps à révéler une action publique qui ne cesse de déborder le cadre même de l’appareil d’État.

La fin d’un monopole

13 De manière significative, parler d’action publique revient donc à entériner les évolutions d’une gestion publique qui est sortie des bureaucraties publiques pour s’incarner dans des politiques publiques qui mettent en jeu des réseaux élargis d’acteurs multiples autant publics que privés, mêlant des niveaux de gouvernement différents du local à l’Europe. L’action poursuivie en matière de réorganisation administrative est en fait une tentative de réponse à une situation qui se caractérise par une hétérogénéisation et une centrifugation croissantes des univers concrets de gestion publique auxquels il convient de s’adapter tout en essayant de préserver la cohésion minimale d’un ensemble institutionnel aussi vaste que celui de l’État. La situation est d’autant plus complexe que la sphère administrative publique s’est elle‑même complexifiée à travers des mécanismes de différenciation qui sont liés à un vaste mouvement d’agencification et de création d’autorités administratives indépendantes en nombre suffisamment important pour alerter le Conseil d’État. Or, on a pu voir dans ces manifestations la reconnaissance d’une insuffisance des administrations traditionnelles dans leur capacité à gérer efficacement des questions complexes. On a ainsi pu se demander si de telles instances ne correspondaient pas aussi à une forme d’auto‑déssaisissement de la part du pouvoir politique qui se décharge ainsi d’une activité problématique sur une institution ad hoc. Il s’agit de « faire faire » ce que l’on ne sait pas faire.

14 Mais, plus largement, l’administration de l’État est conduite à intégrer un jeu complexe de rapports qui ne peuvent plus se régler seulement de manière hiérarchique, mais de manière également processuelle et négociée. La perception des problèmes ayant changé, les modalités de leur gestion ont changé également. Face à un univers plus évolutif où les problèmes sont à géométrie variable et les partenaires plus nombreux, le succès dans la réalisation des conséquences désirées dépend généralement de l’assistance active d’acteurs et de parties prenantes qui opèrent en dehors des frontières des agences gouvernementales. Bref, la valeur publique est typiquement « coproduite ». Longtemps simples sous‑traitants, les acteurs privés peuvent être aujourd’hui de véritables opérateurs de politiques publiques. L’administration a toujours la propriété de ses compétences, elle a perdu la propriété des problèmes publics.

15 Nous sommes invités ainsi à élaborer un nouveau paradigme de l’action administrative impliquant en particulier un repositionnement de l’administration qui tienne compte de cette double fragilité, institutionnelle et organisationnelle. Du même coup, faute d’avoir pris la juste mesure des mutations de l’action publique, l’administration occupe aujourd’hui une place incertaine que les ambiguïtés de la responsabilité administrative ne permettent pas toujours de surmonter.

La responsabilité administrative en tension

16 Le caractère englobant de l’étude de l’action publique permet utilement de mieux cerner la place de l’administration dans le circuit de production des actes de gouvernement. L’image est quelque peu brouillée et parfois contradictoire d’une administration qui se définit tout à la fois comme une « institution » de l’État et comme un « instrument » parmi d’autres possibles au service de politiques publiques gouvernementales. Il en découle une responsabilité nécessairement limitée, elle‑même traversée des tensions multiples qui ne sont pas étrangères à ce qui nous semble être les difficultés du droit à intégrer les propriétés de l’action publique dans une approche essentiellement contentieuse.

D’une responsabilité restreinte à une responsabilité élargie

17 Raisonner en termes d’action publique, et plus précisément encore de politiques publiques, conduit en effet à mettre en perspective les choix politiques, les réalisations qui s’ensuivent et les conséquences qui en découlent. La dimension des choix définit une responsabilité à laquelle l’administration ne peut être étrangère compte tenu du fait qu’il lui revient de les traduire en objectifs opérationnels et en moyens à mobiliser. L’accent sur les réalisations représente une responsabilité de mise en œuvre dont on connaît l’importance décisive, non seulement parce qu’elle est un bon indicateur d’une volonté politique, mais aussi parce que le choix des instruments d’action en conditionne le processus. Quant aux conséquences, elles constituent en quelque sorte le moment de vérification empirique du bien fondé des raisonnements qui ont initié l’action en même temps que leur évaluation en tant qu’elles réalisent des conséquences désirées ou non. Voici trois niveaux de responsabilité auxquels l’administration a partie liée.

