Couverture de RFAP_112

Article de revue

Recherche publique, recherche privée

Entretien

Pages 697 à 703

Notes

  • [1]
    Propos recueillis par Jean-Richard Cytermann.

1J.-R. CYTERMANN : Vous avez, Monsieur le Président, participé aux travaux et aux Assises qui ont conduit à la loi de 1982 sur la recherche. Comment jugez-vous l’évolution de la recherche française ? Peut-on parler de crise ?

2Jean-Louis BEFFA : Je pense effectivement que la situation de la recherche publique française est critique. Par recherche publique, j’entends l’activité qui a pour objet d’élaborer des connaissances, librement échangées entre les chercheurs et publiées dans les revues. C’est cette activité que les économistes appellent la science ouverte et qui conduit à la production d’un bien public. Je la distingue de l’innovation qui, relevant des entreprises, mobilise des connaissances pour fabriquer un produit marchand (la situation de cette dernière est d’ailleurs également préoccupante). Le mouvement des chercheurs publics est le signe médiatisé de cette crise, mais les données sur les crédits de fonctionnement des laboratoires, l’évolution des embauches dans la recherche, le départ des jeunes chercheurs à l’étranger, le renoncement de certains talents qui se détournent de la science au profit d’activités plus sûres, en sont également les signes.

3La crise n’est pas seulement liée à l’insuffisance des crédits, mais aussi à l’approche infondée qui consisterait à attribuer ces crédits en fonction de retombées industrielles escomptées. Il faut à la fois créer et gérer l’interface entre les entreprises et le monde de la recherche publique et consacrer plus d’argent à celle-ci pour constituer un socle de connaissances. Les comparaisons avec de nombreux autres pays, par exemple asiatiques comme Singapour ou la Chine, sans parler des pays nordiques, des États-Unis ou du Japon sont en cela très défavorables à la France. Dans ces deux derniers pays, les retombées de la recherche publique sur la recherche privée ont d’ailleurs augmenté considérablement au cours des dix dernières années : le nombre de citations d’articles scientifiques dans les brevets a été multiplié par 6 entre 1994 et 2000 !

4J-R C : Vous allez donc à contre courant de l’analyse suivante : la France investit suff?samment dans sa recherche publique et les efforts doivent avant tout conduire à développer les dépenses de recherche des entreprises. Vous vous prononcez au contraire pour une relance de l’effort public de recherche. Pouvez-vous préciser ce point ?

5J-L B : L’objectif de 3 % du produit intérieur brut (PIB), qui couvre les deux types de recherche, est nécessaire compte tenu de la crise de la recherche française, mais il doit faire la part belle à la recherche publique. Le financement de la recherche privée ne doit pas se faire au détriment de ce qui constituait un avantage comparatif de la France. Il est très important pour notre pays de faire cet arbitrage avant bien d’autres. L’augmentation des financements de la recherche publique n’est pas contradictoire avec le développement de la dépense de recherche des entreprises qui favorise l’innovation. L’objectif de 3 % du PIB doit impliquer une augmentation parallèle.

6J-R C : Vous semblez également sceptique sur des mesures fiscales comme le crédit d’impôt recherche ou le soutien privilégié aux PME innovantes. Vous vous prononcez en fait pour une collaboration forte public-privé à partir de grands programmes technologiques qui ont forgé certains points forts de la recherche française. Pouvez vous également préciser ce point et indiquer si, de votre point de vue, certains de ces programmes ne pourraient pas être menés au niveau européen ?

