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Article de revue

Le passé et l'avenir de l'administration publique

Pages 213 à 221

Notes

  • [1]
    Cet article est issu d’une conférence prononcée le 20 mars 2002 à Bruxelles à l’Institut international des sciences administratives. Le texte a été publié dans le volume 68, n° 3, septembre 2002, de la Revue internationale des sciences administratives, à laquelle nous adressons nos remerciements pour son aimable autorisation de publication (NDLR).

1Je vais essayer de traiter le sujet ambitieux et difficile qui m’a été proposé pour cette conférence et que j’ai eu le courage ou l’imprudence d’accepter : « Le passé et l’avenir de l’administration publique ». Ce titre, dont je ne suis pas l’auteur, est en lui-même intéressant. Il exprime la synthèse des deux pôles qui constituent toute l’administration : la tradition et la modernité. Je voudrais à ce sujet rappeler une phrase d’un professeur anglais aujourd’hui décédé, Vincent Wright, qui fut mon ami et qui était un admirable symbole de deux caractéristiques de notre Institut : l’internationalisation et l’interdisciplinarité. Il était en effet tout à la fois historien, philosophe, politologue, administrativiste; ce fut l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire de l’administration française, notamment de nos deux grandes institutions napoléoniennes, les préfets et le Conseil d’État, si étrangères au système britannique; enfin, il commençait, au moment où la mort l’a emporté en plein travail, à conduire des études comparatives sur les administrations des pays européens. La phrase que je voudrais citer aujourd’hui figure dans le rapport général qu’il avait présenté au 22ème Congrès international des sciences administratives, tenu à Vienne en 1992; elle est ainsi libellée : « en matière administrative le principal décideur, c’est l’histoire ». Ces quelques mots ne signifient pas que les responsables des administrations doivent être enfermés dans le passé, mais que, pour être efficaces, ils doivent le connaître et en tenir compte.

2L’une des caractéristiques du passé des administrations, c’est la diversité de leurs situations, de leurs règles, de leurs mentalités. Cette réalité est souvent méconnue à notre époque de « mondialisation ».

3Il faut certes connaître les administrations des autres pays pour profiter de leurs expériences. C’était d’ailleurs à l’origine, au début du XXème siècle, et c’est encore aujourd’hui, l’un des principaux objectifs de l’IISA, qui figure dans ses statuts. Nos prédécesseurs, quand ils l’ont créé, souhaitaient améliorer leurs connaissances des modes d’organisation et de fonctionnement d’autres administrations. L’administration comparée s’est développée ainsi à travers nos rencontres et nos publications. En revanche, il ne s’agissait pas, et, à mon avis il ne s’agit toujours pas d’élaborer un modèle unique d’administration publique, valable pour tous les pays. Il existe des tendances à l’uniformisation des administrations publiques. Ces tendances ont généralement échoué parce qu’elles ne tiennent pas compte de cette diversité des évolutions historiques, des traditions nationales, des niveaux de développement économique, social et culturel, des conditions géographiques.

4Nous avons tous en mémoire les échecs rencontrés dans les pays ayant récemment accédé à l’indépendance, auxquels on a essayé d’appliquer des modèles soi-disant universels. Ce qu’on a appelé le « mimétisme administratif » a fait des ravages coûteux et il en fait encore. La responsabilité en est partagée entre ceux qui accordaient leurs aides et ceux qui étaient censés en bénéficier. Les premiers avaient du mal à admettre que leurs systèmes n’étaient pas nécessairement les meilleurs et surtout qu’ils ne pouvaient être appliqués partout uniformément et les seconds ne voulaient pas être dotés d’une administration « au rabais », d’un niveau inférieur.

5Je me souviens d’une discussion très intéressante à laquelle j’ai assisté lors d’une session de notre Congrès tenue à Abidjan dans les années 1960, qui était consacrée à la gestion du personnel. L’un des rapporteurs était un responsable de l’autorité chargé de gérer le personnel du port de New York. Il avait posé entre autres en principe, que les dirigeants des organismes publics ne doivent pas avoir le droit d’adhérer à des syndicats, en raison des conflits d’intérêts qui pourraient en résulter; or il y avait dans la salle un de mes compatriotes qui était à la fois directeur d’une grande administration et syndicaliste et qui a expliqué que ce cumul ne posait pas de problèmes. On peut résumer ces développements en paraphrasant un mot célèbre : « ce qui est bon pour Général Motors est bon pour le gouvernement des États-Unis ». Il faudrait dire ici au contraire que ce qui est bon pour les États-Unis ou pour la France ou pour la Chine, n’est pas nécessairement bon pour d’autres pays et qu’une transposition mécanique d’institutions étrangères peut donner, et a donné fréquemment, de mauvais résultats.