18 Si la responsabilité administrative est responsabilité des « activités » d’administration, la réflexion sur l’action publique montre qu’elle se joue dans un double registre. Le travail de l’administration peut et doit en effet être saisi :

  • comme activité de production, au sens où l’administration travaille et produit des réalisations qui non seulement consomment des moyens, mais affectent des individus ;
  • comme participant à l’énoncé et la mise en œuvre de politiques publiques. À ce titre, elle engage sa responsabilité tant au niveau des choix que des réalisations et des conséquences.

19 C’est ainsi une manière de définir deux types de responsabilité de l’administration, une responsabilité restreinte et une responsabilité élargie. Si la première constitue une responsabilité directe de nature organisationnelle, dissociée de toute dimension politique, qui lui est totalement imputable, la seconde, plus complexe, est nécessairement partagée dans la mesure où l’engagement dans l’action dépasse la seule fourniture de service pour s’incarner dans une capacité de portage des politiques publiques. Au fond, tout effort de description de la responsabilité montre la multiplicité de ses dimensions constitutives auxquelles le droit de la responsabilité administrative va se trouver confronter.

La responsabilité administrative en débat : une responsabilité éclatée

20 Il ne subsiste plus aujourd’hui que de rares îlots d’irresponsabilité du fait d’une extension considérable de la responsabilité administrative qui peut difficilement s’expliquer par la seule défense des droits de l’homme. Certes, historiquement la mise en jeu de la responsabilité administrative, compte tenu du positionnement de l’administration dans l’État, marque la fin de la sacralisation de la souveraineté de l’État et sa pleine sécularisation. Pour autant, si cet élément a constitué un enjeu historique fort et donné une signification emblématique au développement de la réflexion sur la responsabilité administrative comme limitation de l’État par le droit, cette étape est maintenant historiquement dépassée. Ce ne sont plus les mêmes enjeux auxquels sont confrontées nos sociétés démocratiques, ou plus exactement leur formulation ne peut se faire dans les mêmes termes. Il n’est certes pas question d’en finir avec les droits des personnes au nom d’impératifs de bonne gestion en particulier. Mais le problème est bien plus de combiner la protection des droits telle qu’elle peut ressortir d’une philosophie libérale classique avec l’efficacité dans l’action dans le traitement des problèmes publics. Ainsi est‑on passé d’objectifs généraux d’encadrement des conduites à des objectifs spécifiques de production d’actions publiques sans que pour autant ceux‑ci soient toujours très clairs.

21 Si le droit constitue l’institutionnalisation de l’intervention publique, son développement ne peut que suivre les variations de celle‑ci. L’observation rapide et la lecture des juristes montrent en effet que le droit de la responsabilité est un complexe de principes, de règles et de techniques qui s’est construit dans le temps au gré des interventions des pouvoirs publics. Le même concept recouvre une très grande diversité de situations. Il est difficile de parler d’un droit de la responsabilité parfaitement intégré et le vieux rêve d’un droit général de la responsabilité s’est rapidement effondré (Dupuy, 2003 ; Deguergue, 2003). Même si, entre responsabilité pour faute et responsabilité sans faute, il existe de nombreux « états intermédiaires », il est clair que la responsabilité sans faute, en s’épargnant la recherche d’une faute et ainsi d’une imputation causale précise, ne pouvait que favoriser l’extension considérable de la responsabilité au risque de l’incohérence.

22 La responsabilité pour faute correspond assez clairement, et classiquement pourrions‑nous dire, à la logique de production des organisations publiques où des usagers peuvent demander réparation d’un dommage causé par un mauvais fonctionnement de nature organisationnelle. C’est là une application assez mécanique qui ne paraît pas problématique, dans son principe tout au moins. Il est clair bien évidemment que l’accroissement de l’intervention de l’État et donc de ses administrations multiplient les opportunités de litiges que ce soit suite à des erreurs de gestion ou à l’inapplication des lois et décrets. L’administration a une obligation sinon de résultat tout au moins d’effectivité.

