Notes
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L’ensemble des contributeurs ont consacré à la réalisation de ce numéro du temps ainsi que des efforts de traduction et d’analyse afin d’offrir le résultat de leurs observations et réflexions. La coordination de ce volume a été l’occasion d’échanges fructueux : l’auteure de ces lignes tient à exprimer sa gratitude à toutes celles et ceux qui y ont pris part.
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[1]
L’adoption de la « loi Fauchon » a d’ailleurs limité ce mouvement de pénalisation de la vie publique : v. loi n° 2000‑647 du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, JORF, 11 juillet 2000, p. 10484.
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[2]
Association qui regroupe la Cour de justice de l’Union européenne et les Conseils d’État ou juridictions administratives suprêmes de chacun des États membres de l’Union européenne.
1 À l’heure de la quête d’une « bonne administration », n’est‑il pas inconvenant de rappeler que l’administration peut « mal faire » et, dès lors, qu’elle peut « faire mal » (Delaunay, 2013) ? La responsabilité administrative renvoie précisément à l’ensemble des mécanismes qui font supporter à l’administration les conséquences dommageables de ses actes ou de ses abstentions. Elle offre en quelque sorte une réparation aux effets de la « maladministration », lorsque ceux‑ci préjudicient à des victimes. En tant que telle, cette responsabilité est bien plus qu’une question de technique juridique. Révélatrice de la puissance – ou de l’impuissance – publique, elle n’est pas seulement un ensemble de procédés conditionnant l’indemnisation d’un préjudice. Elle est bel et bien le reflet d’enjeux plus généraux qui la dépassent. À ce titre, la responsabilité administrative méritait qu’un numéro de la Revue française d’administration publique lui soit consacré.
2 Au premier abord, les travaux sur cette question ne manquent pas. La thématique a été reconsidérée récemment par l’Association française pour la recherche en droit administratif (AFDA, 2013). Pour autant, certains angles du sujet restent encore peu explorés. D’une part, les regards portés sur la responsabilité en droit administratif français sont souvent liés à l’analyse des décisions contentieuses ou des textes. Or, en embrassant de manière plus vaste la matière, il est possible de proposer des analyses théoriques et pratiques, de droit et de sociologie. La première partie de ce numéro thématique propose de revenir sur le cas français, considéré comme un point de départ, en évoquant à la fois les transformations essentielles de la responsabilité administrative perçues par les juristes (Maryse Deguergue) et l’appréhension de cette responsabilité par la sociologie de l’action publique (Patrice Duran). Deux éclairages d’ordre pratique sont également fournis. L’un permet d’envisager les pratiques du ministère de la défense (Claire Landais) et l’autre met en lumière le service public de la santé (Isabelle Bril). Est ainsi proposé, sur une thématique a priori classique pour les juristes, un matériau renouvelé et diversifié.
3 D’autre part, le regard devrait se porter davantage sur la responsabilité de l’administration à l’étranger. Les études de droit comparé ou les analyses sur la globalisation du droit fleurissent fort heureusement. Pourtant, le juriste français s’aventure encore assez peu sur cette terra bien souvent incognita, craignant de perdre ses repères car, comme on le verra, en matière de responsabilité administrative, les disparités sont nombreuses entre les systèmes juridiques. S’il n’est pas téméraire, il réalise le plus souvent une brève incursion, comme un passage académique obligé, pour distiller un peu de comparaison dans une étude principalement nationale. Lorsque sa curiosité est éveillée, il s’arme d’ouvrages de droit comparé sur ce thème et constate qu’ils sont pour la plupart en anglais (par exemple, Bell et Bradley, 1991 ; Fairgrieve, 2002 et 2003). La seconde partie de ce volume rend accessible un panorama de la responsabilité administrative à l’étranger. Chaque contributeur a fait l’effort de rédiger sa contribution en français, faisant face aux difficultés de traduction d’une terminologie propre aux questions de responsabilité encore plus nuancée dans d’autres langues. Le lecteur peut dès lors découvrir les caractéristiques de dispositifs nationaux relevant tant du droit continental (Allemagne (Anne Jacquemet‑Gauché), Espagne (Luis María Díez‑Picazo), Italie (Aldo Travi), Pologne (Krzysztof Wojtyczek), Portugal (Vasco Pereira da Silva)) que de la common law (Royaume‑Uni (droit anglais) (John Bell), États‑Unis (Philippe Pradal)). Il évolue alors dans un espace international de responsabilité administrative avant d’en découvrir les tendances convergentes, si tant est que la mission de les identifier n’ait pas été tout à fait impossible (Pascale Gonod).
4 La responsabilité administrative permet ainsi d’établir des passerelles à la fois entre champs disciplinaires et entre systèmes juridiques. La diversité des approches développées dans ce volume mérite que l’on fournisse quelques clefs de lecture en guise de repères avant de proposer certaines pistes de réflexion.