7J-L B : En ce qui concerne les aides de l’État, il y a eu trois types d’interventions publiques. L’une a été considérablement privilégiée ces dernières années : l’aide aux PME. Influencée par la vogue du modèle californien, la France l’a considérée à tort comme la meilleure façon de développer l’innovation et la création d’entreprises, notamment de hautes technologies, espérant qu’apparaissent un futur Sun ou un Google. Si ces mesures ont pu être utiles pour la création d’un certain nombre d’entreprises innovantes, elles sont insuffisantes. Le contexte français explique leur échec, en particulier la faible irrigation du monde de l’entreprise par la recherche publique. D’autre part, j’ai été frappé, en tant que président du concours national d’aide à la création d’entreprises innovantes, par l’absence de connaissance du monde de l’entreprise dans les dossiers présentés : analyse insuffisante du marché, de la concurrence, ignorance du positionnement de très grandes entreprises avec des moyens considérables sur le secteur. Il y a donc un énorme effort à faire par l’intermédiaire des incubateurs, mais aussi en dégageant des crédits permettant aux porteurs de projets d’approfondir au préalable leur étude de marché, avant de se confronter à la concurrence.

8Les aides indifférenciées, quant à elles, sont très prisées à Bruxelles. Elles reposent sur l’idée que les entreprises connaissent les recherches dont elles ont besoin et qu’il faut tout simplement les aider à en faire davantage. Le cas typique est celui du crédit d’impôt recherche, qui s’est considérablement développé récemment, étant considéré par Bruxelles comme la voie la plus efficace. Il a un effet d’aubaine plutôt qu’un véritable effet incitatif : il sert à financer des recherches que les entreprises lanceraient de toute façon si elles faisaient leur devoir. Non pas que le crédit d’impôt recherche ne permette pas aux entreprises de faire plus de recherche, mais c’est un mode d’intervention peu efficace. Il contribue en outre à une dispersion des crédits.

9Il reste alors une autre voie, qui n’est ni celle des PME ni la voie indifférenciée, que beaucoup d’autres pays utilisent, en particulier le Japon avec beaucoup de réussite : la voie de « grands programmes » organisés dans la durée, avec une implication forte de l’entreprise. Elle suppose une situation concurrentielle favorable sur un marché solvable important, dans lequel un avantage technologique peut faire la différence. Je prône donc, et c’est d’ailleurs ce à quoi l’on m’avait demandé de réfléchir, une intervention, qui serait une voie supplémentaire, demandant des crédits en plus, qui me paraît très importante en raison de son efficacité pour des programmes plus focalisés. Elle s’appuie sur des entreprises déjà expérimentées, au moins dans d’autres secteurs (comme c’est typiquement le cas au Japon où ce sont des grands groupes qui ouvrent de nouvelles divisions), mais aussi sur des entreprises ou des consortiums de grande taille, performants et porteurs de projets. Il est certain que si l’ambition concerne un marché important, l’entreprise doit avoir une taille lui permettant de soutenir l’effort dans la durée, de disposer de réseaux commerciaux. Cette voie doit s’ouvrir à des sujets peu nombreux soit dans de nouveaux secteurs, soit éventuellement dans des secteurs justifiant un rattrapage. L’histoire nous a montré que notre plus grand succès en matière technologique, le programme Airbus, conçu pour un rattrapage, est à l’origine de la primauté de l’aéronautique européenne. Il ne s’agit pas de refaire cela (parce que l’on s’appuyait sur la commande publique et sur l’existence d’entreprises publiques), mais de trouver une voie nouvelle qui permette l’adaptation à la France (et au-delà à l’Europe) de ce que les Japonais ont réalisé avec succès et de ce que l’Agence pour les projets avancés de défense (DARPA) a contribué à mettre en place aux États-Unis. Il est important que ces entreprises portent un projet qui corresponde à certains critères, en particulier qu’il rende compétitive la production sur le sol européen, notamment français, et favorise la création d’emplois de haute qualification. Le problème principal, français et européen, n’est pas celui des délocalisations, qui de toute façon ne touchent pas un grand nombre d’emplois, mais celui de la faible présence d’entreprises de haute technologie, que les États-Unis et le Japon promeuvent avec succès.

10J-R C : Sur l’Europe, on a évoqué l’absence de politique industrielle de l’Europe, à travers le refus de Bruxelles d’aider à faire des champions européens. Peut-on considérer que certains des programmes que vous évoquez peuvent être conduits au niveau européen ?