23 Intéressante et complexe est la responsabilité sans faute dont la logique pourrait être une préfiguration d’une conception moderne de la responsabilité du fait de l’action publique. En effet, le fait que les pouvoirs publics puissent être tenus pour responsable d’une situation qui ne relève d’aucune irrégularité constatée ni malveillance particulière, mais au contraire d’une recherche de l’intérêt général s’apparente beaucoup à ce qui pourrait relever de la mise en œuvre d’une politique publique. Il y a derrière l’idée de responsabilité sans faute une intuition qui prend tout son sens aujourd’hui compte tenu de la nature de l’action publique. On ne peut juger de l’action des gouvernants à la seule aune de leurs intentions – qui dessinent une responsabilité morale – sans prendre en compte la réalité de ce qu’il advient de celles‑ci, marque d’une responsabilité politique. Ce qui fait aujourd’hui la responsabilité est moins à chercher dans un a priori des valeurs que dans un a posteriori des conséquences. Si on ne peut généralement suspecter la bonne volonté de ceux qui nous gouvernent, on peut aisément faire l’expérience des résultats de leurs choix. Du même coup, on voit bien l’extension que peut générer une telle situation dans la mesure où, si l’on peut refuser ce qu’il advient parce qu’on pense que les choix sont eux‑mêmes contestables par leurs conséquences, on peut aussi contester, sinon les choix, tout au moins la manière de les mettre en œuvre. Ce qui est une façon d’introduire une responsabilité de type managériale si l’on peut parler de déficience dans le processus de mise en œuvre ou s’il apparaît que d’autres solutions de gestion auraient pu être mieux adaptées. La responsabilité sans faute peut‑elle servir à résoudre les problèmes de responsabilité que nos sociétés modernes se posent ? Rien n’est moins sûr cependant. Marquée par le développement de l’intervention de l’État, la responsabilité sans faute est en fait une réponse du point de vue des individus. Elle reste très éloignée d’une approche contextuelle et plus contemporaine de l’action publique qui permette de réellement saisir la place de l’administration dans la conduite des affaires publiques (Mockle, 2007).

24 Il est clair que les deux types de responsabilité administrative retenus par le droit administratif, responsabilité pour faute et responsabilité sans faute, relèvent de logiques différentes. Mais, pour autant, au‑delà de leurs différences, elles restent toutes deux marquées par l’importance accordée aux droits individuels et à leur défense. La responsabilité administrative peut en effet être perçue prioritairement comme protectrice des droits de l’homme, garante des droits subjectifs des administrés et de leurs droits fondamentaux (Belrhali‑Bernard, 2010 ; Rouyère, 2011). Et la responsabilité sans faute apparaît en quelque sorte comme une manière de combiner la puissance de l’État avec la défense des droits de l’homme. Pour autant, le refus de l’absolutisation de l’État peut‑il s’accompagner d’une absolutisation des droits qui conduit, nous semble‑t‑il, à souvent confondre citoyens et usagers ? Certes, il a fallu être vigilant pour sauvegarder la liberté des individus contre une puissance publique exorbitante. Mais, là n’est plus seulement le problème, la question que pose dorénavant l’action publique est celle de ses effets moins au plan individuel qu’au plan collectif. L’enjeu aujourd’hui est bien collectif, ou celui du collectif comme on voudra. La représentation de l’efficacité ne peut s’arrêter aux frontières des administrations sans que soit envisagé l’impact de son action sur l’espace auquel les individus eux‑mêmes identifient leur avenir. La question de l’action publique commande donc à ce que soient conjugués l’individuel et le collectif dans une réflexion tant sur les finalités de l’action que sur leurs conséquences.

25 À en être restée à une approche fortement individualiste, la responsabilité sans faute a ouvert la porte à des dérives contentieuses excessives liées à une victimisation exacerbée fortement critiquée de toutes parts. Qu’il s’agisse de regretter une application laxiste de ce principe ouvrant la voie à une recherche d’indemnité de la part de « victimes » dont l’utilitarisme l’emporte sur la dimension morale, la substitution du dommage à la recherche des causes ou l’ouverture vers une société contentieuse à l’américaine. Le brillant petit ouvrage de Laurence Engel constitue de ce point de vue un réquisitoire accablant qui conclut à la « crise de la responsabilité juridique » dans la mesure où le droit de la responsabilité n’est plus qu’un droit de l’indemnisation de plus en plus indépendant de toute règle morale (Engel, 1995).