Passerelles
5 La notion de responsabilité dépasse bien entendu la sphère juridique. La responsabilité juridique n’est que l’une des manières d’appréhender cette idée qu’une personne doit assumer les conséquences de ses actes. En droit, supporter de telles conséquences consiste notamment à subir une sanction (pénale, disciplinaire) ou à s’inscrire dans une démarche de réparation. La responsabilité administrative relève de ce dernier registre, comme la responsabilité civile, même si, à vrai dire, la séparation des fonctions de réparation et de punition laisse à désirer. Elle entre dans un réseau de responsabilités dont elle se distingue : responsabilité civile, pénale, voire disciplinaire de l’agent ; responsabilité pénale des membres du gouvernement et responsabilité politique, si elle a encore un sens, pour les gouvernants. Alors que la « criminalisation de la responsabilité politique » a été mise en évidence (Beaud, 1999) et que cette dernière a attiré d’autres regards que ceux des juristes, la responsabilité administrative quant à elle intéresse bien peu, à notre connaissance, les autres disciplines scientifiques. La responsabilité administrative serait‑elle rétive à l’étude pluridisciplinaire autant qu’à la comparaison internationale ?
D’autres regards sur le droit de la responsabilité
6 Une étude extrajuridique de la responsabilité administrative serait précieuse mais rencontre, il est vrai, un premier obstacle : s’entendre sur le sens des mots. Les expressions « responsabilité sociale » ou « responsabilité environnementale » illustrent la difficulté pour le juriste à prendre en compte ces mécanismes comme de véritables responsabilités. À l’inverse, la responsabilité juridique de l’administration peut‑elle donner lieu à une approche autre que contentieuse ou législative ? Plusieurs niveaux de réponse sont envisageables.
7 Tout d’abord, l’étude de la demande sociale de responsabilité administrative et des pratiques est indispensable. Bien qu’elles soient rares, les analyses de sociologie du contentieux administratif ont suscité un intérêt manifeste. Deux travaux récents en attestent. Une première recherche collective a porté sur « Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions » (Contamin et al., 2008). Elle analyse les faits sociaux qui expliquent la transformation des litiges avec l’administration en plaintes adressées à l’instance juridictionnelle. À partir d’enquêtes de terrains et de dépouillement de questionnaires, sont mises à jour à la fois l’importance des « intermédiaires du droit » et celle des pratiques des institutions publiques qui ont une influence sur les flux contentieux (en particulier en matière de logement, de droit des étrangers et en matière fiscale). Cette analyse est d’autant plus précieuse qu’elle permet de confirmer certains présupposés (relatifs à l’utilité des procédés de conciliation notamment) mais également d’infirmer les idées reçues quant au « profil‑type » du requérant. Une autre étude, à la fois plus vaste, puisqu’elle concerne les juridictions administrative et judiciaire, et plus restreinte, car elle ne porte que sur le droit de la santé, a permis quant à elle d’apprécier l’évolution et le volume des affaires. Elle vient nuancer l’idée commune de « judiciarisation » des rapports entre médecins et patients (Laude et al., 2011). Ces travaux de sociologie du contentieux ne peuvent que partiellement éclairer la demande sociale de responsabilité administrative, qui mériterait un examen spécifique. Or, le matériau scientifique empirique sur les démarches des victimes fait défaut.
8 Ensuite, du point de vue de l’administration ou de l’administrateur, quels sont les champs d’investigation possibles ? Les témoignages recueillis dans ce numéro attestent d’une prise en compte du risque indemnitaire par le ministère de la défense et par le service public de la santé, mais ce risque n’est pas un élément déterminant. En matière sanitaire, éviter les évènements indésirables relève d’une véritable politique publique de prévention des risques qui est sans doute ravivée par d’éventuelles condamnations pécuniaires mais non conditionnée par elles. Selon Isabelle Bril, « la gestion des risques au sein des établissements de santé constitue […] une politique de gestion indirecte mais réelle de la responsabilité de l’institution en cas de survenance d’un dommage. […] C’est sa prise en charge à chaque niveau – étatique, institutionnel, individuel – qui contribue à la réussite de cette politique de santé publique. Elle ne constitue pas en soi un objectif de soustraction de l’activité médicale au procès, mais contribue à la diminution des actions contentieuses ». À l’inverse, par sa nature même, l’activité de défense nationale ne répond pas à une culture du « 0 % dommage ». Toutefois, comme le souligne Claire Landais, le ministère compétent entretient une véritable culture du retour d’expérience, alors même que l’irresponsabilité de l’État pour les opérations militaires est acquise. La prévention des évènements indésirables et dommageables dépasse donc la seule crainte du juge. En matière sanitaire, Isabelle Bril souligne que « la cause des évènements indésirables est moins liée à des lacunes techniques des professionnels de santé qu’à des défauts d’organisation, de coordination, de vérification ou de communication, reflets de “la faute dans l’organisation du service” consacrée par le juge ». Une analyse encore plus fine de management public serait profitable pour mettre davantage en relation risque contentieux et fonctionnement des services publics.
9 Une certaine « hantise du pénal » [1] transparaît dans les témoignages de décideurs publics, considérés comme des « sujet[s] supposé[s] savoir » et donc maîtriser l’information y compris technique (Bechtel, 2002). Mais qui a peur de la responsabilité administrative ? Celle‑ci est supportée par les personnes publiques auxquelles les agents sont rattachés et non par ces agents eux‑mêmes : c’est sans doute une raison essentielle qui explique la moindre crainte à l’égard de ce type de responsabilité. L’action récursoire qui permet à la personne publique ayant indemnisé la victime de se retourner ensuite contre son agent auteur du fait dommageable existe toutefois. La disparité de mise en œuvre de ce mécanisme par les administrations est de ce point de vue particulièrement intéressante en termes de moralisation de l’action administrative et de responsabilisation des agents. L’entretien avec Claire Landais permet de disposer de données concrètes, peu accessibles, sur les actions récursoires que le ministère de la défense exerce à l’égard de ses agents, en cas de fautes personnelles non dépourvues de tout lien avec le service.