6Même entre des pays voisins, proches par leurs traditions et leurs cultures, comme les pays d’Europe, l’on constate des différences sensibles. On n’administre pas en Espagne comme en Angleterre, en Allemagne comme en Italie. Nous constatons même que dans un pays aussi centralisé et unifié que la France, les pratiques et les règles administratives diffèrent d’une région à l’autre, et de plus en plus.

7Cette diversité ne suffit pas à rendre compte de la réalité actuelle des administrations publiques. On constate en même temps une tendance à un rapprochement entre les systèmes et même à une certaine uniformisation, qui s’explique par plusieurs facteurs.

8D’abord, naturellement, les progrès techniques : transports, télécommunications, informatique, pour ne citer que les principaux. Ils facilitent les échanges et ils induisent des méthodes identiques. Il n’y a pas mille façons d’envoyer un message électronique.

9D’autres facteurs de rapprochement tiennent au développement des rencontres entre fonctionnaires et spécialistes de l’administration publique, dont notre Institut fournit un excellent exemple, ainsi que l’internationalisation progressive des activités administratives dont les enjeux dépassent de plus en plus les frontières de ce qu’on appelle communément « les États nations ».

10Enfin sont apparues des valeurs universelles et des principes communs, qui se répandent à travers le monde et qui constituent autant de facteurs d’uniformisation.

11C’est l’évolution de ces principes et de ces valeurs que je voudrais maintenant évoquer.

12Sans remonter au déluge, on peut distinguer dans la période récente, c’est-à-dire au cours des deux derniers siècles, depuis ce qu’on appelle en Europe « le siècle des lumières », des principes permanents et des valeurs évolutives.

13Parmi les premiers figurent notamment la finalité d’intérêt général, le respect du droit, le principe de responsabilité, l’exigence d’efficacité et ce que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne rédigée et proclamée en l’an 2000, appelle « le droit à une bonne administration ».

14Les secondes comprennent entre autres la décentration, la transparence, la participation, enfin l’internationalisation.

15L’un des problèmes les plus controversés aujourd’hui, à propos des administrations publiques, est celui de leur taille et de leur poids. Nous avons eu dans la plupart des pays d’Europe, au cours des deux dernières décennies, d’âpres débats entre les partisans de « moins d’État » et de « plus d’État ».

16Je crois personnellement que c’était un faux problème, de caractère métaphysique ou théologique. En effet, les fonctions de l’État ont atteint une sorte d’équilibre, qui a tendance à se stabiliser, quelle que soit l’idéologie dominante. Personne n’envisage aujourd’hui une société fondée sur le « tout État » ni une société dépourvue d’administration. Que ce soit en terme de nombre de fonctionnaires, de budgets et de prélèvements obligatoires, de quantité de réglementations, les proportions sont à peu près identiques et elles sont stables.

17Il n’y a plus guère de pays où l’on souhaite que les administrations gèrent directement des activités de production ou de services, et il n’y en a pas beaucoup non plus où les services publics soient en voie de réduction sensible. Pour reprendre une expression fondée, en français, sur un jeu de mots, nous sommes passés de l’« État gérant » à l’« État garant ». Cela veut dire que l’État n’est pas le mieux placé pour fabriquer et vendre des automobiles ou des savonnettes, des moyens de production ou des objets de consommation, mais qu’il doit jouer un rôle croissant de protection : protections classiques de l’ordre public et de la sécurité des citoyens qui ont repris de l’importance en cette période de recrudescence du terrorisme; protections nouvelles dans des domaines sociaux tels que l’emploi, la santé, l’environnement ou encore l’aide aux catégories les plus fragiles de la population, comme les personnes âgées ou handicapées.