26 On peut probablement regretter que le droit de la responsabilité administrative ne soit pas porteur, ou tout au moins représentatif, d’une doctrine moderne de l’action publique. À défaut, il est probable que l’administration aura encore à vivre dans un syncrétisme doctrinal mélangeant des principes traditionnels et respectables du service public avec des expédients et des modes gestionnaires qui ne peut qu’être source de tensions.

Les tensions d’une confrontation

27 La confrontation entre une conception moderne de l’action publique et la responsabilité administrative a justement le mérite de mettre au jour les tensions les plus significatives qui traversent la gestion publique. Nous en évoquerons quelques unes : non seulement le rapport entre citoyen et usager manque de clarté (a) et ouvre une tension entre ce qui relève de l’individu et ce qui concerne le collectif (b), mais l’égalité n’est pas l’équité (c) quand la temporalité de l’action publique est autant de nature prospective que rétrospective (d).

28 a) La protection des droits individuels n’est pas une évidence absolue. Il est important de se demander à quel titre elle intervient. Or, dans la mise en œuvre de la responsabilité des administrations, le statut des personnes concernées manque d’évidence. Faut‑il évaluer leur position du point de vue des droits de l’homme ou comme assujettis à une politique publique ? La différence est immense. Si les droits de l’homme s’imposent à tous, la situation d’usagers ou d’assujettis met en jeu des intérêts toujours singuliers. Les usagers sont par définition des acteurs socialement situés, ils sont des « particuliers ». La formule selon laquelle « tout fait objectif de l’État qui cause à autrui un dommage l’oblige à le réparer » paraît dans sa généralité elle aussi singulièrement datée et peu appropriée dans la mesure où elle fait disparaître la finalité même de l’intervention de l’État. Quelle est la nature du coût supporté par un individu comparativement au coût supporté par la collectivité sans l’intervention des pouvoirs publics ? Des droits imprescriptibles sont‑ils menacés ou s’agit‑il plus simplement d’apprécier l’altération de situations individuelles ? Une telle appréciation suppose une mise en contexte, bref une évaluation. La satisfaction individuelle doit‑elle l’emporter sur l’intérêt collectif et à quel prix ? Une perspective d’action publique conduit logiquement à une contextualisation des droits qui ne peut s’exprimer que dans une logique de compensation. Il convient donc de distinguer précisément ce qui ressort des droits de l’homme de ce qui relève de la condition spécifique d’un acteur en situation, car le traitement des litiges ne peut être de même nature.

29 b) Derrière la question de la nécessaire qualification du sujet concerné, citoyen ou assujetti, se profile une autre ligne de tension entre les registres individuel et collectif. Peut‑être faut‑il sortir aujourd’hui d’une philosophie libérale trop simple qui conduit à envisager la responsabilité des administrations sous le seul angle des conséquences individuelles des décisions administratives. Or, là encore, l’administration, en tant que productrice, affecte des individus ; en tant que porteuse de politiques publiques, elle met en jeu la collectivité, même si des individus ou des catégories d’individus peuvent en supporter les conséquences. Les politiques publiques, quelle que soit leur nature, ont naturellement des effets redistributifs sur et entre les groupes sociaux qui nécessitent un arbitrage entre eux. Elles sont toujours liées à des intérêts sociaux spécifiques, soit qu’elles les constituent, soit qu’elles les mettent en jeu ou qu’elles les menacent. La logique des conséquences met fin à l’égalité des usagers et produit une particularisation des publics. La pratique de la compensation conduit justement à arbitrer entre conséquences individuelles et conséquences collectives, et la chose n’est pas facile. Si les conséquences individuelles sont aisément saisissables, il en va tout autrement des conséquences collectives. Le juge peut aisément statuer sur le respect d’un principe, il ne peut statuer sur une situation sociale sans intégrer une « logique de l’enquête » nécessairement complexe mobilisant des savoirs et des techniques de nature non proprement juridiques. Le passage du risque individuel au risque collectif s’est révélé déterminant par ses implications en matière de responsabilité. Ce qui est en cause dans un raisonnement en termes de politiques publiques n’est pas l’individualité de la victime, mais l’intérêt de la collectivité.