10 Enfin, pour aller plus loin, la responsabilité administrative méritait d’être analysée au prisme de l’action publique (Patrice Duran). Selon le rôle attribué à l’administration, le regard porté sur sa responsabilité change : comment d’un point de vue sociologique concevoir la responsabilité d’un simple instrument, d’une administration « aux ordres » des gouvernants ? La prise en considération du positionnement de l’administration conduit à réinterpréter le sens de sa responsabilité et sa portée. Responsabilité restreinte de l’administration si celle‑ci est considérée uniquement en tant que productrice de réalisations, ou élargie si elle participe à l’énoncé et à la mise en œuvre des politiques publiques : elle doit alors rendre compte tant de ses réalisations que de leurs conséquences. Patrice Duran propose d’envisager une « responsabilité de l’action publique » en établissant une passerelle entre responsabilités administrative et politique sans négliger la difficulté à formuler une telle suggestion alors que « la mise en œuvre [de la seconde] tombe en déshérence ». La réflexion s’enrichit donc de l’analyse de l’action publique qui révèle les incertitudes affectant le positionnement de l’administration et sa responsabilité.
Un regard sur d’autres droits de la responsabilité
11 Le premier attrait de l’étude comparatiste en matière de responsabilité est… sa difficulté. Comme on le verra, les facteurs de divergence sont si puissants qu’ils ont sans doute rebuté plus d’un observateur. La responsabilité administrative a donc été appréhendée de manière globale pour faciliter la mise en parallèle des propos : la plupart des contributions s’intéresse à cette responsabilité de manière générale et non à une hypothèse en particulier (par exemple la responsabilité pour risque) ou à un principe influençant celle‑ci (tel que le principe de précaution). Cette confrontation des systèmes de responsabilité administrative dans leur globalité permet de mieux comprendre les caractéristiques et évolutions propres à chacun et de raisonner sur les grandes convergences et divergences. L’introduction d’exemples sectoriels est toutefois nécessaire pour préciser le propos, en évoquant la défense nationale et la santé publique en France et la responsabilité médicale en Espagne ou au Royaume‑Uni. Les contributions évoquent tantôt la responsabilité de l’administration, tantôt la responsabilité administrative ou la responsabilité civile de l’administration, selon l’adéquation avec le contenu des développements et les choix de traduction. Si les expressions responsabilité administrative et responsabilité de l’administration sont ici utilisées de manière interchangeable, la première formulation a la préférence de bien des juristes français tant la responsabilité de l’administration est essentiellement perçue dans sa dimension de droit administratif, façonnée par le juge administratif et supportée par les personnes publiques (mais aussi par des personnes privées gérant un service public et dotées de prérogatives de puissance publique). À l’étranger, la responsabilité de l’administration, on le verra, n’est pas nécessairement une responsabilité administrative. Pour l’essentiel, il s’agit bien d’étudier les conséquences dommageables des activités administratives et plus ponctuellement des fonctions de juger, de légiférer et de faire la guerre qui relèvent de la puissance publique.
12 Dans ce champ d’investigation, les États choisis permettent de faire le lien entre droit continental et common law, entre Europe et Amérique du nord. Comme l’écrit Philippe Pradal à propos du droit américain et du droit français, que tout semble a priori opposer, « le droit de la responsabilité de l’administration fédérale américaine évoque une certaine ressemblance avec le droit administratif français […] tant les principes qui animent l’évolution de ce champ du droit que la procédure, au moyen de laquelle il s’articule, permettent de jeter des ponts entre les deux traditions juridiques ». À quoi tiennent ces airs de ressemblance entre les droits de la responsabilité ? Essentiellement à des tendances convergentes qui ont été identifiées par Pascale Gonod en fin d’ouvrage : l’extension et l’objectivisation de la responsabilité et l’impact relatif de l’adhésion à l’espace européen. Ce sont là les passerelles principales qui se dessinent entre ces droits : tous ont déployé leurs instruments et normes pour dilater la responsabilité administrative ; plusieurs d’entre eux ont évolué sous l’influence européenne, en particulier pour admettre ou faire progresser la responsabilité du fait des lois.