18Il est frappant de constater que l’Union européenne, qui a été créée il y a un demi-siècle dans une perspective de libéralisme économique, est devenue une grande machine à fabriquer des règlements. Sa charte des droits fondamentaux, que je viens d’évoquer, en est un exemple frappant; elle reconnaît notamment l’importance des « services économiques d’intérêt général »; et elle proclame, je le rappelle, le « droit à une bonne administration » auquel une juridiction communautaire vient de se référer expressément.

19Nous venons ainsi de rencontrer le premier concept fondateur des administrations d’aujourd’hui : la notion d’« intérêt général » ou « intérêt public », qui en est à la fois la justification et la limite.

20Le deuxième des principes permanents de l’époque moderne, c’est le respect du droit. Il me paraît important d’y insister pour deux raisons : ce respect n’est pas « naturel » et il concerne un droit qui est en grande partie « spécial ».

21La première proposition signifie que c’est l’État et plus précisément les administrations publiques, qui détiennent la force publique, chargée de faire respecter le droit. On pourrait donc imaginer que l’État ne s’applique pas à lui-même le droit qu’il crée et qu’il a pour mission de faire respecter. Une telle situation, nous paraîtrait aujourd’hui très choquante, voire scandaleuse; on peut espérer qu’elle a disparu. Mais elle a été largement répandue jusqu’à une période récente. La soumission de l’État lui-même et de ses agents aux règles de droit et au contrôle des tribunaux a été qualifiée à juste titre de « miracle » par le Professeur Prosper Weil. Ce que l’on appelle couramment aujourd’hui un « État de droit » est d’abord un État qui respecte lui-même le droit.

22La seconde proposition que j’ai annoncée est étroitement liée à la première mais elle a un caractère moins universel. Dans de nombreux pays s’est développé un droit spécial, le droit administratif, appliqué le plus souvent par des juridictions distinctes, les juridictions administratives. Ce droit et ces juridictions tiennent compte des finalités d’intérêt général et des exigences qui en résultent en ce qui concerne le statut des fonctionnaires, les contrats, la responsabilité. Ce droit spécial ne reconnaît pas nécessairement un ensemble de privilèges à l’administration; il la soumet parfois à des obligations particulières, des sujétions plus contraignantes que celles qui s’imposent au secteur privé. Son contenu et son domaine varient selon les pays ; ils sont plus importants dans certains États d’Europe comme l’Allemagne et la France et moins dans les pays anglo-saxons. Là encore il ne s’agit pas d’uniformiser, mais de maintenir et de développer des solutions conformes aux traditions nationales.

23C’est la traduction juridique d’un autre principe fondamental qui se développe à travers le monde : le secteur public et le secteur privé ne peuvent être régis de la même manière en raison des différences fondamentales de leur nature.

24Le principe de responsabilité est l’un des composants les plus importants et les plus significatifs de cette dualité. Les administrations sont responsables des dommages qu’elles causent par leurs actions ou leurs inactions ; les fonctionnaires sont responsables de leurs fautes ; la période actuelle a vu fleurir des codes de conduite ou de déontologie qui précisent leurs droits et leurs obligations ; les uns et les autres doivent rendre compte de leurs actes et de leurs gestions au pouvoir politique et à l’opinion publique.

25La langue anglaise est sur ce point plus riche que la langue française. Notre mot unique de « responsabilité » est traduit par une trilogie : accountability, liability, responsibility. Quelle que soit la terminologie, c’est un grand progrès que ce développement de la responsabilité administrative. Jusqu’à une période récente prévalait l’idée que « le roi ne peut mal faire », qui était le pendant de la formule des rois de France : « car tel est notre bon plaisir ». C’est seulement au XVIIIème siècle qu’est apparue l’idée que les administrations publiques, à tous les niveaux, doivent, d’une part, réparer pécuniairement les conséquences de leurs actes et, d’autre part, en rendre compte politiquement aux citoyens.

26Ces idées se sont développées parallèlement à l’idéologie des droits de l’homme, comme le confirme la lecture des déclarations de droits adoptées par les États-Unis et la France à la fin du XVIIIème siècle. Ces droits ont pour l’administration une double signification : elle doit les respecter et les faire respecter.