11J-L B : Je pense qu’une proposition concrète ne doit pas poser comme préalable l’évolution de la réglementation européenne. On peut réaliser des projets à la dimension française et, très vite, franco-allemande. Ils constitueraient des exemples qui ensuite pourraient faire évoluer le système bruxellois. Il y a des initiatives qui peuvent être compatibles avec les règles européennes, mais qui seraient d’abord des initiatives françaises, c’est typiquement la notion de coopérations renforcées. Comme cela a toujours été dans le cadre des anciens grands programmes, une initiative forte française pourrait être rapidement soutenue par les Allemands, ou vice et versa, à laquelle pourraient s’associer les Espagnols qui se préoccupent des mêmes problèmes, etc. Le noyau d’Europe continentale apparaît ainsi comme le champ naturel des coopérations renforcées parce que ces pays ont la même préoccupation et qu’ils sont capables de défendre ces notions. Je récuse ainsi l’idée qu’il n’est pas important qu’il y ait un soutien public à des projets centrés sur des entreprises ayant la taille de les mener. Le marché ne soutient pas naturellement les projets de long-terme. Pour sortir du « court-termisme », il faut donc un volontarisme fort.

12J-R C : Vous vous prononcez, semble t-il, pour une spécialisation de la recherche française, plus concentrée sur ses points d’excellence et la mission que vous a confiée le Président de la République vise notamment à identifier des secteurs « porteurs ». Pouvez-vous développer ce point de vue ?

13J-L B : Les secteurs porteurs devront émerger des demandes des entreprises. Cela n’empêchera pas de mener une prospective industrielle associant en particulier de grands scientifiques. L’effort devra être coopératif c’est-à-dire qu’il faudra associer dans un programme une entreprise-pilote, avec éventuellement des entreprises de plus petite taille qu’elle entraînerait, des centres publics avec lesquels on pourrait passer un contrat, etc. Ici, l’initiative relève plus d’une politique d’innovation débouchant sur un produit marchand que d’une politique de recherche au sens où je l’ai définie. Par exemple, le programme sur les nanotechnologies me paraît être beaucoup plus un programme appliqué irriguant de nombreuses industries. C’est pourquoi je ne vois pas la nanotechnologie sous cet angle. Quand on parle souvent des biotechnologies, je pose une question : quelles sont encore les entreprises françaises de taille mondiale capables de porter un tel programme ?

14J.-R. C. : Quand on évoque la question de la spécialisation, vous aff?rmez implicitement que de toute manière en biotechnologie ou en informatique on ne rattrapera pas le retard...

15J.-L. B. : En effet, comme dans beaucoup d’entreprises, je pense qu’il vaut mieux renforcer les points forts ou développer des points forts latents, que d’essayer de se battre sur des dossiers dans lesquels on aura pas une efficacité suffisante. Il n’y a pas de secteur sacré et si l’on peut y arriver avec de bons projets, pourquoi pas ? Selon les données de l’OCDE, concernant les principales dépenses de recherche des 25 principales entreprises, il n’y a aucun groupe européen dans le secteur biotechnologique à l’exception du groupe Roche. De tels décalages sont-ils aisément rattrapables ? Cela paraît difficile, à moins de développer un programme du type de ceux réalisés sous la présidence de Georges Pompidou, programme d’une énorme ampleur porté par une entreprise de taille importante.

16J.-R. C. : Est-ce que cela revient à dire que lorsque l’on aff?che, depuis des années, la priorité en matière de recherche fondamentale pour les sciences de la vie...

17J.-L. B. : C’est très important que la France contribue à faire avancer les connaissances dans les sciences de la vie. De là à ce que cela crée automatiquement des entreprises... Ce que je critique dans la politique de recherche c’est qu’elle n’a pas suffisamment analysé qu’elle avait un lien avec l’entreprise. Dans l’analyse, on définissait les programmes sans regarder les outils ou alors on pensait qu’on allait créer des entreprises comme aux États-Unis alors que rien n’est semblable dans notre pays : ni le mode de financement, ni la norme de consommation, ni l’environnement, ni le type de client, etc. On a fait une erreur : le modèle à regarder était beaucoup plus celui de type japonais, qui s’appuyait sur une volonté de groupes ayant un certain nombre de moyens, capables de rentrer dans de nouveaux secteurs

18J.-R. C. : Est-ce que vous pensez qu’il faut une certaine spécialisation finalement de pôles d’excellences au niveau de l’Europe ?