13 On constatera en outre dans le présent volume que les systèmes juridiques se font parfois subtilement écho. Les ressemblances tiennent d’abord à l’identité de certains mécanismes. Par exemple, la règle de la décision préalable constitue l’une des conditions procédurales pour engager une action indemnitaire dans plusieurs États (en droit américain et en droit français). Ensuite et surtout, les règles de la responsabilité administrative en n’empruntant pas les mêmes voies peuvent aboutir aux mêmes résultats. Ainsi, en France comme en Allemagne, la victime d’un accident causé par le fonctionnement d’une station d’épuration peut obtenir une indemnisation : ici elle invoquera la responsabilité pour travaux ou ouvrages publics, là elle s’appuiera sur la quasi‑expropriation et le dédommagement pour sacrifice particulier (Enteignungsgleicher Eingriff et Aufopferungsanspruch), selon la nature des préjudices qu’elle subit, patrimoniaux ou extra‑patrimoniaux. De la même manière les torts du droit anglais permettent d’offrir une réparation là où le droit français en ferait autant, quoique sur un autre fondement : ainsi, le tort of nuisance permet d’indemniser des préjudices qui relèvent encore des dommages liés aux travaux et ouvrages publics en France. En outre, au‑delà des solutions semblables auxquels aboutissent des raisonnements distincts, il existe des similitudes ponctuelles entre les droits nationaux. Par exemple, selon John Bell, les torts dits de trespass sanctionnent l’ingérence intentionnelle dans les droits des particuliers, qu’il s’agisse d’une atteinte à la personne, à la liberté ou à la propriété de la victime et de telles atteintes sont également visées par le §823 I BGB (code civil allemand) ; de plus, selon le même auteur, comme le droit allemand, le droit anglais distingue la responsabilité pour faute (negligence) de la responsabilité pour violation d’un devoir légal (breach of a statutory duty). Par delà les parallèles esquissés, peut‑on identifier de véritables emprunts, importations de techniques ou de solutions ? La question est bien plus délicate car les traces d’une inspiration issue d’un autre système juridique ne sont pas toujours perceptibles. Du moins, faut‑il remarquer que les solutions qui sont exposées par Aldo Travi et John Bell à propos de la responsabilité du fait des autorités de régulation et de contrôle pour des affaires jugées en 2000 et 2001 par la Chambre des Lords et en 2001 par la Cour de cassation italienne sont quasiment concomitantes. De surcroît, la solution du droit anglais est connue lorsque le Conseil d’État français statue dans l’affaire Kechichian (Delaunay, 2013, 63), tout comme la solution allemande citée dans les conclusions du commissaire du gouvernement Seban, offrant là un bel argument de droit comparé pour maintenir le régime de la faute lourde. Un autre exemple d’influence résulte selon Aldo Travi, de la responsabilité résultant d’un « contact social qualifié » (responsabilità da contatto) qui serait inspirée du droit allemand de la responsabilité. En revanche, l’inspiration allemande de la solution Gardedieu du Conseil d’État français n’est sans doute qu’indirecte (Anne Jacquemet‑Gauché).
14 Outre l’identification de convergences, similitudes et emprunts, la comparaison peut également permettre de mener une analyse des performances de chaque système juridique. Autrement dit, il s’agit d’adopter le point de vue de la victime et de s’interroger sur les vertus des systèmes nationaux de responsabilité administrative en les plaçant, en quelque sorte, en concurrence. La démarche de résolution de cas concrets selon différents régimes fournit, dans cette perspective, une méthode d’approche raffinée et pertinente. Les juridictions administratives s’y essaient régulièrement dans le cadre de l’association ACA [2] en proposant des cas à résoudre par les rapporteurs issus des juridictions administratives suprêmes de différents États. L’exercice est ici réalisé en résolvant des cas de responsabilité sur les deux rives du Rhin. Il nécessite une certaine dextérité pour pouvoir à la fois appliquer les règles de l’État concerné et en dégager quelques enseignements en termes d’avantages comparatifs. En effet, la responsabilité administrative réserve chausses‑trapes et faux‑semblants : il ne faut pas se fier aux seules apparences généreuses d’un fondement de responsabilité lorsque les conditions générales sont de plusieurs ordres. Ce que le droit donne d’une main (à travers une responsabilité objective généreuse), il peut le reprendre de l’autre (en limitant par exemple les préjudices indemnisables ou en appréhendant le lien de causalité de manière particulièrement exigeante). Ce point mérite que l’on s’y attarde : la responsabilité administrative est difficile à comparer entre États dans la mesure où elle nécessite, pour ne pas dresser de jugement hâtif, de maîtriser un ensemble de considérations. Par exemple, il est indispensable d’appréhender la condition restrictive de l’atteinte à un droit qui influence la physionomie du droit allemand de la responsabilité. Il s’agit en quelque sorte de trouver le centre de gravité d’un système de responsabilité. Luis Maria Diez‑Picazo le montre précisément : en Espagne, la responsabilité de l’administration est certes objective mais le dommage doit être à la fois susceptible d’évaluation économique, individualisé et illégal. Seuls sont indemnisés les dommages que la victime « n’a aucun devoir juridique de supporter conformément à la loi ». Ainsi, dans ce système généreux en apparence, « la délimitation entre ce qui mérite d’être indemnisé et ce qui ne le mérite pas passe très souvent par des considérations sur l’illégalité du dommage ». L’analyse des performances des systèmes de responsabilité mérite donc plus qu’une attention superficielle. On comprend mieux dès lors les réticences à accoster cette terre inconnue…
15 À partir de cette analyse concrète des avantages et inconvénients de chaque système de responsabilité, la doctrine peut bien entendu faire œuvre critique et suggérer de s’inspirer précisément d’un modèle étranger pour parfaire le droit national. La lecture des contributions qui suivent permet ainsi d’affûter le regard porté sur la responsabilité administrative en France (Gaudemet, 1989, 905), d’y trouver matière à satisfaction et matière à progrès. Satisfaction car, par effet de comparaison ou par un travers lié à l’habitude d’immersion en droit français, le droit administratif français semble d’une relative simplicité, du moins mis en parallèle avec le droit allemand ou le droit italien, plus complexes. En particulier, l’originalité de la faute de service et ses mérites pour faciliter l’indemnisation des préjudices sont reconnus à diverses reprises (Anne Jacquemet‑Gauché, John Bell). À l’inverse, des mécanismes de réparation originaux peuvent faire réfléchir le juriste français sur les limites de la responsabilité administrative telle qu’il la connaît : en Allemagne, la remise en l’état (Folgenbeseitigunsanspruch) permet d’envisager une réparation en nature (par la publication d’un démenti ou d’un rectificatif par voie de presse par exemple) lorsqu’il y a violation d’un droit subjectif. Une telle réparation en nature n’a pas véritablement d’équivalent en France.