30 L’idée de risque qui est présente dans la responsabilité administrative reste classiquement un risque individuel quand la réflexion moderne sur l’action publique pose clairement la question du rapport au collectif qui est en fait celui de la communauté politique de référence et de son assise territoriale. Si celle‑ci fut historiquement la nation, aujourd’hui les appartenances peuvent être multiples. Sans compter que la prise en compte des conséquences de l’action dessine des « publics » spécifiques. On le voit très clairement avec l’émergence des « droits de troisième génération » qui concernent le droit de vivre dans un environnement non pollué et le développement durable. La référence ne peut plus manifestement être la nation, mais bien la planète comme espace dans lequel nous inscrivons notre « destin » commun. Comment maintenir un équilibre, même approximatif, entre responsabilité collective et responsabilité individuelle quand ce qui est en cause est moins l’individualité de la victime que l’intérêt de la collectivité ? Habermas l’a souligné : la légitimité des droits est une chose, la légitimité de l’exercice du pouvoir politique en est une autre. Le processus de juridicisation ne peut pas se limiter aux seuls droits subjectifs, aux libertés d’action subjectives des particuliers, sans s’étendre au pouvoir politique et à son exercice (Habermas, 1997). Cette responsabilité qui n’est pas seulement celle des actes, mais également des conséquences, n’est pour autant pas facile à définir avec précision tant dans son contenu que dans sa portée.

31 c) Cette dimension nécessairement collective de l’action publique remet également en question l’idée même d’égalité, et surtout son identification à l’équité. Il est probable que l’idée d’égalité devant les charges publiques soit peu conforme au raisonnement en termes de politique publique dès lors qu’elle est posée comme un absolu. La responsabilité administrative, lorsqu’elle prend en charge la dimension individuelle des conséquences, bute sur la portée collective du travail administratif. Or, c’est bien là à nouveau le problème de l’articulation de l’individuel et du collectif que le juge a à gérer et qui peut l’amener à justement prendre en compte le travail de l’administration dans sa portée collective quand par exemple il refuse d’indemniser. Ceci ne peut que renvoyer à nouveau à la difficile saisie par le juge de ce qui constitue le bien collectif pour défendre l’équilibre social contre les intérêts individuels. Le juge est‑il toujours bien équipé pour cela ? Or, l’individualisation de la prise en charge conduit facilement à agir selon un principe d’égalité et non d’équité. Le registre de l’équité n’est pas celui de l’égalité. L’égalité est une règle de distribution, l’équité est une conséquence. L’équité résulte‑t‑elle de l’égalité ? On sait pertinemment que non. Les politiques d’éducation en sont un criant exemple qui ont ouvert la voie aux logiques dites de « discrimination positive ». La même offre scolaire n’a pas la même portée partout. C’est bien pour cela aussi qu’on sait parfaitement que l’idée d’égalité des territoires, au‑delà du slogan politique, n’a guère de sens.

32 Ainsi, la règle de l’égalité soumet‑elle la décision à des critères formels et non matériels, car elle est une règle de distribution, l’équité à l’inverse qui guide les choix de politiques publiques fait intervenir des critères matériels d’une autre nature que juridique‑formelle. L’équité est une appréciation quant à un résultat. La recherche d’équité conduit à prendre en compte la spécificité des contextes d’action pour produire des réponses adaptées à la réalité des problèmes. Comment dès lors produire une connaissance qui permet de vérifier le bien‑fondé d’un traitement inégalitaire ? Ce qu’on appelle aujourd’hui la territorialisation de l’action publique naît justement de la nécessité d’avoir une connaissance fine des espaces sur lesquels on intervient. Contextualiser un problème revient à mettre au jour quelles en sont les dimensions constitutives, lesquelles peuvent souvent l’enraciner dans des espaces et des échelles bien plus vastes que la seule inscription physique dans un territoire institutionnalisé, commune, département, région. Les conséquences de cette approche renouvelée de la gestion publique sont loin d’être anodines pour le travail des administrations. Si les territoires sont des configurations complexes et toujours spécifiques d’enjeux et d’acteurs multiples, ils interdisent des modes de gestion trop mécaniques qui relèvent rarement d’un seul niveau de gouvernement. La réflexion sur la territorialisation de l’action a pour conséquence de remettre en question la standardisation des solutions de service public et d’exprimer en retour la nécessité d’une gestion différentialiste qui s’éloigne des procédures uniformes qui symbolisent encore souvent la gestion administrative des affaires publiques. L’égalité de traitement est productrice d’inégalité de situation.