19J.-L. B. : Le problème est d’anticiper la place, notamment de la France et de l’Allemagne, dans la future division internationale du travail. Que sait-on aujourd’hui des facteurs concurrentiels au niveau des entreprises ? D’une certaine façon, en France il y a beaucoup plus d’entreprises occupant les premières places mondiales qu’il y en avait ou que l’on espérait en avoir au début des années quatre-vingt. Seulement, ces entreprises sont peu implantées dans les domaines de haute technologie ou qui pourraient amener des créations importantes d’emploi à haute valeur ajoutée.

20J.-R. C. : Justement, votre entreprise a fait le choix récent de construire un centre de recherche sur les matériaux céramiques à Cavaillon. Quels sont les critères qui vous ont conduit à ce choix ?

21J.-L. B. : Notre entreprise a décidé qu’elle devait se développer dans les céramiques industrielles. Elle n’a pas commencé par un programme de recherche mais par une offre publique d’achat (OPA) amicale sur un leader états-unien ayant un laboratoire très important aux États-Unis (dans le Massachusetts) et, au fur et à mesure, le rachat d’autres affaires que l’on a développées. Par la suite, il a paru normal d’avoir aussi un centre de recherche en Europe, puisque la fonction « recherche/développement » est d’abord localisée là où l’entreprise a sa nationalité. La nationalité de l’entreprise est déterminée par divers critères, mais notamment la localisation de son siège social, donc pour une large part par la nationalité de ses dirigeants. La nationalité d’une entreprise importe; quand une OPA comme Alcan donne le contrôle de Péchiney au Canada, cela a des conséquences importantes à terme sur les emplois à haute valeur ajoutée, la recherche d’un groupe comme Péchiney...

22J-R. C. :... Là vous êtes aussi un peu à contre-courant parce que j’ai entendu beaucoup de dirigeants, y compris Francis Mer, dire que la nationalité des sociétés n’était plus un critère.

23J.-L. B. : La nationalité reste un critère déterminant. Il suffit de juger à la mesure des localisations des entreprises : il y a une disproportion considérable entre la production des entreprises et le lieu où elle organise sa recherche. Saint-Gobain réalise 15 % de sa production industrielle en France et y fait 65 % de sa « recherche/développement ». Suivant le critère des aides, la Catalogne proposait des aides sans commune mesure avec ce que faisait la France... Nous avons quand même estimé, à Saint-Gobain, ne serait-ce aussi que pour être près des usines françaises, que la meilleure localisation était Cavaillon. Le facteur national était renforcé par la qualité du personnel auquel nous pouvions faire appel.

24J.-R. C. : La proximité de centres de recherche...

25J.-L. B. : Bien sûr, ceci dit Cavaillon n’était pas à cet égard idéal parce que les centres de recherche publics très importants dans les matériaux de céramique n’y étaient pas. Actuellement, pour attirer des chercheurs, il vaut mieux tenir compte de l’ensemble des conditions de travail. La notion de « pôle de compétitivité », ne peut être étendue anormalement; il faut une vraie dimension mondiale. En France, deux réseaux paraissent très dynamiques : la région grenobloise, autour de l’électronique au sens large, et d’autre part le pôle toulousain, autour de l’aéronautique. En Provence-Alpes Côte d’Azur, Sophia-Antipolis manque de soutiens d’entreprises importantes. Si l’on concentre des moyens de recherche appliquée et de soutien à des programmes ciblés d’entreprises, on pourrait créer de tels réseaux sans difficulté dans la région parisienne.

26J.-R. C. : De manière plus générale, comment Saint-Gobain travaille-t-il avec la recherche publique ?