Clefs
16 Si la langue française n’est sans doute pas la plus riche pour élaborer des distinguos en matière indemnitaire, elle révèle en revanche une subtilité dans l’usage du verbe « comparer ». Faut‑il parler de comparer le droit français à d’autres systèmes ou avec d’autres systèmes ? Alors que comparer à présuppose une identité ou une égalité entre les termes de la comparaison, l’on fera plutôt le choix de comparer avec c’est‑à‑dire de faire émerger ressemblances et divergences sans préjuger de l’identité des termes de la comparaison, sans visée intégrative ou au contraire différentielle (Ponthoreau, 2005, 15). Il convient aussi de « ne pas s’en tenir à ramener l’inconnu au connu » (Picard, 1999, 893) car « l’apprentissage d’un droit étranger correspond à un processus de dé‑ et re‑construction : il ne s’agit pas à proprement parler d’une destruction des connaissances acquises, mais d’une mise à plat […] de sorte à reconstruire, en intégrant une autre manière de raisonner » (Ponthoreau, 2005, 12). Les contributions qui suivent fournissent le matériau pour de prometteuses confrontations que l’on ne peut ici qu’esquisser. Comprendre la responsabilité administrative dans d’autres systèmes juridiques est plus aisé à partir de l’énoncé de repères pour les appréhender. Ces clefs mettent nécessairement en évidence les disparités qui marquent les droits étudiés et offrent une grille de lecture transversale pour la deuxième partie de ce numéro.
Sources
17 Le droit de la responsabilité administrative peut tout d’abord être considéré à travers ses sources. De ce point de vue, le cas français se caractérise par trois données synthétiquement présentées : son caractère prétorien (donc jurisprudentiel), la compétence du juge administratif sur ce contentieux et son caractère autonome à l’égard du droit civil. Sur ces trois points, les systèmes étudiés différent nettement les uns des autres. En droit allemand, le juge tient également une place considérable, mais il s’agit en principe du juge judiciaire. Celui‑ci a élaboré des règles spécifiques à la responsabilité de l’administration en se fondant sur les textes, constitutionnels et législatifs, qui déterminent principes généraux et mécanismes de responsabilité. En droit anglais, l’administration est soumise aux mêmes règles que les personnes privées. En outre, ce droit ne connaît pas de grands principes de la responsabilité, tels que les articles 1382 et suivants du code civil ou la faute de service du droit public français. Il consiste en de nombreuses torts, chacun doté de ses propres règles concernant la faute exigée, le dommage réparable et les moyens de défense admis. Le droit des torts se retrouve aux États‑Unis tout comme l’absence d’une juridiction propre à l’administration. En Espagne, la responsabilité de l’administration fait l’objet de dispositions constitutionnelles garantissant le droit à indemnisation face aux services publics et de dispositions législatives qui assurent son autonomie face au droit civil (en particulier avec la loi 30/1992). L’administration est jugée par des juridictions administratives et la responsabilité du fait des activités juridictionnelle et législative fait l’objet de dispositions spécifiques. Au Portugal, la Constitution fait référence à la compétence des juridictions administratives pour « régler les litiges intervenus dans les relations juridiques administratives » ; toutefois, la responsabilité de l’administration (et même la responsabilité civile publique dans son ensemble) n’est explicitement attribuée aux juridictions administratives que depuis l’entrée en vigueur de la réforme législative du contentieux administratif en 2004. Par la suite, la loi du 31 décembre 2007 réalise l’harmonisation du régime applicable à cette responsabilité, autonome vis‑à‑vis du droit civil. Toutefois, ces textes suscitent encore des difficultés d’interprétation et de répartition. En Italie, la responsabilité de l’administration relève au contraire du droit civil. Alors que le contentieux de la réparation des préjudices est en principe dévolu au juge judiciaire, une loi de 2000 a confié au juge administratif les recours en cas d’atteinte aux intérêts légitimes. En Pologne enfin, la juridiction administrative, supprimée en 1939, a été restaurée en 1980 et la constitution de 1997 reconnaît à chacun le droit à la réparation des dommages causés par une action des pouvoirs publics contraire au droit. De nouvelles dispositions du code civil sont ensuite venues régir cette responsabilité.
18 Toutes les configurations sont ainsi envisageables et il est difficile de dresser un tableau des caractéristiques du droit de la responsabilité administrative en considération des familles de droit. Certes, la majorité des États – du moins de droit continental – offre un ancrage textuel important, tandis que la France connaît encore une détermination jurisprudentielle remarquable (sauf pour les régimes législatifs spéciaux de responsabilité). Envisager l’inscription dans la Constitution du droit de chaque individu à obtenir la réparation d’un dommage subi du fait d’une activité administrative relèverait d’une démarche innovante (J. Moreau, 2012), alors que l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et la Pologne sont déjà dotées de telles dispositions constitutionnelles. Toutefois, l’exemple allemand montre bien que l’ancrage textuel n’empêche pas le juge d’élaborer véritablement lui‑même le droit de la responsabilité. En outre, là où elle existe, la dualité de juridiction révèle ses affres en matière de responsabilité administrative, comme le montrent les raffinements du droit italien et les hésitations sur la répartition des compétences en droit portugais. Quant à l’autonomie par rapport au droit civil, une gradation subtile s’instaure entre les États qui développent un droit administratif qui se veut distinct du droit civil (France), ceux qui annoncent une soumission de principe des personnes publiques et privées au même droit (droit anglais) et ceux qui, entre les deux extrêmes, opèrent un subtil dosage entre droit commun et dispositions spécifiques à l’administration (même lorsque celles‑ci sont inscrites dans un code civil). Mais en réalité, même pour ces extrêmes, le principe affiché n’est‑il pas caricatural ? Maryse Deguergue évoque les importations du droit privé en droit public français ; John Bell envisage une relative prise en compte, par le droit anglais, des difficultés que l’administration rencontre.