33 d) La temporalité de l’action publique diffère de celle qui est en jeu dans la responsabilité administrative dans la mesure où elle est autant rétrospective que prospective. L’exercice de la responsabilité était jusque là tournée vers le passé dans la mesure où il se voulait surtout un traitement des dommages supportés par des individus. Il est une réponse et non une anticipation. L’entrée dans un raisonnement de politique publique conduit à s’intéresser prioritairement à la production de conséquences désirées, et donc à se tourner vers l’avenir. Autrement dit, l’homme politique ne doit pas seulement rendre des comptes de ce qu’il a fait, il doit aussi rendre des comptes d’un futur probable. « Avec le souverain moderne,... le droit est donc désormais tourné vers l’avenir : il cesse d’être essentiellement coutumier ou d’être lié par des droits acquis immuables », souligne Olivier Beaud marquant que d’une certaine manière la dimension prospective est inscrite dès le départ dans le droit de l’État (Beaud, 1990). Avec l’État moderne, cette tendance s’est incontestablement développée avec le foisonnement de normes prospectives (plans, lois‑programmes, contrats de progrès, etc.) qui mobilisent d’ailleurs plus souvent les instruments de la soft law que les techniques juridiques classiques (Ost et Van de Kerchove, 1988).

34 Or, une question se pose, jusqu’où le droit peut‑il être prospectif qui ne serait plus exclusivement orienté vers la réparation, mais vers ce qu’on a pu appeler « la préparation consciente et éclairée de l’action » ? On peut toujours rêver en effet d’un autre type de responsabilité administrative qui serait représentatif d’une « nouvelle éthique porteuse » où l’attention serait « portée aux conséquences possibles de son action, sur la prudence, la précaution, la vigilance quant aux conséquences possibles de son action sur le monde et sur les autres » (Mazères, 2001). Mais, comme le dit Jean‑Arnaud Mazères lui‑même, « la difficulté sera, à coup sûr, de donner à cette conception nouvelle de la responsabilité des cadres juridiques suffisamment précis et opératoires ». De l’affirmation à la réalisation technique il y a une distance que montrent bien les difficultés aujourd’hui à intégrer le principe de précaution. Le savoir moderne est un savoir probabiliste, comment dès lors l’introduire dans le droit si « le droit est une entreprise de formalisation du réel en catégories auxquelles on fait produire des conséquences connues et prévisibles à partir d’un raisonnement construit, non pas sur des probabilités d’hypothèses mais, au minimum, sur des hypothèses tenues pour acquises » (Rouyère, 2001) ? La prévisibilité de l’État de droit fait place à la prospective de l’État‑Manager, c’est une temporalité non seulement accélérée mais bien plutôt aléatoire qui caractérise une telle règlementation. Condamné à gérer l’imprévisible, « le droit perdrait donc ses facultés homéostatiques” (Ost et Van de Kerchove, 1988). Il convient cependant d’observer que la possibilité d’agir suppose d’accepter une part d’indétermination et nous ne pouvons pas vouloir l’indétermination sans accepter du même coup l’incalculabilité relative ou totale et le risque permanent qu’elle implique. Le risque est aussi une prise de risque.

35 Le droit peut‑il être le langage de l’action publique ? La question est ouverte, on le voit, mais il est probable qu’il ne pourra le faire sans une intelligence du social qui ne dépend pas de lui et qu’il devra aller chercher en dehors de lui. D’une certaine manière, l’action publique exacerbe les tensions dont était déjà porteuse la responsabilité administrative et en renouvelle l’expression. Incontestablement, la question de la responsabilité administrative est significative d’une tension dialectique entre droit public et gestion publique qui la dépasse, mais dont elle est aussi une pièce essentielle.

36 * * *

37 S’il n’est pas incongru d’évoquer un possible droit de l’action publique (Caillosse, 2008), il est par contre souhaitable d’avancer rapidement vers une responsabilité d’action publique. Penser en termes d’action publique oblige à envisager ensemble les différentes dimensions de la responsabilité et, surtout, à tenter de les ordonner de telle manière qu’elles fassent système. Il est clair en particulier qu’en rester à la seule prise en compte de l’activité administrative indépendamment de son sens conduit à ne retenir que la seule dimension de production et d’offre de service. Ceci ne peut que favoriser les réflexes étroitement gestionnaires qui s’orientent aujourd’hui dans la seule recherche d’une économie de moyens au détriment d’une vraie gestion des coûts. L’analyse de politique publique qui est au fondement de la réflexion sur l’action publique a pour vertu de nous préserver d’une conception étroite de la gestion publique. L’obligation de rendre des comptes constitue le noyau central de la responsabilité, c’est elle qu’il faut penser en rapport avec ce qu’est la réalité de l’action publique, quelle qu’en soit la difficulté (Duran, 2012).

38 Dans ces conditions, la responsabilité de l’action publique est inséparable d’un dispositif complexe qui rend compte des multiples éléments qui la constituent et qui passe par un système de contrôles plus riches et plus souples que les méthodes traditionnelles de supervision politique et administrative. La démocratie ne peut plus s’envisager à travers la seule activité électorale, elle doit aussi bien assurer la participation de tous ceux qui sont concernés par les conséquences de l’action publique que promouvoir un contrôle impartial des activités de gouvernement à travers des institutions de surveillance adaptées [1]. L’un des défauts du débat actuel sur le déficit démocratique est qu’il se focalise de façon étroite sur le système politique traditionnel (élections, responsabilité parlementaire) à l’exclusion presque totale des autres formes de responsabilité. La responsabilité politique en tant que procédure parlementaire a pratiquement disparu. On sait en effet l’incapacité actuelle des parlements à réellement contrôler l’action des gouvernements, d’où souvent l’externalisation du contrôle sur des agences indépendantes. Il est clair également que la pratique du débat public doit être mieux explorée (Monédiaire, 2011). Il faut réhabiliter l’idée de gouvernement comme institution créatrice de valeur, mais, du même coup, il revient aussi à ce dernier de créer l’espace public de délibération approprié par la création de canaux de consultation entre les citoyens et le gouvernement à propos des moyens et des fins de l’action gouvernementale.

39 Aujourd’hui, la responsabilité politique se trouve institutionnellement démunie et on ne saurait chercher sans danger pour la démocratie elle‑même une solution de remplacement dans la seule pénalisation de l’activité des hommes politiques. C’est bien la fonction et ce qu’elle permet qui est en jeu dans la responsabilité politique, pas nécessairement l’homme lui‑même. Comment en particulier construire une « responsabilité politique posthume » selon la formule suggestive d’Olivier Beaud (Beaud, 1999) tant le décalage est grand en termes de politique publique entre le temps de la production des actes de gouvernement et celui de la production de leurs effets ? Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la plupart des méthodes indirectes permettant de rendre la responsabilité effective sont centrées sur le processus de mise en œuvre des politiques publiques dans la mesure où les résultats sont souvent difficilement approchables. Comme le remarquait Laurence Engel, ce sont bien les structures administratives et gouvernementales qui sont en cause tant dans leur cadre que leurs modes de travail (Engel, 1995). C’est une affaire d’ingénierie institutionnelle. La responsabilité de l’action publique, pas plus que la responsabilité administrative ne peut se satisfaire d’une approche seulement contentieuse.

40 Mais c’est aussi probablement un nouveau rapport au droit qui s’instaure qui passe en particulier par une acculturation à de nouveaux raisonnements dont la thématique de l’action publique est porteuse. Non seulement la nature même de l’activité publique a changé, mais la connaissance que nous en avons également dont la conséquence est que nous ne pouvons plus raisonner dans les mêmes termes. C’est là probablement la difficulté en l’état du droit à penser l’action administrative sous l’angle de l’action publique et des politiques publiques. De manière générale, comment penser aujourd’hui la responsabilité de l’action publique quand le clivage responsabilité politique‑responsabilité administrative et la frontière entre le public et le privé s’estompent et que la mise en œuvre de la responsabilité politique tombe en déshérence ?