27J.-L. B. : Saint-Gobain travaille avec la recherche publique par des contrats, mais l’on reçoit très peu d’aides publiques par rapport à l’ensemble de notre effort; il s’agit de contrats bien précis avec des entités. D’autre part, je suis favorable au laboratoire commun à condition qu’il soit dans sa dimension, c’est-à-dire qu’il laisse les chercheurs élaborer des connaissances. Ses recherches doivent ensuite être validées dans le cadre de l’organisme dont il relève, dans ce cas particulier le CNRS. Ce sont des recherches fondamentales, mais on peut apporter les moyens matériels qui sinon feraient terriblement défaut. Saint-Gobain a un centre de ce type à Aubervilliers ; nous aimerions en créer un à Cavaillon.

28J.-R. C. : Je crois d’ailleurs que votre directeur de recherche est issu du monde de la recherche.

29J.-L. B. : En effet, sa fonction est notamment d’ouvrir Saint-Gobain vers l’extérieur; la direction de recherche de la compagnie est une fonction de supervision de type stratégique.

30J.-R. C. : Les entreprises françaises, semble-t-il, embauchent plus volontiers des ingénieurs sortis des écoles que des docteurs plus âgés et la qualification de docteur n’est pas toujours valorisée dans les entreprises. Quel est votre point de vue sur cette question de l’emploi des docteurs dans la recherche ?

31J.-L. B. : Saint-Gobain est encore insuffisamment ouvert au recrutement des docteurs, notamment passés par la formule CIFRE (convention industrielle de formation pour la recherche) que je trouve excellente quand elle respecte la valeur scientifique de la thèse et permet le contact qui, le cas échéant, facilite l’embauche des docteurs. Toutefois, on embauche aussi directement des docteurs sortis de l’université. Le mélange avec les ingénieurs est très enrichissant car les docteurs jouissent d’un esprit critique très structuré. Ils viennent souvent de l’université ou de grandes écoles, souvent très centrées sur la recherche comme l’École supérieure de physique et chimie de Paris, c’est un très bon apport à Saint-Gobain. Nous n’avons pas du tout la religion de l’embauche d’ingénieurs contrairement à certains grands groupes. Les docteurs jouent leur rôle tout à fait efficacement pour une partie des embauches.

32J.-R. C. : Qu’est ce qui finalement poussera un élève parmi les plus brillants d’une grande école à s’engager dans la recherche ?

33J.-L. B. : Saint-Gobain valorise l’entrée par la recherche, car celle-ci constitue également une voie de formation. Rentrant dans ce groupe par la recherche, dans 75 % des cas on ne reste pas dans cette fonction. Nous visons systématiquement des chercheurs ayant une moyenne d’âge faible. Je peux vous citer un des parcours industriels les plus brillants du groupe : après une école scientifique il est entré au laboratoire commun pour faire sa thèse sur un problème fondamental; il a travaillé comme chercheur au laboratoire d’Aubervilliers dans un secteur de recherche appliquée très important et a ensuite mené, à la suite de sa recherche, un programme de développement technologique qui a eu beaucoup d’importance; puis il est passé dans l’usine pour le démarrer et maintenant il devient un directeur du groupe.

34J.-R. C. : Il y a beaucoup d’analyses comme, par exemple, le rapport du Conseil d’analyse économique « Éducation et croissance », qui mettent en cause finalement notre modèle avec nos doubles exceptions, d’une part la coupure universités / grandes écoles, d’autre part la séparation université/organismes de recherche...