Histoire
19 Outre la détermination des sources du droit de la responsabilité, une autre clef de compréhension tient à l’histoire de chaque État. Dans bien des contributions, l’accent est mis sur l’évolution de la responsabilité de l’administration en tant qu’héritage de plusieurs histoires : histoire de l’État avec ses heurts, histoire de la démocratisation (Pologne) et des Constitutions successives (1931 et 1978 en Espagne), histoire de la justice administrative là où elle existe et de sa réforme (réforme du contentieux administratif entrée en vigueur en 2004 au Portugal), histoire spécifique à la responsabilité administrative avec ses lois et ses revirements particuliers (Federal Tort Claims Act de 1946 aux États‑Unis, arrêt de 1999 de la Cour de cassation italienne, décisions de 2001 et 2003 de la cour constitutionnelle polonaise). La fraîcheur de certaines évolutions laisse penser que le droit de la responsabilité administrative n’est pas nécessairement « stabilisé » (en Italie, au Portugal…). Le sujet est encore en devenir aux États Unis où des évolutions sont attendues sur la notion de pouvoir discrétionnaire et en Espagne où, au‑delà du cadre constitutionnel, des réformes législatives restent envisageables. De plus, l’insatisfaction qu’évoque Pascale Gonod pourrait elle‑même être à l’origine de futures évolutions, la doctrine appelant de ses vœux certaines réformes.
20 La responsabilité administrative ne doit pas tromper par son apparente jeunesse : en droit anglais, le succès de certaines actions en dommages et intérêts est constaté dès le début du XVIIIe siècle et en France les transformations de la responsabilité administrative intéressaient déjà les auteurs anciens alors que l’arrêt Blanco n’était pas si éloigné. Par ailleurs, le progrès en droit, et en droit de la responsabilité administrative en particulier, ne relève pas de la linéarité : à travers le temps, Vasco Pereira da Silva montre bien que les répétitions existent et que, lorsqu’Agnès devient Maria ou Rita, l’affaire Blanco transportée au Portugal et transposée à différentes dates, soulève des difficultés semblables, dans la mesure où la victime peine à trouver son juge et un régime juridique déterminé selon un critère clair.
Structure et frontières de la responsabilité administrative
21 Si la comparaison nécessite d’affronter de nouveaux repères en termes de sources et d’histoire, elle exige également de s’adapter à d’autres structures de la responsabilité. Catégories, fondements, régimes et actions diffèrent selon les États. On retrouve partout des références à la faute, ou au caractère objectif de la responsabilité mais l’articulation entre ces régimes varie. En outre, l’acclimatation à d’autres droits nécessite d’en acquérir le vocabulaire : la notion d’illicéité apparaît notamment en Allemagne et en Italie, la distinction entre droits subjectifs et intérêts légitimes structure le droit italien, les différents torts subdivisent le droit anglais de la responsabilité. De plus, l’action indemnitaire n’a pas la même place dans les différents systèmes juridiques. Une question ardue tient au caractère primaire ou secondaire (ou encore subsidiaire) de cette action, selon que le recours indemnitaire est indépendant de toute autre action (comme en France) ou s’il doit intervenir après une demande d’annulation par exemple d’un acte ou à défaut d’une possibilité d’annulation. Le cas français répond à la première hypothèse. En revanche, en Allemagne, dans le cadre de la responsabilité pour faute de l’agent (Amtshaftung), « l’obligation de réparer n’a pas lieu lorsque, par intention ou par négligence, la partie lésée a omis d’écarter le dommage par l’exercice d’un moyen de droit ». Dans une autre mesure en Pologne ou en Italie, l’articulation entre le recours indemnitaire et les autres voies de droit peut être contraignante pour la victime car une première étape contentieuse est exigée. En Pologne, lorsqu’est demandée la réparation des conséquences de l’édiction d’un acte normatif, de la prise d’une décision individuelle ou de l’omission de prendre une décision individuelle, deux étapes sont nécessaires : une procédure de déclaration de violation de la règle de droit puis une démarche indemnitaire. En Italie, avant 1999, c’est‑à‑dire à l’époque où seules les atteintes aux droits subjectifs étaient dédommagées, la demande de réparation était, dans certaines hypothèses, subordonnée à l’annulation préalable d’un acte afin de faire revivre en quelque sorte le droit subjectif éteint par l’acte. En revanche, depuis 1999, un tel détour n’est plus nécessaire puisque même les atteintes aux intérêts légitimes, et non plus exclusivement aux droits subjectifs, peuvent être dédommagées. Enfin, la structure de la responsabilité pose des questions de cohérence interne : le brouillage évoqué par Pascale Gonod renvoie tant à la « fragmentation du droit » qui confine au « patchwork » en droit portugais, qu’à l’« éclatement des catégories juridiques traditionnelles » en France, à la complexité passée ou présente de certains systèmes (Italie, Allemagne) ainsi qu’au « manque de cohérence » du droit anglais. D’où l’attente, ici et là, d’une hypothétique reconstruction du droit de la responsabilité…