27Une quatrième valeur commune n’est pas nouvelle dans ses objectifs, mais dans ses formes et ses modalités : c’est la recherche de l’efficacité. Il s’agit de fournir aux citoyens le maximum de satisfactions pour le minimum de coût. On a semblé redécouvrir cette idée il y a un demi-siècle, parce que l’administration avait acquis une réputation de routine, de gaspillage, de lenteur et, pour le dire en un mot qui a fini par devenir péjoratif, de « bureaucratie ». En réalité, des efforts avaient été faits depuis longtemps et parfois même des révolutions pour remédier à ces défauts mais sans grand succès. La réforme de l’État ou la réforme administrative ne sont pas des idées neuves.

28Mais ces idées ont pris un nouvel essor à partir de la deuxième guerre mondiale, avec l’apparition de nouvelles technologies, comme l’informatique ou Internet, les notions de « rapport coût-efficacité » ou de « rationalisation des choix budgétaires ». Ces efforts n’ont certes pas été inutiles. Mais leurs résultats ont été de toute façon limités parce que l’administration ne peut pas se réduire à un ensemble de formules mathématiques et d’éléments quantifiables, qu’elle doit tenir compte de considérations politiques, psychologiques et culturelles et que, comme le disait Paul Valéry « toujours l’inattendu arrive » — on l’a malheureusement constaté à nouveau lors des événements tragiques de septembre dernier.

29Les deux dernières valeurs essentielles que je considère comme permanentes, même si elles ne sont pas toujours respectées, concernent plus les personnes qui travaillent dans les administrations que les administrations elles-mêmes : l’honnêteté et la compétence.

30La corruption administrative est l’un des maux les plus graves de nos sociétés modernes. Je me suis permis un jour, devant l’assemblée générale des Nations Unies, de dire « qu’elle est le sida de l’administration ». Naturellement elle n’affecte pas seulement le secteur public. Le plus souvent, elle trouve sa source dans les entreprises privées. Sans l’excuser, on peut considérer qu’elle est alors une conséquence non pas fatale et normale, mais liée à des activités qui sont fondées sur la recherche du profit maximum. Elle est à mon avis beaucoup plus grave lorsqu’elle affecte des services publics, qui doivent être animés par d’autres motivations que l’argent et servir, encore une fois, le seul intérêt général. Nos pays sont aujourd’hui engagés dans une lutte difficile et malheureusement pas toujours efficace, contre la corruption. Celle-ci doit être éradiquée parce qu’elle est inadmissible dans un monde caractérisé par l’exclusion, la misère, les inégalités.

31C’est pourquoi l’honnêteté me paraît être l’une des vertus principales que l’on doit exiger de nos fonctionnaires. Tout manquement à cet impératif doit être sévèrement puni, naturellement dans le respect des droits de l’homme.

32Cette vertu doit être complétée par une autre qualité qui est plus intellectuelle que morale : la compétence. Cette notion est apparue au premier plan à la fin du XVIIIème siècle en Europe et à la fin du XIXème aux États-Unis. Mais elle existait déjà il y a des milliers d’années dans des civilisations administratives comme celles de la Chine et de l’Égypte. L’affirmation du merit system a donné lieu à d’importantes réformes telles que la généralisation du recrutement par concours, la mise en œuvre de techniques de notation sophistiquées, l’avancement au mérite plutôt qu’à l’ancienneté, la création d’écoles de formation et d’instituts de perfectionnement, qui se sont multipliés durant la seconde moitié du XXème siècle et dont la progression a été encouragée et facilitée par l’activité de notre association des écoles et instituts — c’est là pour nous un grand sujet de fierté.

33Ainsi s’est développée l’une des grandes tendances de l’évolution récente des administrations : la professionnalisation de la fonction publique.

34Pour terminer ce tableau des principes fondamentaux des administrations actuelles, qui sont dans une grande mesure le produit de l’histoire, je rappellerai deux distinctions qui sont elles-mêmes universelles, au moins en théorie : celle de la politique et de l’administration et celle de l’administration et du secteur privé. Il est généralement admis que l’administration ne doit pas se substituer aux pouvoirs politiques pour définir les orientations de la société; elle est subordonnée aux instances politiques qui procèdent, dans les régimes démocratiques, de l’élection; elle doit contribuer au maintien des valeurs et au respect des règles, mais elle n’est pas chargée de les définir. Il en résulte qu’elle doit être impartiale et neutre en raison même des finalités d’intérêt général qu’elle s’efforce d’atteindre. Quant à la distinction entre les secteurs public et privé, elle découle de ce qu’on ne peut gérer les services publics comme des entreprises ou des associations ni leur appliquer les mêmes règles juridiques. La logique du profit individuel et celle de l’intérêt général, en effet, ne sont pas de même nature et ne répondent pas aux mêmes exigences.

35Je vais maintenant pénétrer dans des zones d’incertitudes, d’hypothèses, de brouillards. Il s’agit en premier lieu de la diffusion du pouvoir dans l’administration à laquelle j’ai proposé de donner l’appellation générale de « décentration ». Ce n’est pas pour le plaisir de créer un mot nouveau mais pour combler un vide linguistique, en tout cas en français. Ce terme recouvre à la fois la « déconcentration », la « décentralisation » et la création d’agences autonomes, au niveau local, national ou international.

36Le premier de ces concepts s’applique à l’attribution de pouvoirs aux échelons locaux de l’État central. Ce n’est pas une mesure de caractère politique, car le pouvoir appartient toujours, en dernière instance, aux autorités supérieures, mais il n’est pas indifférent que les décisions soient prises au plus près des citoyens, car cela permet de mieux prendre en compte leurs attentes, leurs besoins et leurs volontés ; cette idée a été introduite en France par l’un des premiers articles d’une grande loi de février 1992, contemporaine à un jour près du traité de Maastricht sur l’Union européenne. Ces deux textes ont formulé le principe de « subsidiarité », selon lequel les décisions doivent être prises au niveau le plus bas possible.

37La décentralisation est le deuxième volet de la « décentration ». Elle va plus loin, parce qu’il s’agit cette fois de transférer des pouvoirs de l’administration nationale à des administrations locales dont les responsables sont eux-mêmes élus. Ce n’est plus seulement une réforme technique. C’est une véritable réforme politique, qui peut aller, dans les cas les plus extrêmes, jusqu’à la mise en place de systèmes de caractère fédéral ou régionaliste. Depuis la guerre plusieurs pays d’Europe ont suivi cette voie, par exemple le Royaume-Uni, la Belgique la République fédérale d’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, et même la France qui était pourtant jusque-là le modèle des pays unitaires et centralisés.

38La troisième technique de « décentration » a pris des formes variées. Il ne s’agit plus de transférer des pouvoirs à des niveaux locaux mais à des organisations locales ou nationales spécialisées : autorités administratives dites « indépendantes », chargées de prendre des mesures de régulation dans des domaines comme l’application des règles de concurrence, le contrôle des marchés financiers ou celui du secteur audiovisuel; ou encore des entreprises publiques chargées de la gestion de certains services publics, parfois importants, comme en matière d’énergie et de transport. L’extension des missions de l’administration est ainsi accompagnée d’une diversification de ses structures.

39Si j’ai mis la « décentration » dans le paquet des incertitudes, c’est parce que cette tendance se heurte à des vents contraires. J’en vois essentiellement deux : l’internationalisation et le principe d’égalité.

40L’internationalisation est certainement une tendance lourde de l’évolution de nos sociétés, qui s’applique aussi à l’administration publique, rattachée traditionnellement aux États nations. Elle est multiforme. C’est d’abord le rôle croissant des organisations mondiales, à vocation générale comme les Nations Unies, ou sectorielles comme celles qui sont chargées du commerce, de la santé, de la culture, de l’aviation civile, de la poste. Ces institutions reçoivent, par délégation des États, d’importants pouvoirs de gestion et de réglementation, qu’elles exercent à la place des administrations nationales. Elles disposent également de correspondants nationaux qui interviennent aussi bien dans les relations bilatérales que multilatérales. Autrefois, les ministères des affaires étrangères et les diplomates avaient le monopole de ces relations ; en France, par exemple, celui-ci avait été confirmé par un décret de 1810; cette conception est aujourd’hui complètement dépassée. D’une part d’autres ministères, comme ceux des finances, sont présents aujourd’hui dans les ambassades. Et surtout, chaque ministère, parfois chaque direction, chaque agence, chaque institution a son conseiller diplomatique et son service des affaires internationales, pour assurer la conduite et le suivi technique des négociations. J’ai vu ce phénomène se répandre en France au cours des 20 dernières années et je crois qu’il est universel. Il a été renforcé par le développement d’organisations internationales de caractère régional, dont le meilleur exemple à son siège dans cette ville, près d’ici : l’Union européenne. Son administration, qui est en expansion constante et compte aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers de fonctionnaires, constitue pour les pays qui en font partie un niveau supplémentaire au-dessus des États. Ces derniers sont ainsi écartelés entre les tendances contraires de la « décentration », qui entraînent une diffusion du pouvoir, et de l’internationalisation, qui aboutit à une super concentration et crée de nouveaux besoins de coordination. Les deux phénomènes se combinent dans ce qu’on appelle en France la coopération « décentralisée », c’est-à-dire des relations directes entre les autorités locales de plusieurs pays. Cette multiplication des niveaux risque d’entraîner un alourdissement de nos administrations. Pour prendre, une fois de plus, l’exemple de la France nous avons désormais, au-dessous de l’État, la commune, le département, la région et au-dessus l’Europe et les organisations mondiales. Cet ensemble de phénomènes a été résumé dans un néologisme intelligent, le « glocal ».

41D’où la première incertitude : quelle est la tendance qui va l’emporter de la « globalisation » ou de la « décentration », ou plutôt comment vont elles se combiner ?

42Il en est une seconde. Le Professeur anglais Robson avait déjà remarqué, il y a un demi-siècle, la contradiction qui oppose dans nos sociétés les aspirations à plus de décentralisation et à plus d’égalité. Poussée à l’extrême, cette tension pourrait faire éclater nos cadres habituels de pensée et de vie. La « décentration » conduit à la diversification des statuts, des règles, des mœurs, des habitudes, qui entrent en contradiction avec le besoin d’égalité. Or les citoyens d’un pays, voire d’un continent, ne supportent plus d’être traités de façon inégale, qu’il s’agisse de l’éducation, de la santé, des transports ou tout simplement de la télévision. Les cohésions sociale et territoriale sont devenues des objectifs majeurs des États, et même de l’Europe qui les a inscrites dans ses textes fondateurs, et récemment encore dans sa charte des droits fondamentaux. Le développement des moyens d’information à travers le monde est un puissant facteur d’unification. Il est vrai que nous sommes encore loin d’une véritable égalité; pour l’instant, nous assistons plutôt à une aggravation des inégalités. Mais si l’on considère que ce dernier phénomène est dangereux pour la paix et la prospérité du monde, comme l’ont montré à mon avis les graves événements de septembre dernier, nous devons combiner mieux la diversité et l’égalité.

43Cette revendication d’égalité a provoqué une autre évolution, qui doit être encouragée sans réserve : c’est l’interdiction absolue de toute discrimination injustifiée quel qu’en soit le fondement, par exemple la race, la langue ou la religion. Les administrations sont doublement concernées par ce principe : elles doivent le respecter dans leur organisation et leur fonctionnement et l’appliquer dans leurs activités. L’égalité doit être en particulier assurée entre les hommes et les femmes ; voilà encore une évolution certaine, qui est pourtant loin d’être achevée : « la féminisation » de la fonction publique.

44Il reste une dernière incertitude qui est sans doute la plus difficile à traiter. Pour l’aborder, je vais me référer à une métaphore de l’un de mes maîtres en droit administratif, le professeur Jean Rivero. Il remarquait il y a une trentaine d’années qu’il existe deux modèles opposés d’administration : le militaire et l’universitaire. Le premier se caractérise par l’ordre public, la hiérarchie, la discipline, l’obéissance, le secret; c’est un système fermé, une société close. Le second est au contraire ouvert; il se fonde sur la transparence, la participation des agents et des citoyens, la délibération, le dialogue, le débat public; à la limite, il provoque un certain « désordre créateur ». J’ai l’impression que nous sommes actuellement dans une période de transition entre ces deux conceptions. J’ai déjà évoqué la diffusion du pouvoir, contrebalancée par l’internationalisation et le besoin d’égalité. Je parlerai maintenant de la combinaison de systèmes ouverts et fermés qui caractérise aujourd’hui nos administrations publiques.