41 Les incertitudes de la responsabilité sont celles de l’action publique et donc du pouvoir politique. L’action publique raconte une nouvelle histoire qui rompt avec le grand récit de l’unité nationale et de la construction de l’État auquel le droit public a largement contribué à travers les théories de la puissance publique et du service public. Plus que jamais le droit se situe « au centre d’un environnement d’incertitudes » (Amselek, 1986). Le problème de la responsabilité n’admet aucune solution qui soit pleinement satisfaisante. Mais, avoir l’intelligence de la réalité est déjà un début. À défaut d’être parfaite, l’intelligence a au moins le mérite d’être perfectible.

Références bibliographiques

  • Amselek, Paul (1986), « L’interpellation actuelle de la réflexion philosophique par le droit », in « Crises dans le droit », Droits, Revue française de théorie juridique, Paris, PUF, 4, 1986.
  • Beaud, Olivier (1990), « La notion d’État », Archives de philosophie du droit, tome 35, Sirey, 1990.
  • Beaud, Olivier (1999), Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, Paris, PUF.
  • Belrhali‑Bernard, Hafida (2010), « La responsabilité administrative au service de la protection des droits de l’homme », in Mathieu, Martial dir., Droits naturels et droits de l’homme, PUG, 2010. 
  • Caillosse, Jacques (2008), La constitution imaginaire de l’administration, Paris, PUF.
  • Deguergue, Maryse (2003), article « Responsabilité administrative » in Alland, Denis et Rials Stéphane dir. (2003), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF.
  • Deguergue, Maryse, (2013), « Regards sur les transformations de la responsabilité administrative », Revue française d’administration publique.
  • Dupuy, Pierre‑Marie (2003), article « Responsabilité » in Alland, Denis et Rials, Stéphane dir. (2003), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF.
  • Duran, Patrice (1993), « Piloter l’action publique avec ou sans le droit ? », Politiques et management public, vol. 11, n° 4.
  • Duran, Patrice (2009), Penser l’action publique, deuxième édition augmentée d’une Postface « Pouvoir politique, action publique et sciences sociales », avec une préface de Jacques Caillosse, Paris, Coll. « Droit et Société », Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence.
  • Duran, Patrice (2012), « L’(im)puissance publique. Les pannes de la coordination », in Association française de pour la recherche en droit administratif, La puissance publique, LexisNexis Litec.
  • Engel, Laurence (1995), La responsabilité en crise, Hachette.
  • Mazères, Jean‑Arnaud (2001) « Recherche sur les fondements méta‑éthiques de la responsabilité », Vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique ?, Colloques du Sénat, 11‑12 mai 2001.
  • Mockle, Daniel (2007), La gouvernance, le droit et l’État, Bruxelles, Bruylant.
  • Monédiaire, Gérard (2011), « La participation du public organisée par le droit : des principes prometteurs, une mise en œuvre circonspect », Participations, 1/2011.
  • Ost, François et Van de Kerchove, Michel (1988), Le système juridique entre ordre et désordre, Paris, PUF, 1988.
  • Rosanvallon, Pierre (2008), La légitimité démocratique, Paris, Seuil.
  • Rouyère, Aude (2001), « Responsabilité et principe de précaution », Vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique ?, Colloques du Sénat, 11‑12 mai 2001.
  • Rouyère, Aude (2011), « Droits publics subjectifs des administrés et droits fondamentaux », in Les droits publics subjectifs des administrés, Litec, 2011.

Mots-clés éditeurs : conséquences, administration, politique publique, démocratie, légitimité, droit, Responsabilité, public, action publique

Date de mise en ligne : 25/11/2013

https://doi.org/10.3917/rfap.147.0589

Notes

  • [1]
    Ce qui correspond d’ailleurs parfaitement au triptyque énoncé par Pierre Rosanvallon : Impartialité, réflexivité, proximité (Pierre Rosanvallon, 2008).

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