22 Outre sa structuration interne, la responsabilité administrative peut également être analysée dans son périmètre : force est alors de constater que ses frontières sont floues. Tantôt, elle intègre les considérations liées à l’expropriation (elle en est même issue en Espagne), tantôt elle s’en distingue (France). Que les systèmes fassent une grande place aux fonds d’indemnisation (France) ou non (Espagne), partout a lieu un « approfondissement sémantique de la notion de responsabilité administrative et du concept de réparation » (Maryse Deguergue). Le choix des mots – réparation, indemnisation, compensation, dédommagement… – est un enjeu qui transparaît notamment en Italie, en Grande‑Bretagne, en Allemagne… Quant aux procédés de réparation – pécuniaire ou en nature – ils mettent en valeur à la fois la question des limites de la responsabilité – la remise en état allemande est‑elle un mécanisme de responsabilité ? – mais aussi celle de l’efficacité des mécanismes lorsque la réparation pécuniaire semble bien dérisoire. Si les systèmes convergent dans l’extension du champ de la responsabilité, une certaine retenue subsiste dans certains États lorsque la notion de pouvoir discrétionnaire jugule la responsabilité, en particulier en droits anglais et américain, et partout les « résidus d’irresponsabilité » (Maryse Deguergue) en disent sans doute long, en creux, sur ce qu’est la responsabilité. L’admission de principe de la responsabilité de l’administration conduit même à éviter qu’elle ne soit déclarée au grand jour : lorsqu’elle est indiscutable, la réparation donne lieu à transaction. Le juge est alors contourné, d’autant plus aisément que sa jurisprudence a, comme le souligne Claire Landais, déjà fourni des grilles d’indemnisation : dans ce cas, l’administration paie sans attendre d’être condamnée. Le procédé est bien connu en France, en matière de défense mais aussi en matière médicale, comme en Angleterre sur le second point. Ainsi, 96 % des litiges selon le National Health Service sont réglés par la voie de la transaction (John Bell) et 98 % des propositions de transaction du ministère de la défense français sont acceptées (Claire Landais). C’est dire si la responsabilité est aujourd’hui acceptée et intériorisée par l’administration.
Pistes
23 Au‑delà des enseignements propres au droit comparé et qui permettent notamment de reconsidérer les caractéristiques du droit français, les contributions présentées ici invitent à explorer certaines pistes de réflexion.
L’administration : responsable ou bouc‑émissaire ?
24 La position de l’administration et la fonction de sa responsabilité semblent affectées par différentes ambiguïtés. Vasco Pereira da Silva envisage la transformation des conceptions de l’administration et propose de passer d’une conception « actocentrique » et autoritaire à une vision plus réaliste, intégrant l’administration dite infrastructurelle au Portugal et la collaboration des personnes publiques et privées. Dès lors, les fonctions administratives seraient perçues globalement sans distinction artificielle entre gestions publique et privée notamment. Patrice Duran, quant à lui, considère que l’administration se trouve dans une curieuse position, « tout à la fois centrale et subordonnée », faisant peut‑être d’elle un « bouc‑émissaire commode ».
25 Dès lors, faut‑il craindre cette responsabilité ? Sans doute, peut‑elle être suspectée, en raison de son extension, de devenir tentaculaire et excessive. Lorsque l’on évoque la responsabilité de l’administration, la victimisation n’est jamais loin. Maryse Deguergue montre à ce titre que des limites au phénomène sont posées par la jurisprudence et non dénuées de considération morale. De plus, la responsabilité de l’administration ne peut se substituer à celle des personnes privées. Les différentes décisions rendues en Allemagne, en Italie, en France et en Grande‑Bretagne au sujet de la responsabilité du fait des autorités de régulation font face à cet enjeu : responsabiliser les autorités administratives sans déresponsabiliser les personnes privées. Par ailleurs, l’atteinte au pouvoir discrétionnaire ou la liberté de l’action administrative sont souvent invoquées pour prévenir une responsabilité à tous crins de l’administration.
26 À l’heure actuelle cette crainte d’une responsabilité hypertrophiée se double d’une référence à la vulnérabilité économique des États face à la crise. Dans ce contexte, l’argument de protection des deniers publics n’en a que plus de valeur pour maîtriser l’engagement de la responsabilité (même si en Pologne la cour constitutionnelle n’admet pas ce raisonnement). En Italie, Aldo Travi rappelle que pour certains auteurs la responsabilité de l’administration repose in fine sur les contribuables ce qui limiterait l’intérêt de cette responsabilité. Néanmoins, étendre le champ de la responsabilité comme l’a fait la Cour de cassation italienne en 1999 a une incidence financière qui reste difficile à évaluer. En Espagne, Luis María Díez‑Picazo souligne que « l’absence d’une exigence de culpabilité a entraîné une remarquable générosité en matière d’indemnisation. De nombreux faits qui ne donneraient pas droit à indemnisation s’ils avaient été effectués par un particulier, sont indemnisables lorsqu’ils sont effectués par l’administration. Cela a abouti à un incontestable renforcement de la position des citoyens vis‑à‑vis de l’administration ; mais aussi a créé un fardeau non négligeable pour les finances publiques, ce qui n’est pas toujours matériellement justifié ». À vrai dire, le chiffrage du coût de la responsabilité reste un exercice périlleux. Les données fournies par Claire Landais pour le ministère de la défense offrent quelques éléments à ce sujet. En revanche, des études plus générales font défaut, du moins en France.
27 Malgré ses risques de débordement, la responsabilité administrative présente toutefois des vertus. D’une part, elle répond à une demande sociale de justice que d’autres responsabilités peinent à satisfaire. Ainsi, dans l’affaire du sang contaminé comme dans celle de l’amiante, la responsabilité administrative de l’État a été engagée par le juge administratif, tandis que les responsabilités politique et pénale pour les membres du gouvernement ont suscité quelques déceptions. Sans combler toutes les attentes des justiciables, imputer une responsabilité à une personne morale de droit public présente du moins le mérite de reconnaître le dysfonctionnement d’une institution. D’autre part, elle fournit un instrument de protection des droits : en acquérant le caractère de garantie fondamentale dans la Constitution polonaise, le droit fondamental à l’indemnisation des dommages causés par les pouvoirs publics occupe « une place importante parmi les instruments de mise en œuvre de l’État de droit en Pologne ». En France, la responsabilité permet de réparer « la double malchance de ceux qui, frappés par le sort, voient […] leurs droits subjectifs ignorés, voire bafoués, par l’administration ». L’action en responsabilité apparaît alors comme le dernier rempart face à la défiance à l’égard du droit, en particulier pour faire valoir certains droits sociaux (Maryse Deguergue).
28 Même dans une vision instrumentale de l’administration, l’efficacité de celle‑ci est appréciée à l’aune de ses résultats car le règlement des problèmes collectifs conditionne la légitimité même de l’action publique selon Patrice Duran. Dès lors, le droit de la responsabilité administrative peut‑il contribuer au pilotage de cette action publique (Duran, 1993) ?
L’administration responsable ou responsabilisée ?
29 La fonction principale attribuée à la responsabilité administrative, comme à son homologue civile, est la réparation. Toutefois, d’autres dimensions sont inhérentes à ces mécanismes : la condamnation indemnitaire peut également revêtir une fonction incitative ou dissuasive, voire un caractère pédagogique. De ce point de vue, la remarque d’Aldo Travi qui rend compte d’une tendance récente en Italie est éclairante. Il constate l’essor d’un usage dissuasif du procès administratif qui consiste à contester un acte administratif mais également à demander la condamnation de l’administration à des dommages et intérêts. Il s’agit alors pour l’administration « d’agir avec plus de circonspection, en veillant à ne pas commettre d’illégalité, ou en vérifiant qu’elle peut retirer l’acte contesté ». Et l’auteur de conclure : « la prétention au dédommagement devient ainsi un moyen de conditionnement de l’activité administrative ». Il faut donc voir plus loin que la seule réparation.
30 Dans un autre registre, la compensation des préjudices subis apparaît aussi comme un enjeu pour l’image de l’État puisque l’administration octroie des compensations au‑delà de ce que les strictes règles de responsabilité exigent. Malgré l’îlot d’irresponsabilité que constituent les opérations militaires, les services du ministère de la défense français attribuent ainsi des dédommagements aux victimes d’opérations extérieures, « pour des raisons d’opportunité ». Plus précisément, une compensation peut être accordée (par exemple, en cas de dommages causés à la population civile non visée par une action de conflit armé). Ainsi, la présence, à l’étranger, de structures du ministère dédiées au dédommagement de la population locale se justifie notamment par « la nécessité de garantir une bonne image de la force auprès de cette population ».
31 Il faut donc constater un certain dépassement de la responsabilité : plus qu’une administration responsable, selon le droit, on peut espérer de l’administration qu’elle soit responsabilisée, comme le suggère dans sa contribution Maryse Deguergue, c’est‑à‑dire portée « à la préparation consciente et éclairée de l’action » (Mazères, 325). Ainsi, elle serait à la fois consciente de sa responsabilité et partie prenante à la décision ; elle modifierait son mode de fonctionnement ou sa prise de décision selon les enseignements tirés de précédents. La culture du retour d’expérience y contribue tout comme la détermination de politiques de prévention et d’un principe de précaution. La responsabilisation des agents, par le biais d’actions récursoires véritablement mises en œuvre, constitue aussi une piste à envisager. La conception instrumentale de l’administration semble alors également dépassée. Et la responsabilité administrative peut contribuer ainsi à dessiner, plus qu’une administration responsable, une « bonne administration ».
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : responsabilité, Administration, bonne administration, sociologie, droit comparé, action publique
Date de mise en ligne : 25/11/2013
https://doi.org/10.3917/rfap.147.0561Notes
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[*]
L’ensemble des contributeurs ont consacré à la réalisation de ce numéro du temps ainsi que des efforts de traduction et d’analyse afin d’offrir le résultat de leurs observations et réflexions. La coordination de ce volume a été l’occasion d’échanges fructueux : l’auteure de ces lignes tient à exprimer sa gratitude à toutes celles et ceux qui y ont pris part.
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[1]
L’adoption de la « loi Fauchon » a d’ailleurs limité ce mouvement de pénalisation de la vie publique : v. loi n° 2000‑647 du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, JORF, 11 juillet 2000, p. 10484.
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[2]
Association qui regroupe la Cour de justice de l’Union européenne et les Conseils d’État ou juridictions administratives suprêmes de chacun des États membres de l’Union européenne.