35J.-L. B. : Pour moi, la vocation de chercheur à plein temps est fondamentale, mais il faut construire des ponts, car il est difficile de trouver tout le temps les évolutions de carrière pour les chercheurs dans les organismes de recherche. En ce qui concerne les grands écoles et les universités, il faut aussi développer des passerelles. Je suis très favorable aux concours qui permettent de faire rentrer dans les grandes écoles des personnes passées par l’université. Il faut absolument inciter les grandes écoles à faire davantage de recherche et je serais tout à fait favorable à ce que se créent de grandes entités commençant par la réunion de laboratoires d’un certain nombre d’écoles. Elles seraient gérées comme un grand centre de recherche et de développement scientifique, un Massachusetts Institute of Technology en Île-de-France Paris, avec une spécialisation des laboratoires. Il s’agirait en quelque sorte de réaliser un « Paris Technologie » ou un « Paris Innovation »... En ce qui concerne la séparation entre les établissements et les universités, il est indispensable de simplifier et de décloisonner le système actuel, pour mettre en œuvre une politique commune aux organismes de recherche publique et aux universités. Comme le formule le rapport des États généraux de la recherche, auquel des présidents d’université ont contribué, les universités et les organismes ont, avec des pondérations différentes, des missions communes de recherche, de formation, de valorisation et de diffusion de la culture scientifique. S’ils peuvent et doivent coordonner leurs actions, leurs rôles respectifs ne sont et ne doivent pas être identiques.

36J.-R. C. : De ce point de vue là, l’initiative Paris Tech, de coopération des grandes écoles d’ingénieurs parisiennes, est intéressante ...

37J.-L. B. : Elle est bonne mais insuffisante. Il faudrait que les écoles et les universités abandonnent leurs prérogatives de gestion au profit d’un groupement d’intérêt économique (GIE) auquel elles apporteraient les moyens financiers et qui serait géré avec forte spécialisation, et des moyens qui lui seraient propres bien que donnés par les organismes. La formule du GIE serait bonne parce qu’aujourd’hui, les laboratoires des grandes écoles sont dispersés et n’ont pas toujours le niveau suffisant. La recherche dans les grandes écoles d’ingénieurs a de bons liens avec l’industrie mais ceux-ci sont trop souvent de dépendance. Il manque au contraire le niveau d’initiatives qu’ont des grands centres comme le MIT. Il manque aussi une taille critique et une gestion avec un haut degré d’exigence, comme j’ai pu le constater moi-même dans les écoles où j’ai été au conseil d’administration.

38En conclusion, pour résumer l’ensemble de mon propos, il faut cesser d’adhérer, à droite comme à gauche, à un modèle qui sévit depuis 15/20 ans, suivant lequel il n’y a que les PME et le crédit d’impôt recherche qui permettent une promotion efficace de la recherche. Cela a montré véritablement une absence de pragmatisme et on en mesure bien maintenant les conséquences, celles-ci n’étant pas à la hauteur de la situation. C’est pour moi le message essentiel. La poursuite des politiques actuelles ne nous mène pas au succès.

39J.-R. C. : Ce que montre bien, par exemple, le fait qu’un dispositif comme le crédit d’impôt recherche n’ait jamais été vraiment évalué.

40J.-L. B. : En effet. On voit très bien quand il y a une demande de l’entreprise si cela correspond à sa recherche ou si c’est véritablement pour elle l’attaque d’un secteur nouveau avec des moyens suffisants. Je considère que le crédit d’impôts recherche a pour 90 % un effet d’aubaine qui ne change rien du point de vue de l’incitation. C’est d’autant plus gênant que les sommes correspondantes ne sont pas négligeables et que l’on a réduit fortement tous les crédits qui correspondaient à ce que j’indiquais, c’est-à-dire le fonds de la recherche et le fonds du ministère de l’industrie dont les crédits ont été réduits au profit de l’ANVAR et au profit du crédit d’impôt recherche. Pour moi c’est le résultat d’hypothèses de travail erronées, en particulier au ministère des finances, ou de convictions, qui reposent sur l’idée que « l’État ne peut que se tromper dans ses choix », qu’« il faut un système purement lié à ce que les entreprises décident ». Le pire est que maintenant la recherche publique devrait se soumettre à la logique des entreprises, ce qui constituerait une très grave erreur. Le rapport final des États généraux de la recherche rappelle d’ailleurs avec force les problèmes d’évaluation et les besoins de la recherche publique en général.


Date de mise en ligne : 01/12/2006

https://doi.org/10.3917/rfap.112.0697

Notes

  • [1]
    Propos recueillis par Jean-Richard Cytermann.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions