Notes
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[*]
Institut des Sciences Sociales du Politique, Pôle de Cachan, École Normale Supérieure, Bâtiment Laplace, 61, avenue du Président Wilson, F-94235 Cachan cedex.
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[1]
La question du voile peut prendre des aspects fort variés en contexte égyptien : tantôt c’est l’accès des femmes voilées à certains postes de la fonction publique (speakerines, hôtesses), tantôt c’est le choix d’actrices de prendre le voile et de renoncer à apparaître au cinéma, tantôt encore c’est la question de l’uniforme scolaire qui fait débat. Récemment, s’est posée la question du voile intégral (niqâb), de la possibilité de le porter à l’université et des risques de travestissement et de tricherie potentielle. Cf. Baudouin Dupret, « Les formes du droit et les traces de l’histoire. La recherche constitutionnelle d’une moralité conforme », in Jocelyne Dakhlia (dir.), Urbanité arabe, Paris, Sindbad, Arles, Actes Sud, 1998 ; Jean-Noël Ferrié, Le régime de civilité en Égypte : public et réislamisation, Paris, CNRS Éditions, 2004 ; Saâdia Radi, « De la toile au voile : les actrices égyptiennes voilées et “l’islamisme” », Maghreb-Machrek, 151, 1996.
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[2]
Bronislaw Malinowski, Crime and Custom in Savage Society, Londres, Kegan Paul, Trench, Trubner, New York, Harcourt, Brace, 1926 ; Id., Argonauts of the Western Pacific : An Account of Native Enterprise and Adventure in the Archipelagoes of Melanesian New Guinea, New York, Dutton, 1953.
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[3]
Max Gluckman, « Gossip and Scandal », Current Anthropology, 4 (3), 1963.
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[4]
Alain Garrigou, « Le Président à l’épreuve du scandale. Déstabilisation apparente et consolidation fonctionnelle », in Bernard Lacroix et Jacques Lagroye (dir.), Le Président de la République : usages et genèses d’une institution, Paris, Presses de la FNSP, 1992 ; Id., « Le scandale politique comme mobilisation », in François Chazel (dir.) Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993.
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[5]
Élisabeth Claverie, « Procès, affaire, cause : Voltaire et l’innovation critique », Politix, 26, 1994 ; Id., « La naissance d’une forme politique : l’affaire du Chevalier de la Barre », in Philippe Roussin (dir.), Critique et affaires de blasphème à l’époque des Lumières, Paris, Honoré Champion, 1998 ; Damien de Blic et Cyril Lemieux, « Le scandale comme épreuve : éléments de sociologie pragmatique », Politix, 71, 2005 ; Francis Chateauraynaud, La faute professionnelle. Une sociologie des conflits de responsabilité, Paris, Métailié, 1991.
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[6]
Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press, 1967 ; Id., Ethnomethodoly’s Program : Working out Durkheim’s Aphorism, Lanham, Rowman & Littlefield, 2002 ; Baudouin Dupret (dir.), « Le droit en action et en contexte », dossier Droit et Société, 48, 2001.
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[7]
Ji?í Nekvapil et Ivan Leudar, « On Dialogical Networks : Arguments about the Migration Law in Czech Mass Media in 1993 », in Stephen Hester et William Housley (éds.), Language, Interaction and National Identity, Aldershot, Ashgate, 2002 ; Ivan Leudar et Ji?í Nekvapil, « La guerre contre la terreur : une semaine dans la vie d’un réseau dialogique », in Baudouin Dupret et Jean-Noël Ferrié (dir.), Médias, guerre et identités, Paris, éditions des Archives contemporaines, 2008 ; Ivan Leudar, Victoria Marsland et Ji?í Nekvapil, « On membership categorization : ‘us’, ‘them’ and ‘doing violence’ in political discourse », Discourse & Society, 15 (2-3), 2004, p. 243-266.
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[8]
Baudouin Dupret, Le jugement en action. Ethnométhodologie du droit, de la morale et de la justice en Égypte, Genève, Droz, 2006.
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[9]
Ivan Leudar et Ji?í Nekvapil, « La guerre contre la terreur : une semaine dans la vie d’un réseau dialogique », op. cit.
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[10]
Baudouin Dupret, Souhaïl Belhadj et Jean-Noël Ferrié, « Démocratie, famille et procédure : un débat parlementaire syrien », Revue européenne des sciences sociales, 139, 2007, p. 5-44.
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[11]
S’agissant des journalistes parlementaires égyptiens, nous renvoyons aux mémoires du chef de la rubrique parlementaire du principal quotidien égyptien al-Ahrâm ; cf. Al-`Abd Sharîf, Hikâyât barlamâniyya : khalaf al-kawâlîs wa amâmahâ (Histoires parlementaires, derrière les coulisses et au-devant [de la scène]), Le Caire, Dâr al-karz, 2005.
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[12]
Érik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2001.
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[13]
Notons que le journal al-Misrî al-Yawm fait dans l’extrait 2 référence à une institution qui n’existe pas. En effet, malgré les 88 sièges que la confrérie a remportés lors des élections législatives de 2005, les Frères musulmans ne sont pas reconnus par le régime et sont, selon l’expression consacrée, « interdits mais tolérés ». Le journal al-Ahrâm, suivant en cela la classification en cours au Parlement, place les députés Frères au nombre des indépendants. Rûz al-Yûsif, pour sa part, se réfère à la Confrérie exclusivement par le terme « l’interdite ».
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[14]
Respectivement cheikh de l’Université d’al-Azhar et mufti de la République arabe d’Égypte.
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[15]
Harvey Sacks, Lectures on Conversation, Oxford, Blackwell, 1995.
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[16]
Harold Garfinkel, « Conditions of Successful Degradation Ceremonies », American Journal of Sociology, 61 (5), 1956, p. 420-424.
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[17]
Garry David et Paul Jalbert, « Inverser la dégradation : les tentatives de “réhumanisation” des Américains arabes et musulmans », in Baudouin Dupret et Jean-Noël Ferrié (dir.), Médias, guerres et identités, Paris, éditions des Archives contemporaines, 2008.
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[18]
Jean-Noël Ferrié et Baudouin Dupret, « La danseuse du ventre et son double : scandale et jeux de catégorisation en Égypte », Quaderni, 63, 2007.
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[19]
Baudouin Dupret, Enrique Klaus et Jean-Noël Ferrié, « Parlement et contraintes discursives : analyse d’un site dialogique », Réseaux, 2008 (à paraître).
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[20]
Dans cet extrait, les points entre crochets remplacent des propos qu’il a été décidé de supprimer dans la retranscription verbatim.
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[21]
Fin août 2004, le ministre des Affaires religieuses proposa un projet de réforme des lois régissant la construction et l’activité des mosquées. Entre autres choses, ce projet prévoyait d’unifier l’appel à la prière pour lutter contre la cacophonie qui marque les cinq appels quotidiens. Le ministre, qui se posait en réformateur du culte religieux, fut violemment critiqué par tout un pan de la presse nationale qui estimait qu’il s’agissait d’un large complot visant à gommer progressivement tout signe extérieur d’islamité. Pour plus de détails, cf. Enrique Klaus, « Occurrences médiatiques du fait religieux : initiatives et débats », in Florian Kohstall (coord.), L’Égypte dans l’année 2004 : chronique politique, Le Caire, CEDEJ, 2005.
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[22]
« Le président de l’Assemblée est celui qui la représente et parle en son nom – conformément à sa volonté. Il préserve sa sécurité, sa discipline, sa dignité et la dignité de ses membres et supervise, de manière générale, le bon déroulement des travaux de l’Assemblée. Le Président ouvre les séances, les préside, annonce leur conclusion, les discipline, dirige les débats, donne [les tours de parole], définit le sujet [des travaux] et rappelle à l’attention de l’orateur de s’en tenir aux limites du débat. Il doit clarifier ou demander de clarifier les questions qu’il considère comme obscures. Il décide de tout ce qui doit [faire l’objet] d’un vote. Il est [également] celui qui annonce les décisions prises par l’Assemblée. Le président a le droit de donner son avis en participant au débat sur n’importe quelle question proposée, auquel cas il doit se dégager de la présidence de l’Assemblée et ne pas rester à la barre du président jusqu’à ce que la discussion à laquelle il a pris part se termine » (article 6 du règlement intérieur de l’Assemblée du Peuple).
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[23]
Pour plus de détails sur la réaction du milieu littéraire égyptien, cf. Hélène Legeay, « Questionnement de l’identité égyptienne et recomposition des alliances politiques à la faveur des controverses religieuses », in Enrique Klaus et Chayma Hassabo (dir.), Chronique d’Égypte : l’Égypte dans l’année 2006, Le Caire, CEDEJ, 2007.
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[24]
Sans entrer dans les détails, soulignons la différence entre la référence qui peut être faite à certaines dimensions internationales de la thématique de l’affaire et l’appartenance au réseau dialogique d’interventions provenant de l’extérieur du territoire égyptien. Alors que la première relève davantage d’un mécanisme d’indexation à des éléments d’information qui ne participent pas directement à l’affaire, la seconde est le fait de tours de parole dialogiquement intégrés au réseau en cours.
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[25]
Loin de nous l’idée d’avoir un regard condescendant sur la presse égyptienne. Le souci d’offrir à son lectorat une information « attractive » est largement décelé dans la plupart des publications financées par des fonds privés. Cependant, l’organisation du champ médiatique étant ce qu’elle est, nous devons relever quelques spécificités des publications égyptiennes et de leur relation au marché des annonceurs. Ce dernier est effectivement biaisé par la présence d’une presse nationale (sahâfa qawmiyya) proche du pouvoir et prédatrice des annonces du secteur public et un secteur privé des annonceurs pour le moins restreint. En l’absence d’un organe de type OJD (Office de justification de la diffusion), une véritable omerta règne sur les chiffres de diffusion des différentes publications, de sorte que le marché ne peut réguler l’allocation des annonces publicitaires en direction des journaux les plus lus. Une logique commerciale émane toutefois des journaux de la presse privée (dite d’opposition ou indépendante) visant à résorber, par les recettes engrangées par la vente au numéro, le déficit d’espaces publicitaires laissés vacants.
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[26]
Baudouin Dupret, Enrique Klaus et Jean-Noël Ferrié, « Scandale et réseau dialogique : ce que la morale fait au politique. à propos du foulard islamique au Parlement égyptien » (à paraître).
1Le 16 novembre 2006, un quotidien égyptien reproduit une déclaration du ministre de la Culture, Fârûq Husnî, qui, entre autres choses, présente le voile comme le signe d’un retour en arrière de la société égyptienne. Cette déclaration, qui s’inscrit dans un débat récurrent sur la question du vêtement féminin [1], suscite rapidement une controverse mettant aux prises des protagonistes relevant des milieux politiques, religieux et artistiques. L’affaire fait irruption dans l’enceinte du Parlement qui commence les travaux de sa session annuelle. Le débat parlementaire se révèle d’une grande violence à l’égard du ministre. Dans les jours qui suivent, la presse multiplie les comptes rendus du débat aussi bien qu’elle relaye les prises de position de personnalités variées. Sans jamais s’excuser officiellement, le ministre propose une solution de conciliation consistant à créer une commission religieuse au ministère de la Culture, se mettant ainsi à dos plusieurs personnalités du monde artistique égyptien. Petit à petit, la crise semble s’épuiser et, au-delà de la mi-décembre, hormis quelques soubresauts isolés, il n’en est plus question dans les colonnes de la presse.
2Nous entendons, dans cet article, rendre compte de « l’affaire Fârûq Husnî et le voile » en montrant comment elle constitue un « réseau dialogique » fait d’occurrences qui émergent et transitent par de multiples instances et, principalement, la presse et le Parlement. Les notions d’affaire et de scandale ont déjà fait l’objet de travaux dans des traditions et des disciplines variées. En anthropologie, l’intérêt pour le scandale remonte à des auteurs aussi classiques que Malinowsky [2] et Gluckman [3]. En science politique, le scandale a été traité sous un angle stratégique [4]. Dans une inspiration pragmatique, il est envisagé comme une épreuve articulée autour de la définition des normes [5]. La notion de réseau dialogique s’inscrit pour sa part dans la perspective ethnométhodologique [6]. Elle présente à nos yeux un intérêt heuristique particulier, à savoir de documenter, en dehors de toute tentative typologique et de montée en généralité théorique, le caractère contextuel et séquentiel de l’affaire et du scandale en tant qu’ils sont des processus irrémédiablement liés aux conditions spécifiques de leur émergence et de leur déploiement.
3à cet égard, c’est un cas de figure nouveau de l’analyse des réseaux dialogiques auquel nous sommes confrontés, où des instances de natures multiples trouvent à s’articuler les unes aux autres, avec leurs logiques respectives. Nous présentons d’abord le concept de réseau dialogique en insistant sur les connecteurs dialogiques par lesquels se fait l’extension du réseau. Nous cherchons, dans un deuxième temps, à reconstituer ce réseau, montrant à la fois son inscription dans un contexte public large et son unité spécifique. Dans un troisième temps, nous rendons visible la manière dont le réseau dialogique s’étend et s’articule avec une séance parlementaire, faisant ainsi de l’Assemblée du Peuple l’une des instances constitutives du réseau. Enfin, nous nous attachons à décrire, dans le détail de son déploiement, la manière dont un scandale initié dans la presse trouve un écho dans l’hémicycle du Parlement. En conclusion, nous revenons sur la notion de réseau dialogique et, notamment, sur la question de son bouclage.
I. La notion de réseau dialogique
4L’analyse de conversation envisage les échanges discursifs au sein d’une conversation comme autant de tours de parole dont il convient d’analyser l’articulation les uns aux autres, de manière séquentielle. Cette notion de tours de parole s’entend, dans son sens le plus ordinaire, comme un énoncé par une partie coprésente à la conversation. L’idée d’un réseau dialogique [7] consiste à étendre le système des tours de parole, au-delà de la conversation en coprésence des conversationnalistes, à l’ensemble des échanges médiatisés sans coprésence, c’est-à-dire sans que les différentes parties à l’échange ne soient physiquement réunies. Ainsi, la notion de réseau dialogique permet-elle de mettre en relief le caractère dialogique du discours public qui transite par les médias. Autrement dit, la notion vise à souligner le fonctionnement en réseau d’occurrences (conférences de presse, communiqués, interviews) distantes dans le temps et dans l’espace, médiatisées et connectées entre elles thématiquement, interactivement et argumentativement.
5La notion de réseau dialogique a elle-même été étendue au-delà des seuls médias (presse, télévision, Internet). Ainsi a-t-il été possible d’observer le fonctionnement d’affaires judiciaires à l’intérieur d’un réseau articulé autour du dossier [8]. En outre, les débats parlementaires ont déjà été envisagés en tant qu’occurrence à l’intérieur d’un réseau dialogique orienté vers un événement particulier, tel que les attentats du 11 septembre [9]. Mais ce n’est pas tant le débat parlementaire qui intéressait les auteurs que la reprise de déclarations, quel que soit l’endroit où elles aient été prononcées. Pourtant, ce type de réseaux mérite une attention particulière, en ce sens qu’il présente la particularité de connecter le réseau médiatique et un dispositif politique fondé sur le système représentatif, le Parlement – ce que nous avons appelé ailleurs un site dialogique [10] –, par nature sensible aux débats.
L’identité d’un réseau dialogique ne tient pas à la décision de ceux qui procèdent à son analyse, mais elle émerge des différentes composantes du réseau. Les réseaux n’engageant que la presse se voient ainsi attribuer, de l’intérieur même du groupe de ceux qui participent collaborativement à sa constitution, un titre, une appellation, une dénomination qui permet à la fois de les identifier et de les différencier d’autres affaires ou événements présentant éventuellement un air de famille, mais pourtant considérés par les protagonistes comme spécifiquement distincts. C’est ainsi que l’« affaire du foulard », en France, est tenue pour spécifique et reconnue comme telle, alors même qu’elle se rattache de bien des façons au débat sur la laïcité qui n’a cessé d’émailler le dernier siècle de la vie politique française. De même le procès de O. J. Simpson constitue-t-il une affaire aux ramifications multiples dont l’insertion dans un seul réseau dialogique ne fait pas de doute, du point de vue des participants avant tout, alors que sa connexion aux dossiers du sport professionnel, de la violence conjugale ou encore de la discrimination raciale est manifeste tout en en étant distincte.
6Un réseau dialogique est, en fin de compte, fait de reprises successives de propos orientés vers une thématique unique. Ces différentes reprises sont liées entre elles par une série de connecteurs, c’est-à-dire par des moyens techniques permettant d’assurer au tour discursif son insertion dans le réseau et, en retour, de redoubler la cohésion du réseau. En ce sens, le réseau dialogique est une opération réflexive dans laquelle le réseau valide le tour discursif, lequel permet la reproduction et l’extension du réseau. Ce ne sont pas nécessairement des occurrences de même nature qui doivent intervenir successivement pour assurer l’émergence et la perpétuation d’un réseau. Ainsi, le Parlement peut intervenir en reprenant un débat initié et alimenté par la presse, le débat parlementaire faisant lui-même, dans un deuxième temps, l’objet d’une reprise et d’une extension dans la presse. C’est d’ailleurs tout le travail des journalistes accrédités au Parlement que d’assurer cette deuxième connexion [11]. On observe de la sorte une première catégorie de connecteurs dialogiques, la plus élémentaire, celle des individus chargés du transfert. Il existe d’autres catégories de connecteurs, au titre desquelles les connecteurs pragmatiques, sémantiques et matériels. Au nombre des premiers, on note les mécanismes de paires pragmatiques : une première partie de paire, comme, par exemple, une question, justifie la présence d’une deuxième partie de paire, la réponse. Les catégorisations en relèvent également. L’usage d’une catégorisation (le « tueur en série », le « violeur », l’« escroc », le « corrompu ») produit cet effet de rattachement au réseau dialogique. Le lexique relève, quant à lui, des connecteurs sémantiques : la référence à une affaire par son appellation permet ainsi de l’identifier immédiatement comme partie intégrante du réseau dialogique. Enfin, un objet peut aussi jouer ce rôle de connecteur, dans la mesure où il assure la possibilité d’accrocher un tour discursif à un autre qui le précède, sur le mode de la pièce à conviction ou de l’indice probant.
7Cette unité thématique, cet ensemble de reprises, ce système d’échanges discursifs séparés dans le temps et l’espace mais liés les uns aux autres par un mécanisme de dominos, tout ceci atteste de ce que le réseau dialogique est bouclé, qu’il se referme sur lui-même, sans préjuger de sa capacité à renvoyer rétrospectivement à des événements qui le précèdent et anticiper prospectivement les utilisations qui pourront en être faites ultérieurement. Dans le développement qui suit, nous détaillons le déploiement du réseau dialogique en insistant sur les jonctions multiples entre différentes occurrences, assurées par le truchement de connecteurs de natures diverses, jusqu’au moment de son bouclage dont nous explicitons les conditions.
II. Autopsie d’un réseau dialogique
8L’affaire « Fârûq Husnî et le combat du voile » présente toutes les caractéristiques endogènes d’un réseau dialogique. Elle n’intervient pas dans un vide. La question du voile a défrayé plusieurs fois la chronique égyptienne des mois précédents. En octobre 2006, le président de l’Université de Helwan a interdit l’accès aux résidences estudiantines aux jeunes filles portant le niqâb (voile facial). Outre les manifestations qu’une telle décision a suscitées, la presse en fit ses « choux gras » pendant plusieurs semaines. À la même époque, une enseignante de droit islamique à l’Université d’al-Azhar a prononcé un avis (fatwâ) rejetant le niqâb et le déclarant sans fondement juridique et religieux. Cet avis largement médiatisé, lui-même fonctionnant de manière intertextuelle avec l’héritage juridique islamique (les traditions prophétiques et les livres de droit islamique – fiqh) et de manière réticulaire avec des débats menés à l’étranger (et, entre autres, les réactions à la déclaration de Jack Straw en Grande-Bretagne datée du 5 octobre 2006), a fait l’objet de réactions nombreuses, contradictoires et passablement violentes. Sur ce substrat, le réseau dialogique propre à l’affaire « Fârûq Husnî et le combat du voile » est initié par la publication, le jeudi 16 novembre 2006, dans le quotidien se présentant comme « indépendant » al-Misrî al-yawm, d’un article intitulé : « Husnî : le voile est un retour en arrière ».
10Extrait 2 al-Misrî al-yawm, une du 18 novembre 2006
11Le combat (ma’raka) du voile éclate entre Fârûq Husnî, les Frères et les cheikhs
12[fac-similé du premier article, légendé :] photo du scoop d’al-Misrî al-yawm d’avant-hier
13Hier, le combat du voile a éclaté entre, d’un côté, Fârûq Husnî, ministre de la Culture et, de l’autre, les cheikhs et la confrérie des Frères musulmans. Les déclarations faites avant-hier par le ministre à al-Misrî al-yawm au sujet de son rejet du voile ont provoqué des réactions variées. Les agences de presse internationales ont rapporté à partir de [ce qu’il avait confié à] al-Misrî al-yawm les déclarations du ministre qui ont provoqué une large polémique sur les sites internet de facture islamique. Les Frères musulmans ont lancé une attaque vaste et percutante contre le ministre. Husayn Ibrâhîm, le vice-président du groupe des Frères à l’Assemblée du Peuple, a présenté un mémorandum au Parlement, exigeant du Président de la République qu’il révoque (‘uzl) le ministre. Dans le même temps, le docteur Hamdî Hasan, le porte-parole officiel du groupe, a présenté une communication urgente (bayân ‘âjil) au Premier ministre, dans laquelle il exige les excuses (i‘tizâr) du ministre et son renvoi (iqâla). Parallèlement, les intellectuels ont exprimé leur soutien à l’avis du ministre. Ils considèrent le voile comme un phénomène wahhabite [qu’]ils décrivent comme une graine plantée par Sadate dans les années 1970 pour atteindre des buts politiques. Ils disent qu’il y a là une wahhabisation de la culture égyptienne. […]
14Ce sont donc, outre le ministre, les Frères musulmans, les cheikhs, les agences de presse internationales, les sites internet islamiques, l’Assemblée du Peuple [13], le gouvernement et les intellectuels qui se trouvent projetés à l’avant-plan et intégrés de la sorte au réseau dialogique émergent. En outre, dans les différents articles d’al-Misrî al-yawm du même jour, une série de catégorisations utilisées par Fârûq Husnî dans ses déclarations initiales (e.g. « arriération ») sont reprises et éventuellement retournées et amplifiées (e.g. « arriération permissive »), de telle sorte que les intervenants établissent le lien les connectant au déclencheur et posent les bases de connexions futures. C’est ainsi que le caractère pieux du peuple égyptien, la responsabilité du gouvernement, l’implication de l’Occident, la guerre aux valeurs de l’Islam, la perversité des déclarations et le passé du ministre sont invoqués pour justifier la condamnation de Fârûq Husnî et pour jeter les bases des étapes suivantes de la contestation (les demandes d’excuses et de révocation).
15Extrait 3 al-Misrî al-yawm, une du 18 novembre 2006
16Les Frères : les excuses ou le renvoi
17Habîb : les déclarations du ministre sont « une arriération permissive »
18[…] Mahdî ‘Âkif, le Guide suprême de la Confrérie, a dit : « Le peuple égyptien ne s’intéresse pas aux déclarations irresponsables de Fârûq Husnî, parce que c’est un peuple pieux. » […] Le docteur Jamâl Hishmat al-Qiyâdî, des Frères, a dit que Fârûq Husnî représente la conscience du gouvernement et du régime. Il considère que ses propos sont la conséquence naturelle d’un régime qui participe avec le monde occidental à la guerre aux valeurs islamiques.
19Le combat du « voile » éclate entre Fârûq Husnî, les Frères et les cheikhs
20Les déclarations rejectionnistes du ministre de la Culture à al-Misrî al-yawm
21Le voile de la femme provoque une grande polémique entre les intellectuels et les hommes de religion
22[…]
23Les Frères exigent du Président de la République la révocation de Fârûq Husnî
24Husayn Ibrâhîm : les déclarations du ministre sont perverses
25Hamdî Hasan : renvoyez-le et donnez-nous un ministre qui respecte la constitution et la sharî‘a
26Habîb considère les propos du ministre comme une arriération permissive ; Mahdî : nous connaissons tous le passé de Fârûq Husnî
27Les députés des Frères musulmans à l’Assemblée du Peuple exigent du Président de la République la révocation de son poste de Fârûq Husnî, ministre de la Culture […]. [Husayn Ibrâhîm] dit, dans son mémorandum au Parlement : Le ministre a défié la religion officielle de l’État, à savoir l’islam, à travers ses opinions publiées dans al-Misrî al-yawm. Husayn Ibrâhîm considère que l’affaire ne constitue pas une question [au ministre] (istijwâb), mais bien une requête au Président de révocation [du ministre], parce que, conformément à la Constitution, il dispose du droit de le nommer et de le révoquer. […] Nous tous connaissons très bien le passé (târîkh) de ce ministre, qui veut imiter la France, la Turquie et la Tunisie pour impressionner les gens.
28On remarque aussi qu’à ce stade embryonnaire du réseau, le journal s’attache déjà à trouver une dénomination aux « faits » qui permette de les constituer en « affaire ». Le champ lexical est volontairement accrocheur, guerrier (« combat », « confrontation », « guerre », « crise »), et susceptible de reprises ultérieures. En outre, alors que la spécificité du débat devient de plus en plus manifeste, comme le montre sa désignation sous le titre « le combat du voile », il est rattaché à d’autres débats, débordant le cadre national, qui ont eu cours dans d’autres pays (France, Turquie, Tunisie).
29Dès le 18 novembre, le réseau a commencé à prendre de l’ampleur, au-delà du journal al-Misrî al-yawm. Dans Nahdat Misr, un autre quotidien se présentant comme « indépendant et libéral » mais généralement qualifié de « favorable au régime », de larges extraits des déclarations du ministre et des réactions qu’elles ont suscitées sont reproduits et présentés sous forme de confrontation (muwâjaha) politique entre le gouvernement et la confrérie des Frères musulmans.
30Extrait 4 Nahdat Misr, une du 18 novembre 2006
31Le voile ressuscite la confrontation entre la confrérie et le gouvernement
32Les Frères réclament la tête de Fârûq Husnî et la démission du Mufti et du Cheikh d’al- Azhar
33Hamdî Hasan fait un communiqué incendiaire contre la déclaration du ministre à propos de la culture de l’« arriération » et il appelle Tantâwî et Gum‘a [14] à répondre à ce qu’il a dit sur [le fait] qu’ils sont tous deux des « cheikhs à trois sous » ; la Confrérie : le ministre de la Culture veut établir une législation permanente à partir de ses dessins personnels et il reconnaît que le gouvernement combat le voile depuis 25 ans et qu’il a échoué à nettoyer les rues d’Égypte comme à Qatar et à Bahreïn
34[…] Et dans un communiqué d’une grande violence, plein d’expressions de colère, Hasan demande au docteur Ahmad Fathî Surûr, président du Parlement, de le rencontrer lors de la séance
35d’après-demain lundi, face aux mises en cause virulentes du ministre de la Culture qui s’en est pris (hâjama) dans ses [déclarations] au port du voile de la femme musulmane et a appelé à l’enlever […]. Le docteur Hamdî Hasan a ajouté que si les dessins du ministre comportent des personnes sans vêtements, il faut quand même savoir que la relation entre le croyant et son Seigneur est liée aux vêtements et qu’il n’est pas permis de les enlever pendant la prière, par exemple, alors qu’il faut enlever et porter des vêtements de manière définie pendant le pèlerinage ; de même il en va des règles vestimentaires de la femme quand elle sort, comme on le sait, alors que l’artiste ministre le rejette – plus même, il a dit : « [Nos] mères allaient à l’université et au travail sans voile. » Hasan a dit qu’il [le ministre] doit savoir que [la mère] de son excellence et son comportement ne sont pas au nombre des sources de législation en islam dont s’inspirent les musulmans. […]
36L’affaire « Fârûq Husnî et le combat du voile » prend ainsi de l’ampleur, l’extrait montrant comment les participants au réseau fonctionnent dans un système d’échanges et de tours discursifs sans coprésence. Au ministre qui dissociait la religion des apparences vestimentaires, le porte-parole des Frères rétorque en soulignant le caractère religieusement organisé et réglementé du vêtement en islam. Les protagonistes sont par ailleurs engagés dans une tentative d’extension du réseau quand ils cherchent à mobiliser des personnalités jusqu’alors silencieuses dans la condamnation ou le soutien aux déclarations du ministre. On notera à cet égard la maîtrise du jeu institutionnel de la confrérie « interdite mais tolérée » dans sa tentative de convoquer les instances de décision : le Président pour la révocation du ministre, le Premier ministre pour obtenir des excuses et un renvoi (extraits 2 et 3) et, enfin, le président de l’Assemblée pour que les déclarations de Fârûq Husnî soient débattues sous la coupole. Un certain pragmatisme s’impose chez les protagonistes dans leur adresse à des destinataires de rangs institutionnels et statutaires tendanciellement dégressifs. Face au mutisme d’un Président aux prérogatives décisionnelles étendues, les députés Frères se tournent vers le Premier ministre – dont les pouvoirs sont autrement plus limités – qui reste également sourd à cet appel. Finalement, ils s’adressent au président de l’Assemblée du Peuple afin de mettre la discussion à l’ordre du jour de cette institution où la confrérie est à présent la principale force d’opposition. Cette même volonté d’extension du réseau se traduit, à l’extrait 4, par une tentative du député Frère d’extrapoler les déclarations du ministre dans le but de rallier toujours plus de personnalités ou d’instances dans ce « combat du voile ». Ainsi les propos du ministre deviennent-ils « un appel à enlever le voile » (ligne 13) et s’inscrivent-ils dans le cadre plus large d’un plan gouvernemental ou d’« une législation permanente » (ligne 7).
37Les 19 et 20 novembre, l’amplification de l’affaire est manifeste. Les quotidiens se font l’écho de points de vue variés. Le fonctionnement intertextuel des médias apparaît clairement dans l’incorporation à laquelle ils procèdent de « voix » diverses qui concourent à la production d’une narration relativement homogène, ce que l’on pourrait appeler le « maître-document » du récit. Les éditorialistes des journaux quotidiens prennent tous position, relayant les déclarations des personnalités politiques, religieuses et artistiques. Al-Misrî al-yawm mentionne, dans son édition du 19 novembre, le « soutien » apporté par des tenants du courant « libéral » au ministre et la « réprimande » de personnalités qualifiées d’« islamistes modérés ». Les hebdomadaires d’opposition, pris de court dans leur périodicité, éludent le sujet pour mieux le traiter la semaine suivante (Sawt al-Umma, 20 novembre) ou se contentent, dans l’urgence, d’une manchette, toujours vendeuse, et d’un court article sur le sujet à l’intérieur de la maquette (al-Usbû‘, 20 novembre). La télévision s’invite aussi dans la partie, comme l’atteste la mention faite par le journal Rûz al-Yûsif de la couverture donnée à l’affaire par la chaîne satellitaire al-Jazeera. Référence est également faite à l’arrière-plan sociopolitique de cette « nouvelle » crise du voile et, entre autres, à la récente controverse sur le port du niqâb à l’Université de Helwan. On observe une polarisation médiatique des camps en présence avec, d’une part, ceux qui voient dans les déclarations du ministre la marque d’un mépris à l’égard de la majorité des Égyptiennes, voire d’un complot contre les valeurs islamiques, et, d’autre part, des intellectuels qui semblent s’inquiéter de l’influence des Frères musulmans et de l’entreprise moralisante que comporte leur programme. De manière assez classique dans le milieu journalistique égyptien, les différents organes de presse s’affrontent aussi, par le truchement de cette affaire. Rûz al-Yûsif s’en prend au quotidien qui a publié les déclarations initiales, al-Misrî al-yawm, (L’Égyptien aujourd’hui), l’accusant d’être à la solde de la confrérie des Frères musulmans et le rebaptisant al-Misrî al-Ikhwân (L’Égyptien les Frères).
38Quant au ministre, les journaux rapportent que non seulement il ne se rétracte pas, mais qu’il conteste aussi la teneur de certains des propos qui lui sont attribués, précisant que ceux-ci avaient été tenus off the record. Ceci incite al-Misrî al-yawm à publier un article proposant sa version de la genèse de l’affaire. Celle-ci aurait débuté avec « le reproche brûlant [adressé par le] ministre à une journaliste du [quotidien] al-Ahrâm parce qu’elle portait le voile ». Ceci aurait ouvert un débat débouchant, le jour suivant, sur la publication des déclarations controversées. L’intérêt manifesté par « des agences de presse et des chaînes satellitaires » l’aurait alors « amené à désavouer [al-Misrî al-yawm] à propos de [l’expression] “les cheikhs à trois sous” et de ses propos sur les Arabes ». Enfin, un « troisième contact avec le ministre » aurait eu lieu le samedi 18 novembre, lors duquel le ministre aurait « assuré qu’il n’était pas en colère et que la réaction [à ses déclarations] était la preuve de l’ignorance » (al-Misrî al-yawm, 20 novembre 2006). En attendant, sous la pression conjuguée des députés du groupe parlementaire des Frères musulmans, de certains indépendants, de plusieurs représentants du parti au pouvoir et de la presse qui, favorable ou opposée au ministre, n’en contribue pas moins au gonflement de l’affaire, celle-ci arrive dans l’enceinte du Parlement, mettant celui-ci sous pression et suscitant des attentes quant à ce qui s’y dira et décidera. Rûz al-Yûsif parle ainsi d’un ministre pris dans le « broyeur parlementaire » (19 novembre 2006). Certains s’attendent à ce que le ministre des Affaires juridiques et parlementaires, Mufîd Shihâb, prenne la défense de Fârûq Husnî, tandis que l’on rend également compte du « ralliement de quelques députés indépendants aux positions des Frères », Mustafâ Bakrî et Gamâl Zuhrân en l’occurrence (Nahdat Misr, 19 novembre 2006).
III. L’articulation du site dialogique parlementaire au réseau dialogique des médias
39Une première institutionnalisation de l’affaire est à signaler dans les coulisses du parti au pouvoir, le Parti national démocratique (PND). Le 18 novembre, en effet, lors d’une réunion d’organisation du parti, al-Misrî al-yawm rapporte que « les députés du PND [avaient] ouvert le feu sur le ministre de la Culture, [avaient] qualifié ses déclarations d’irresponsables et [avaient] exigé qu’on interdise sa présence lors de la séance d’inauguration de l’Assemblée du peuple et de l’Assemblée consultative » (20 novembre). De fait, le 19 novembre, le président Husnî Mubârak vient inaugurer la session parlementaire annuelle en présence de l’ensemble des ministres du gouvernement, à l’exception notable de Fârûq Husnî. La première séance de l’année parlementaire 2006-2007 s’inscrit à ce stade de développement du réseau dialogique. Elle en marque la transformation institutionnelle, le réseau s’élargissant au-delà du seul champ médiatique.
40Nous sommes face à un cas de figure de l’analyse des réseaux dialogiques où des instances de natures multiples trouvent à s’articuler les unes aux autres, avec leurs logiques respectives, mais également au sein d’une entité dont l’homogénéité est émergente et endogène. Une affaire déclenchée dans la presse s’impose ainsi sous la coupole et s’insère dans l’accomplissement routinier du travail parlementaire. La séance est ouverte par le président de l’Assemblée. Celui-ci fait débuter l’activité du jour par la lecture des missives adressées au Parlement, qui sont expédiées sans encombre. En deuxième lieu, le président met à l’ordre du jour les demandes de communication urgente présentées par plusieurs députés au sujet des déclarations du ministre de la Culture, dont nous avons déjà trouvé précédemment la trace dans la presse. La discussion parlementaire des déclarations du ministre se trouve donc connectée au réseau dialogique initié dans la presse par un objet institutionnel particulier : les demandes de communication. Toutefois, il apparaît que le président de l’Assemblée avait l’intention initiale de transmettre l’affaire à des commissions parlementaires et, de ce fait, d’y confiner la discussion.
41Extrait 5 séance parlementaire du 20 novembre 2006 (retranscription verbatim)
42Le président Messieurs les députés,
43de l’AssembléeIl nous a bien été présenté par nombre de Messieurs les députés du Parti national démocratique et de Messieurs les indépendants des demandes de lecture de bulletin demandant une communication urgente sur les déclarations tenues par Monsieur le ministre de la Culture. J’allais transmettre ces bulletins de demandes de communication urgente à la commission de la culture, des médias et du tourisme pour qu’elles soient étudiées en profondeur. Mais Monsieur le ministre de la Culture nous a envoyé une lettre (kitâba) que je vais vous lire. à la lumière de cette lettre, se tiendra un débat limité à [quelques-uns] de ces Messieurs [les députés] ayant présenté [une demande de communication]. Puis, je ferai suivre le débat à la commission des médias et du tourisme pour débattre du sujet en long et en large dans son rapport [fait] à l’Assemblée.
44Comme il ressort clairement du propos introductif du président, c’est la lettre que Fârûq Husnî a envoyée à l’Assemblée qui semble forcer à ce que la discussion ait directement lieu en assemblée plénière. C’est donc, en quelque sorte, la lettre et la lecture qui en est faite à haute voix qui donnent au traitement parlementaire de l’affaire son format et amènent le président à allouer la parole aux différents députés qui en ont fait la demande.
45Extrait 6 séance parlementaire du 20 novembre 2006 (retranscription verbatim)
46Le présidentJe vous lis à haute voix le discours de Monsieur le ministre de la
47de l’AssembléeCulture : « Monsieur le Professeur Ahmad Fathî Surûr, président de l’Assemblée. Salutations distinguées.
48La presse et les médias ont relayé les points de vue variés de nombre de Messieurs les députés de l’Assemblée du Peuple commentant un point de vue qui m’est personnel concernant le costume de la femme égyptienne et qui se résume à des objections artistiques et formelles. Outre le fait qu’il y a eu une ambiguïté dans la compréhension de ce que j’ai déclaré, je ne cherche pas à savoir si ce quiproquo était fortuit ou intentionnel (‘afwiyya aw ‘amdiyya). Mais, sauf mon respect pour l’Assemblée du Peuple et l’ensemble de ses membres, j’[aimerais] clarifier ce qui suit :
49Premièrement : ce qui a été mentionné est un avis personnel et une réponse dans une conversation normale qui ne constitue [en aucun cas] une déclaration à la presse propre à la publication ni même un avis officiel en qualité de ce que je représente. Il y a eu un retrait du contexte du dialogue de base qui abordait des sujets tout autres.
50Deuxièmement : mon propos [concernait] le voile (hijâb) en tant que costume qui s’est répandu sans harmonie esthétique et formelle et non en sa qualité de devoir et d’obligation religieuses ; sujet qui, du reste, [concerne] les hommes de religion en Égypte auxquels nous portons toute estime pour leurs travaux et respect pour leur clairvoyance (istinâra).
51Troisièmement : cet avis, dont je répète qu’il est personnel, ne signifiait pas, comme certains ont tenté de le laisser entendre, une offense aux citoyennes égyptiennes qui ont choisi par conviction le voile comme costume. À ces dernières, nous leur portons tout le respect [qui leur revient]. Mais ce qui provoque l’étonnement et la suspicion, c’est cette altération (tahrîf) et cette exagération (tahwîl) de mon propos que certains se sont accaparé et en ont fait diversement doctrine parfois de manière religieuse, parfois de manière politique. [Or,] ce n’est rien de plus qu’un avis simplement personnel que j’ai formulé d’un point de vue tout à fait patriotique et civique (mujtama‘î), considérant que notre patrimoine est, textuellement et picturalement, riche en costumes égyptiens marqués par la décence et la pudeur, ce qui a la même finalité. Il en découle l’incongruité que provoque la tradition importée d’autres États différents dans leur type de civilisation et dont nous n’acceptons pas les doctrines et la culture.
52Par respect de ma part pour ce qu’ont soumis certains membres de votre vénérable Assemblée, je souhaite clarifier qu’il ne m’est pas venu à l’esprit de parler de près ou de loin de religion, car il y a en Égypte plus compétent et plus savant [que moi] dans ce domaine. Vous tous les membres de l’Assemblée, veuillez accepter tout [mon] respect et toute [mon] estime.
53Le ministre de la Culture, Fârûq Husnî. »
54Parce qu’elle se présente comme une justification des positions du ministre rapportées dans la presse et une défense face aux accusations formulées par des membres de l’Assemblée par voie de presse également, la lettre lue par le président de l’Assemblée est riche de connecteurs dialogiques. Bien plus, elle est, séquentiellement, la cause du débat parlementaire qui, autrement, aurait été évité par un renvoi de la question en commission. Elle justifie, par son contenu, une série de réactions qui s’exprimeront au sein de l’Assemblée comme, plus tard, dans les médias.
55Cette lettre se présente en outre sous la forme d’une série de paires catégorielles disjonctives établissant une dichotomie entre les parties en présence, reproduisant, accentuant et projetant de la sorte les bases de l’opération collaborative de radicalisation du débat et renforçant la cohésion du réseau dialogique. On relèvera les paires « opinion personnelle – avis officiel » (lignes 39-41 ; 49-52 ; 61 ; 69-70), « registre esthétique et formel – registre des devoirs et obligations religieuses » (lignes 42-43 ; 55-58), « registre du fortuit – registre des manœuvres politiques » (lignes 45 ; 52-54 ; 65-67), « Égypte – autres pays » (lignes 70-77 ; 58-59 ; 80-81), « religion clairvoyante – religion galvaudée et manipulée » (lignes 58-59 ; 63-65), « presse éthique – presse à scandale » (lignes 39-41 ; 50-51 ; 52-54 ; 65-69). La notion de catégorisation d’appartenance s’inscrit dans la tradition des travaux de Harvey Sacks [15]. Il s’agit principalement de souligner que les jeux de catégorisation ne sont pas tant susceptibles d’une analyse de contenu, sémantique, que d’une approche pragmatique qui en resitue l’usage en contexte et dans un cours d’action. Aux catégorisations d’appartenance, Sacks constate que des classes de prédicat peuvent être attachées (activités, droits, attentes, obligations, savoirs, attributs et compétences liés à la catégorie). Un sous-groupe de systèmes catégoriels d’appartenance est formé par ce que Sacks appelle des paires relationnelles standardisées. Le simple fait de saisir l’existence d’une relation de paire peut être, dans différentes situations pratiques, « inférentiellement adéquat » en termes d’imputation de droits ou de devoirs moraux ou de toute autre qualité imputable. Parmi toutes les formes de paires catégorielles, il en est une qui fonctionne de manière disjonctive. On entend par là que chaque partie de la paire implique un choix moral opposé à l’autre, avec toutes les conséquences que cela entraîne sur le statut des êtres et objets catégorisés. C’est bien le cas dans la série de paires que nous avons identifiées dans la lettre de Fârûq Husnî. Ainsi en va-t-il du choix du registre esthétique ou du registre religieux, du registre de l’opinion personnelle ou de l’avis officiel, etc. Généralement, l’usage des paires catégorielles disjonctives se fait en recourant à celle des deux catégorisations dans laquelle la personne catégorisée ne se retrouverait pas. Quand des députés réfèrent les déclarations du ministre de la Culture à son passé d’artiste aligné sur les valeurs occidentales, ils lui imputent une catégorisation morale qui enclenche un processus de dégradation de son statut, pour reprendre l’expression de Garfinkel [16]. Symétriquement, quand une personne s’assigne à elle-même une partie d’une paire catégorielle disjonctive, elle cherche à mettre en œuvre une opération d’inversion de la dégradation de statut [17] dont elle souffrait en raison des imputations catégorielles d’autrui. Tel est bien le cas dans la lettre du ministre, qui, opposant fond et forme, vie privée et publique, art et religion, authenticité et allogénéité, savants et charlatans, provoque une situation disjonctive et, face aux qualifications dégradantes formulées par ses détracteurs, cherche à se défendre et à contre-attaquer en s’auto-caractérisant d’une manière qui non seulement inverse la dégradation, mais assure la promotion de son statut personnel. Il s’agit donc pour le ministre de modifier son appartenance catégorielle au cours d’une performance dialogique pour aménager les imputations de moralité [18].
56Le débat étant forcé par la lettre, le président de l’Assemblée accorde la parole aux différents parlementaires ayant demandé à intervenir. Au-delà de l’organisation de ce débat, dont nous traiterons ailleurs [19], nous nous attelons ici à mettre en évidence la connexion d’une intervention parmi d’autres à l’ensemble du réseau dialogique.
57Extrait 7 séance parlementaire du 20 novembre 2006 (retranscription verbatim) [20]
58M. l’hon. député Merci Monsieur le président. De manière très résumée, Monsieur
59H.M. Ibrâhîm le président, je parlerai de deux points :
60Le premier point : les déclarations […] qu’a provoquées le ministre. L’affaire n’est pas seulement l’affaire du voile dont discutait le ministre. Nous ne voulons pas [la] réduire au sujet du voile. Ce n’est pas le sujet du voile avec [ce qu’il a] de fermement insultant pour le voile et son offense pour les [femmes] voilées. Mais, dans ses déclarations […], le ministre a dit qu’il y a des fatwas de cheikhs qui ne valent pas trois sous. Et l’Égypte estime ses oulémas, qu’ils soient des cheikhs des institutions officielles ou qu’ils ne soient pas dans les institutions officielles. Tant qu’on donne l’appellation de cheikh [à quelqu’un], il faut le respecter dans l’État d’Égypte. Mais quand vient un ministre et qu’il dit que les fatwas des cheikhs ne valent pas trois sous, moi, je conteste ces déclarations par ce qu’elles [viennent] d’un ministre officiel […].
61Le deuxième point : le ministre […] dans ses déclarations au journal al-Misrî al-yawm, lorsqu’il parle, il dit que le ministère de la Culture se tiendra comme un barrage devant [ce genre de] choses. Et bien, le ministère travaillera pour [promouvoir] ces idées dont il dit qu’elles sont un point de vue personnel.
62Le troisième point : quand le ministre vient – et je prie les institutions religieuses officielles de réagir – et qu’il dit qu’à présent, dans les mosquées, l’appel à la prière des muezzins est la plus désagréable des voix. Il dit de l’appel à la prière que c’est la plus désagréable des voix dans l’Égypte islamique. Le ministre de la Culture dit : les muezzins ont la plus désagréable des voix. Et nous disons : avis personnel. C’est une offense, il y a une différence entre la liberté d’expression et la liberté d’injure. Ce qu’a présenté le ministre est une insulte et une injure pour toutes les femmes voilées, une insulte et une injure pour tous les cheikhs d’Égypte, une insulte et une injure pour tous les citoyens d’Égypte.
63Le dernier point dans l’ordre de la liste – Monsieur le président – Monsieur, vous avez dit que l’affaire devait être déférée devant une commission culturelle. Pourquoi une commission culturelle ? C’est une affaire qui ne concerne pas une commission culturelle ni de près ni de loin. Et le ministre ne parle pas d’un point de vue culturel, le ministre viole les droits de l’homme.
64Dans cet extrait, nous pouvons observer comment l’orateur articule explicitement son discours aux développements antérieurs de l’affaire, non seulement les déclarations du ministre, reprises parfois textuellement, mais aussi et surtout l’arrière-plan sociopolitique égyptien fait de débats récurrents sur des questions touchant à l’organisation publique de la religion. Ainsi relève-t-on la mise en exergue d’un aspect jusqu’alors peu exploité des déclarations du ministre, qui regrettait le caractère disharmonieux de l’appel à la prière (cf. extrait 1), que l’orateur connecte à une affaire antérieure [21] qui avait agité la presse à l’automne 2004, mais aussi, implicitement, à l’affaire des caricatures du Prophète qui avait soulevé la question de la frontière entre liberté d’expression et atteinte aux convictions d’autrui. Cette intervention pose aussi les bases virtuelles de reprises futures, en ce sens que, quand elle conteste le renvoi de la question à la seule commission parlementaire des médias, de la culture et du tourisme, elle tend en fait à fondre la question du voile dans la thématique générale de l’islam en Égypte et à, dès lors, virtuellement amplifier le spectre du scandale. Pour ce faire, l’orateur utilise une « liste de trois » (trois occurrences des termes « une insulte et une injure »), une technique de redondance permettant de démultiplier les registres de pertinence (« toutes les femmes voilées », « tous les cheikhs d’Égypte », « tous les citoyens d’Égypte ») et, par la production d’un effet dramatique, d’en amplifier la saillance.
65Au moment de clôturer le débat sur l’affaire, le président de l’Assemblée établit la connexion de ce qui s’est déroulé à l’intérieur du site dialogique par excellence que constitue une séance sous la coupole avec différentes étapes ultérieures du travail parlementaire, projetant ainsi le débat sur ses prolongements institutionnels ordinaires et routiniers :
66Extrait 8 séance parlementaire du 20 novembre 2006 (retranscription verbatim)
67Le président Merci. Vingt-cinq députés ont discuté mais nous ne débattrons
68de l’Assembléepas les communiqués urgents [qui ont été déposés]. [Ces] communiqués urgents seront déposés devant la commission de la culture, des médias et du tourisme [ainsi que] la commission des affaires religieuses et sociales et des biens de main morte (awqâf). Mais nous avons commenté le discours de monsieur le ministre de la Culture et certains de ces Messieurs les députés ont émis leurs avis sur ce discours. Le ministre d’État délégué aux affaires législatives et parlementaires s’est [également] exprimé.
IV. Des bancs du Parlement aux colonnes de la presse et vice versa : articulations multiples du réseau dialogique
69Les 21 et 22 novembre, la séance à l’Assemblée du Peuple est abondamment commentée dans les différents médias. Rûz al-Yûsif parle de « Jugement parlementaire féroce ». Dans le processus de radicalisation du « combat du voile », les articles relèvent, non sans un certain étonnement, la virulence des attaques émanant des représentants du PND, dont est issu le ministre. Rûz al-Yûsif, toujours, souligne que le président de l’Assemblée, Fathî Surûr, a attaqué Fârûq Husnî au motif qu’il n’aurait pas pris la mesure des limites que ses fonctions imposaient à sa liberté d’expression personnelle. Et le quotidien de poursuivre : « Ahmad ‘Umar Hâshim l’attaque avec virulence, Zakariyâ ‘Azmî l’a condamné, al-Shadhlî a refusé ses déclarations en disant : “ma fille et ma femme sont voilées !” » (21 novembre). C’est même la convergence des prises de position des parlementaires de la Confrérie des Frères musulmans et du PND qui est soulignée, voire dénoncée, Rûz al-Yûsif se demandant, dans son édition du 22, « pourquoi les députés du PND “dansent” avec “les loups” Frères ». à la même date, Al-Dustûr titre ainsi : « Nous avons appelé le ministre et il a dit : “Je suis assis à regarder l’opération de ‘ma mise à mort’ à l’Assemblée du Peuple” » ; Surûr à al-Dustûr : « Ce qui s’est produit à l’intérieur de la salle de l’Assemblée était un consensus de tous les députés contre Fârûq Husnî. » Il en va de même pour l’édition du même jour d’al-Wafd : « Fârûq Husnî menace : “Je refuse de me présenter devant l’Assemblée du Peuple ; je refuse de m’excuser de mon opinion sur le voile ; je refuse l’attaque blessante du Parti national ; les députés du PND ont soutenu les députés Frères ; je suis cloîtré à la maison, j’attends que l’Assemblée du Peuple me réhabilite”. »
70Au-delà des commentaires sur la séance et sur l’attitude du ministre – al-Karâma parle de « suicide politique » (21 novembre) –, l’affaire continue à prendre de l’ampleur et à susciter des remous au sein des médias, indépendamment de l’institution parlementaire. Le passé politique du ministre est régulièrement exhumé, al-Karâma établissant un parallèle entre la responsabilité du ministre dans une catastrophe ayant touché la communauté artistique et sa responsabilité dans la mise en cause de la loi religieuse : « Après avoir incendié leurs corps au théâtre de Banî Suwayf, il incendie leur sharî‘a avec des allumettes au souffre corrompu » (21 novembre). La polarisation du débat s’accentue, Nahdat Misr mentionnant sur une même page la signature d’un « communiqué de mise en garde contre “le terrorisme intellectuel” » et les positions et commentaires variés de personnalités égyptiennes ; pêle-mêle : « Usâma Anwâr ‘Akkâsha : il n’est pas possible d’empêcher Fârûq Husnî d’émettre son avis en l’accusant d’être ministre » ; « Dr Ahmad Farhat : un propos qui n’émane pas d’un responsable d’un État islamique » ; « Dr ‘Abd al-Hayy al-Farmâwî : il répète les paroles de l’Occident et il essaye de leur faire plaisir » ; « Yûsif al-‘Aqîd : je soutiens le ministre et j’espère qu’il convertira son avis en position gouvernementale » ; « Sâfînâz Kâzim : […] le ministre a le droit d’exprimer son opinion après avoir démissionné » ; « ‘Abd al-Sattâr Zamût : la liberté absolue est une sorte d’anarchie » ; « Dr ‘Abd al-Sabbûr Shâhîn : la diffusion du voile a frappé les laïcs de stupeur » ; « Dr Ahmad al-Khamîsî : le gouvernement et les Frères détournent le peuple égyptien de ses problèmes réels » ; « Dr Âmina Nusayr : une expression de la banqueroute intellectuelle » ; « Dr Su‘âd Sâlih : nous répondons à une idée par une idée et non par les manifestations et l’excommunication » (21 novembre). L’idée d’une diversion créée par ce qui est devenu « la crise du voile » (azmat al-hijâb) est reprise par d’autres instances, tel le Centre d’études du Caire pour les droits de l’homme, qui note le caractère « inquisitoire » de la séance parlementaire et déplore « l’intense ferveur (hamâs) des députés à pousser dans cette direction, en précisant que cette ferveur n’avait jamais été observée auparavant pour des dossiers plus dangereux et plus importants » (al-Misrî al-yawm, 26 novembre).
La commission est présidée par Fathî Surûr et Ahmad ‘Amr Hâshim, respectivement en leurs qualités de président de l’Assemblée et de président de la commission parlementaire des Affaires religieuses. Fârûq Husnî et Mufîd Shihâb y assistent, ainsi que plusieurs députés ayant déposé une demande de communication urgente : Karam al-Hifyân (PND), Ragab Hamîda, Bahâ’ Abû al-Hamd, Sayyid al-‘Askar, Muhammad Sa‘d al-Katâtnî (Frères). Le ministre maintient ses positions sur le voile, les « cheikhs à trois sous » et les muezzins à la voix éraillée. La séance est émaillée de quelques mouvements d’humeur de certains députés. On reconnaît le style très personnel de Fathî Surûr dans la manière de diriger le débat. L’islamité du ministre et, partant, du gouvernement (« un ministre musulman dans un gouvernement musulman » – al-Misrî al-Yawm, 4 décembre) est abondamment répétée. D’où l’insistance de Fathî Surûr : « Vous parlez de la politique culturelle du ministère et moi, je vous demande en toute franchise : la politique du ministère est-elle contre le voile [?] Et le ministre assura que celui qui adopte de telles politiques est soit fautif (mukhta’) soit fou. Et Surûr d’adjurer (nâshada) les journalistes de publier ces paroles. Puis [il] lui demanda à nouveau : avez-vous pris des décisions prohibant le voile ? Husnî répondit : je respecte les [femmes] voilées et non voilées. Et Surûr de poursuivre : avez-vous appelé à ne pas utiliser le voile ? Je n’ai jamais proclamé cela de ma vie” » (al-Misrî al-Yawm, 4 décembre).
71Nahdat Misr peut titrer, le 4 décembre : « La crise Fârûq Husnî a pris fin sans excuses ; les Frères ont accepté que “le ministre [marque] son respect pour les femmes voilées” ; [de son côté,] Surûr lui a conseillé de ne pas “s’entretenir avec les femmes journalistes” ». L’information est confirmée par tous. On observe dès lors qu’avec la fin institutionnelle de l’affaire « Fârûq Husnî et le combat du voile », c’est également au bouclage partiel et provisoire du réseau dialogique que l’on assiste.
Remarques conclusives
72Le déclenchement d’une affaire et, partant, l’ouverture d’un réseau dialogique procèdent d’une initiative journalistique : le traitement d’une information (sélection, éclairage, angle d’attaque, rubriquage). Ce qui fait le « succès » d’une information et permet de la transformer en « scoop », en « affaire », n’est, en revanche, pas nécessairement aux mains du journaliste qui peut difficilement en présager, comme le montre le cas étudié ici. En ce sens, une information dépend, pour pouvoir devenir une affaire, de ce que des « conditions de félicité » aient été remplies. Au titre de celles-ci, les reprises multiples dans les différents médias, c’est-à-dire l’enclenchement et l’expansion d’un réseau dialogique.
73Pour être complet sur la notion de réseau dialogique, l’on soulignera que chaque affaire thématisée à l’intérieur d’un de ces réseaux fonctionne de manière aussi bien rétrospective, indexée sur des affaires antérieures, que prospective, posant les jalons d’usages futurs qui pourront éventuellement en être faits. Les usages ultérieurs de l’affaire thématisée dans un réseau procèdent sous forme archivistique, comme point de référence permettant d’indexer une nouvelle affaire à un passé servant de manière probatoire à son traitement contemporain. Autrement dit, une nouvelle affaire fait un usage archivistique d’une question antérieure pour en actualiser le traitement et, de manière symétrique, peut faire l’objet ultérieur d’un tel usage archivistique par lequel elle s’actualise à son tour.
74Le propre d’un réseau est aussi de s’essouffler [24]. Cela relève probablement en premier lieu de ce que le travail journalistique, en Égypte comme ailleurs, se fatigue vite d’une affaire s’étirant « excessivement » dans le temps [25]. L’appréciation du caractère excessif n’est évidemment pas possible d’un point de vue extérieur, comme celui du chercheur ; ce n’est pas une question normativement réglée en-dehors de la profession et de l’activité journalistiques. En revanche, c’est une question sur laquelle les journalistes ont un point de vue normatif, quelque chose qui se règle autour de la table de rédaction, un problème tranché de manière située par des professionnels engagés dans une pratique, qui conviennent de ce qu’une « affaire » ne peut avoir qu’un « temps limité », une « durée de vie », un « espace » sur le papier, une « valeur informative » (ce que les anglo-saxons appellent sa newsworthiness) au-delà de laquelle ils considèrent que l’attention et l’intérêt qu’ils prêtent à leur lectorat, leur public, vient à s’épuiser. L’affaire du « combat du voile » ne diffère pas à cet égard : quinze jours après son déclenchement elle se boucle sur elle-même, ce qui n’empêche naturellement pas la survenance de quelques répliques, soubresauts, ce que l’on aurait tendance à appeler les « branches mortes » du réseau et de son arborescence. On ne saurait négliger, à cet égard, l’importance pratique de l’émergence d’autres informations susceptibles, elles aussi, de se transformer en affaires. Dans notre cas, une série de sujets d’actualité nationale et régionale se sont rapidement substitués, dans l’espace éditorial, au débat sur le voile : les révélations autour du viol et du meurtre d’une trentaine d’enfants des rues par une bande organisée, et l’enquête à rebondissements qui a suivi ; l’organisation des élections étudiantes et leur contrôle par le pouvoir ; les fuites sur l’annonce prochaine de réformes constitutionnelles par le président de la République ; ou encore les manifestations de rues hostiles au gouvernement libanais, que l’on exploite à des fins oppositionnelles locales (Sawt al-Umma, al-Dustûr) et/ou par idéologie panarabe (al-Karâma, al-‘Arabî), voire dans le but de faire la part belle à un leader charismatique à référent islamique (al-Usbû‘). On ne saurait non plus négliger, dans le bouclage d’un réseau dialogique auquel une institution telle que l’Assemblée du Peuple a participé, l’incidence de la clôture spécifiquement institutionnelle à laquelle des instances officielles ont procédé, nouveau témoin, s’il en était besoin, de l’articulation entre les instances relais du réseau dialogique. L’événement public que l’information initiale a créé se trouvant lui-même clos, le réseau a épuisé son potentiel et meurt de son entropie.
75Significativement, les « branches mortes » sont reléguées à la fin des maquettes journalistiques, dans les pages opinions voire, pour les journaux ayant encore à cœur de discuter sur le fond du débat (al-Fajr, 4 décembre, al-Dustûr, 6 décembre), dans les pages religieuses. S’agissant de la première rubrique, alors que le réseau s’essouffle, quelques éditorialistes s’époumonent, qui pour « tirer les leçons utiles de la crise du voile » (Rûz al-Yûsif, 10 décembre), qui pour se faire exégèse d’un combat auquel, pour différentes raisons, on prend part sur le tard. Si l’on retrouve encore le sujet dans quelques entrefilets des pages d’actualités, c’est essentiellement pour faire le décompte des pertes et profits avec lesquels ressort telle ou telle personalité ou groupe politique. Au nombre des « gagnants » – lesquels diffèrent selon les lignes éditoriales des journaux –, on relèvera la nouvelle visibilité médiatique de quelques députés du PND qui se sont montrés véhéments lors de la séance parlementaire (Sawt al-Umma, 4 décembre) et les louanges faites aux médiateurs de la réconciliation que sont Fathî Surûr, président du Parlement (al-Khamîs, 7 décembre) et Mufîd Shihâb, ministre délégué aux Affaires parlementaires (al-Wafd, 3 décembre, al-Fajr, 4 décembre). Les « perdants » sont les victimes des dégâts collatéraux du combat pour le voile, principalement des mouvements d’opposition qui cherchaient à faire la jonction entre militants de gauche et islamistes – nommément le parti (éternellement) en voie de constitution, al-Karâma, et le mouvement d’opposition à la succession présidentielle, Kifâya – dont les membres se sont divisés autour de la question du soutien ou de la condamnation du ministre. Toujours au nombre des « branches mortes », citons ce simulacre de procès organisé par la commission des libertés du syndicat des avocats. Sous l’appellation de « tribunal populaire (mahkama sha‘biyya), cette institution, contrôlée par les Frères musulmans, a procédé, au début du mois de janvier 2007, au jugement théâtral et purement symbolique de différents ministres, dont Fârûq Husnî, impliqués dans des scandales et intouchables du fait de leur immunité. Les conséquences de la « crise du voile » semblent ainsi être d’ordre principalement politique. Cette inscription politique de l’affaire et son recours au registre moral nous conduit à parler de surinvestissement moral du politique, c’est-à-dire du fait que, tant pour traiter de sujets politiques que pour faire de la politique, il s’agit, dans certains contextes, d’emboucher le registre de la moralité [26].
Mots-clés éditeurs : Ethnométhodologie, Voile islamique, Réseau dialogique, égypte., Débat parlementaire, Presse
Date de mise en ligne : 16/06/2008
https://doi.org/10.3917/drs.068.0153Notes
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Institut des Sciences Sociales du Politique, Pôle de Cachan, École Normale Supérieure, Bâtiment Laplace, 61, avenue du Président Wilson, F-94235 Cachan cedex.
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[1]
La question du voile peut prendre des aspects fort variés en contexte égyptien : tantôt c’est l’accès des femmes voilées à certains postes de la fonction publique (speakerines, hôtesses), tantôt c’est le choix d’actrices de prendre le voile et de renoncer à apparaître au cinéma, tantôt encore c’est la question de l’uniforme scolaire qui fait débat. Récemment, s’est posée la question du voile intégral (niqâb), de la possibilité de le porter à l’université et des risques de travestissement et de tricherie potentielle. Cf. Baudouin Dupret, « Les formes du droit et les traces de l’histoire. La recherche constitutionnelle d’une moralité conforme », in Jocelyne Dakhlia (dir.), Urbanité arabe, Paris, Sindbad, Arles, Actes Sud, 1998 ; Jean-Noël Ferrié, Le régime de civilité en Égypte : public et réislamisation, Paris, CNRS Éditions, 2004 ; Saâdia Radi, « De la toile au voile : les actrices égyptiennes voilées et “l’islamisme” », Maghreb-Machrek, 151, 1996.
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[2]
Bronislaw Malinowski, Crime and Custom in Savage Society, Londres, Kegan Paul, Trench, Trubner, New York, Harcourt, Brace, 1926 ; Id., Argonauts of the Western Pacific : An Account of Native Enterprise and Adventure in the Archipelagoes of Melanesian New Guinea, New York, Dutton, 1953.
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[3]
Max Gluckman, « Gossip and Scandal », Current Anthropology, 4 (3), 1963.
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[4]
Alain Garrigou, « Le Président à l’épreuve du scandale. Déstabilisation apparente et consolidation fonctionnelle », in Bernard Lacroix et Jacques Lagroye (dir.), Le Président de la République : usages et genèses d’une institution, Paris, Presses de la FNSP, 1992 ; Id., « Le scandale politique comme mobilisation », in François Chazel (dir.) Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993.
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[5]
Élisabeth Claverie, « Procès, affaire, cause : Voltaire et l’innovation critique », Politix, 26, 1994 ; Id., « La naissance d’une forme politique : l’affaire du Chevalier de la Barre », in Philippe Roussin (dir.), Critique et affaires de blasphème à l’époque des Lumières, Paris, Honoré Champion, 1998 ; Damien de Blic et Cyril Lemieux, « Le scandale comme épreuve : éléments de sociologie pragmatique », Politix, 71, 2005 ; Francis Chateauraynaud, La faute professionnelle. Une sociologie des conflits de responsabilité, Paris, Métailié, 1991.
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[6]
Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press, 1967 ; Id., Ethnomethodoly’s Program : Working out Durkheim’s Aphorism, Lanham, Rowman & Littlefield, 2002 ; Baudouin Dupret (dir.), « Le droit en action et en contexte », dossier Droit et Société, 48, 2001.
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[7]
Ji?í Nekvapil et Ivan Leudar, « On Dialogical Networks : Arguments about the Migration Law in Czech Mass Media in 1993 », in Stephen Hester et William Housley (éds.), Language, Interaction and National Identity, Aldershot, Ashgate, 2002 ; Ivan Leudar et Ji?í Nekvapil, « La guerre contre la terreur : une semaine dans la vie d’un réseau dialogique », in Baudouin Dupret et Jean-Noël Ferrié (dir.), Médias, guerre et identités, Paris, éditions des Archives contemporaines, 2008 ; Ivan Leudar, Victoria Marsland et Ji?í Nekvapil, « On membership categorization : ‘us’, ‘them’ and ‘doing violence’ in political discourse », Discourse & Society, 15 (2-3), 2004, p. 243-266.
-
[8]
Baudouin Dupret, Le jugement en action. Ethnométhodologie du droit, de la morale et de la justice en Égypte, Genève, Droz, 2006.
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[9]
Ivan Leudar et Ji?í Nekvapil, « La guerre contre la terreur : une semaine dans la vie d’un réseau dialogique », op. cit.
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[10]
Baudouin Dupret, Souhaïl Belhadj et Jean-Noël Ferrié, « Démocratie, famille et procédure : un débat parlementaire syrien », Revue européenne des sciences sociales, 139, 2007, p. 5-44.
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[11]
S’agissant des journalistes parlementaires égyptiens, nous renvoyons aux mémoires du chef de la rubrique parlementaire du principal quotidien égyptien al-Ahrâm ; cf. Al-`Abd Sharîf, Hikâyât barlamâniyya : khalaf al-kawâlîs wa amâmahâ (Histoires parlementaires, derrière les coulisses et au-devant [de la scène]), Le Caire, Dâr al-karz, 2005.
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[12]
Érik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2001.
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[13]
Notons que le journal al-Misrî al-Yawm fait dans l’extrait 2 référence à une institution qui n’existe pas. En effet, malgré les 88 sièges que la confrérie a remportés lors des élections législatives de 2005, les Frères musulmans ne sont pas reconnus par le régime et sont, selon l’expression consacrée, « interdits mais tolérés ». Le journal al-Ahrâm, suivant en cela la classification en cours au Parlement, place les députés Frères au nombre des indépendants. Rûz al-Yûsif, pour sa part, se réfère à la Confrérie exclusivement par le terme « l’interdite ».
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[14]
Respectivement cheikh de l’Université d’al-Azhar et mufti de la République arabe d’Égypte.
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[15]
Harvey Sacks, Lectures on Conversation, Oxford, Blackwell, 1995.
-
[16]
Harold Garfinkel, « Conditions of Successful Degradation Ceremonies », American Journal of Sociology, 61 (5), 1956, p. 420-424.
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[17]
Garry David et Paul Jalbert, « Inverser la dégradation : les tentatives de “réhumanisation” des Américains arabes et musulmans », in Baudouin Dupret et Jean-Noël Ferrié (dir.), Médias, guerres et identités, Paris, éditions des Archives contemporaines, 2008.
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[18]
Jean-Noël Ferrié et Baudouin Dupret, « La danseuse du ventre et son double : scandale et jeux de catégorisation en Égypte », Quaderni, 63, 2007.
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[19]
Baudouin Dupret, Enrique Klaus et Jean-Noël Ferrié, « Parlement et contraintes discursives : analyse d’un site dialogique », Réseaux, 2008 (à paraître).
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[20]
Dans cet extrait, les points entre crochets remplacent des propos qu’il a été décidé de supprimer dans la retranscription verbatim.
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[21]
Fin août 2004, le ministre des Affaires religieuses proposa un projet de réforme des lois régissant la construction et l’activité des mosquées. Entre autres choses, ce projet prévoyait d’unifier l’appel à la prière pour lutter contre la cacophonie qui marque les cinq appels quotidiens. Le ministre, qui se posait en réformateur du culte religieux, fut violemment critiqué par tout un pan de la presse nationale qui estimait qu’il s’agissait d’un large complot visant à gommer progressivement tout signe extérieur d’islamité. Pour plus de détails, cf. Enrique Klaus, « Occurrences médiatiques du fait religieux : initiatives et débats », in Florian Kohstall (coord.), L’Égypte dans l’année 2004 : chronique politique, Le Caire, CEDEJ, 2005.
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[22]
« Le président de l’Assemblée est celui qui la représente et parle en son nom – conformément à sa volonté. Il préserve sa sécurité, sa discipline, sa dignité et la dignité de ses membres et supervise, de manière générale, le bon déroulement des travaux de l’Assemblée. Le Président ouvre les séances, les préside, annonce leur conclusion, les discipline, dirige les débats, donne [les tours de parole], définit le sujet [des travaux] et rappelle à l’attention de l’orateur de s’en tenir aux limites du débat. Il doit clarifier ou demander de clarifier les questions qu’il considère comme obscures. Il décide de tout ce qui doit [faire l’objet] d’un vote. Il est [également] celui qui annonce les décisions prises par l’Assemblée. Le président a le droit de donner son avis en participant au débat sur n’importe quelle question proposée, auquel cas il doit se dégager de la présidence de l’Assemblée et ne pas rester à la barre du président jusqu’à ce que la discussion à laquelle il a pris part se termine » (article 6 du règlement intérieur de l’Assemblée du Peuple).
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[23]
Pour plus de détails sur la réaction du milieu littéraire égyptien, cf. Hélène Legeay, « Questionnement de l’identité égyptienne et recomposition des alliances politiques à la faveur des controverses religieuses », in Enrique Klaus et Chayma Hassabo (dir.), Chronique d’Égypte : l’Égypte dans l’année 2006, Le Caire, CEDEJ, 2007.
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[24]
Sans entrer dans les détails, soulignons la différence entre la référence qui peut être faite à certaines dimensions internationales de la thématique de l’affaire et l’appartenance au réseau dialogique d’interventions provenant de l’extérieur du territoire égyptien. Alors que la première relève davantage d’un mécanisme d’indexation à des éléments d’information qui ne participent pas directement à l’affaire, la seconde est le fait de tours de parole dialogiquement intégrés au réseau en cours.
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[25]
Loin de nous l’idée d’avoir un regard condescendant sur la presse égyptienne. Le souci d’offrir à son lectorat une information « attractive » est largement décelé dans la plupart des publications financées par des fonds privés. Cependant, l’organisation du champ médiatique étant ce qu’elle est, nous devons relever quelques spécificités des publications égyptiennes et de leur relation au marché des annonceurs. Ce dernier est effectivement biaisé par la présence d’une presse nationale (sahâfa qawmiyya) proche du pouvoir et prédatrice des annonces du secteur public et un secteur privé des annonceurs pour le moins restreint. En l’absence d’un organe de type OJD (Office de justification de la diffusion), une véritable omerta règne sur les chiffres de diffusion des différentes publications, de sorte que le marché ne peut réguler l’allocation des annonces publicitaires en direction des journaux les plus lus. Une logique commerciale émane toutefois des journaux de la presse privée (dite d’opposition ou indépendante) visant à résorber, par les recettes engrangées par la vente au numéro, le déficit d’espaces publicitaires laissés vacants.
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[26]
Baudouin Dupret, Enrique Klaus et Jean-Noël Ferrié, « Scandale et réseau dialogique : ce que la morale fait au politique. à propos du foulard islamique au Parlement égyptien » (à paraître).