45La tradition administrative du secret a été battue en brèche par le développement de la transparence. Celle-ci trouve son origine en Suède au XVIIIème siècle. Elle est apparue plus récemment aux États-Unis et en Europe occidentale et elle tend actuellement à se généraliser sous diverses formes : accès plus large aux documents et aux dossiers administratifs ; obligation de motiver les actes, afin que leurs destinataires puissent mieux les comprendre et les discuter; développement des enquêtes publiques sur les projets de travaux et d’urbanisme; plus grande ouverture des archives publiques ; organisation de débats publics sur des problèmes d’intérêt national. Pour s’en tenir à cette dernière procédure qui est l’une des plus novatrices, la France vient d’organiser un large débat public sur l’avenir de l’Europe, qui a donné lieu à un rapport lui-même public, dans le cadre de la préparation de la Convention qui vient de s’ouvrir à Bruxelles ; l’on peut considérer que ce débat à permis à plusieurs dizaines de milliers de personnes de s’exprimer sur ce vaste sujet, à travers des forums régionaux, par des contributions écrites y compris sur internet et par de multiples réunions organisées sur tout le territoire national. Je suis persuadé qu’on trouverait des exemples analogues dans beaucoup d’autres pays. L’Union européenne s’est engagée dans la même voie à l’occasion de l’élaboration de sa charte des droits fondamentaux, ainsi que dans le cadre de la nouvelle Convention qui vient de commencer ses travaux.

46Le concept fondamental qui sous-tend ces évolutions est celui de participation, dans son double sens : interne, celle des personnels à l’organisation et au fonctionnement de leurs services, par l’intermédiaire de commissions et de syndicats ; externe, celle des citoyens, des usagers, des clients des administrations publiques, qui peuvent intervenir dans leur gestion. On parle beaucoup aujourd’hui, de la « démocratie participative » qui complète la démocratie représentative héritée du XIXème siècle; je crois que nous devons maintenant prendre l’habitude de parler aussi d’« administration participative ». Il reste à en définir les conditions, les limites et les modalités. La participation des citoyens et l’intervention de la société civile doivent se combiner notamment avec la professionnalisation des fonctionnaires ; elles ne doivent pas entraîner une baisse de la qualité de l’administration ou un ralentissement de ses procédures, ni faire de celle-ci le champ clos des conflits entre des intérêts particuliers ni substituer des rapports de force aux rapports de droit; la primauté de l’intérêt général doit conserver toute son importance dans la définition des finalités et dans les modes de gestion des administrations publiques.

47Participation, concertation, négociation, contrat, dialogue social sont ainsi devenus des mots-clefs des administrations modernes. Mais il ne faut pas qu’ils se traduisent par lenteur, paralysie, incapacité de décider et d’agir. En outre le droit de participer ne doit pas se transformer en obligation ni exclure le droit de se déconnecter.

48Le développement des « nouvelles technologies de l’information et de la communication », pour reprendre l’expression consacrée aujourd’hui, concourt également à modifier les pratiques administratives : elles facilitent la circulation des informations, elles contribuent au développement d’une administration « en réseau », elles permettent ainsi de développer les relations entre les différents niveaux et secteurs de l’administration et peuvent donc aboutir à mettre en cause en fait l’un des principes de celle-ci, le principe hiérarchique. L’évolution des techniques rejoint ainsi celle des idées, pour contribuer à substituer progressivement un modèle ouvert d’administration, de type universitaire, au modèle fermé de type militaire. Cette évolution doit être maîtrisée : les machines ne pourront jamais remplacer le contact humain et le débat public.

49Nous n’en sommes pas encore au point final, mais plutôt à des points d’interrogation. Ce sera sans doute l’une des grandes questions des prochaines années, auxquelles notre Institut pourra consacrer encore des études et des débats.

Notes

  • [1]
    Cet article est issu d’une conférence prononcée le 20 mars 2002 à Bruxelles à l’Institut international des sciences administratives. Le texte a été publié dans le volume 68, n° 3, septembre 2002, de la Revue internationale des sciences administratives, à laquelle nous adressons nos remerciements pour son aimable autorisation de publication (NDLR).

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