Notes
-
[1]
De l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France.
-
[2]
Une procédure d’urgence pour mettre fin à une atteinte grave à la liberté individuelle.
- [3]
-
[4]
Marie-Laure Colson, « Zones de transit : l’État condamné à payer des dommages et intérêts », Libération, 26 mars 1992 ; François Julien-Laferrière, Frontières du droit, frontières des droits. L’introuvable statut de la « zone internationale », Paris, L’Harmattan/Anafé, 1993 ; Cour européenne des droits de l’homme, Amuur c. France, requête n° 19776/92.
-
[5]
Cet article, dont la rédaction est très proche de celle de l’amendement Marchand, n’a pas été soumis au Conseil constitutionnel…
- [6]
-
[7]
Dominique Simonnot, « Un Tanzanien refoulé contre l’avis de la justice. Un demandeur d’asile a été consigné de force à bord d’un bateau en rade de Brest », Libération, 13 juillet 1995.
-
[8]
Stéphane Maugendre, « Les Kurdes au casse-pipe », Libération, 2 mars 2001.
-
[9]
Charlotte Rotman, « L’horreur de notre République », Libération, 15 novembre 2000.
-
[10]
Stéphane Julinet, « Dans les zones d’attente : atteinte aux libertés et inefficacité », Plein Droit, n° 44, décembre 1999.
-
[11]
Jean-Claude Bouvier et Isabelle Liauzu, « Un transport à Roissy : des audiences au pied des passerelles », Justice, n° 171, juin 2002.
-
[12]
Cf. infra.
-
[13]
Cf. notamment LDH, SM, SAF, GISTI, CIMADE, ANAFE, ELENA et ADDE, « La délocalisation des audiences concernant les étrangers et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », 10 juin 2005 : http://www2.anafe.org/download/delocalisation/arg-delocalisation.pdf
- [14]
- [15]
-
[16]
Stéphane Maugendre, « Défendre et juger sur le tarmac », Libération, 5 juin 2013.
- [17]
-
[18]
« Bras de fer avant l’ouverture des audiences pour étrangers », Le Parisien (Val d’Oise), 18 septembre 2013.
- [19]
-
[20]
Interview de Christine Lazerges par Sonya Faure, Libération, 13 octobre 2013.
- [21]
-
[22]
Franck Johannès, « Christiane Taubira gèle l’ouverture du tribunal des étrangers à Roissy », Le Monde, 18 décembre 2013.
-
[23]
Sylvain Mouillard, « Ouverture du “tribunal d’exception” pour sans-papiers », Libération, 14 octobre 2013 ; http://libertes.blog.lemonde.fr/2013/10/15/le-tribunal-et-le-centre-de-retention-du-mesnil-amelot/
- [24]
- [25]
- [26]
- [27]
— Le 26 octobre 2017, une annexe du tribunal de grande instance de Bobigny a été officiellement ouverte au bord des pistes et de la zone d’attente de l’aéroport de Roissy. La triste inauguration de cette salle d’audience délocalisée s’inscrit dans une histoire ponctuée de ruses administratives et de combats juridictionnels autour des droits des étrangers. Généalogie d’une justice d’exception, qui en annonce peut-être d’autres. —
1Sans remonter à la préhistoire du droit des étrangers, il faut rappeler que la police aux frontières (PAF) a commencé à bloquer systématiquement l’entrée des étrangers aux frontières aéroportuaires à partir de la fin des années 1980. C’est ainsi qu’ont vu le jour des espaces de non-droit, principalement dans les aéroports d’Orly (Val-de-Marne) et de Roissy (Seine-Saint-Denis) : des zones dites « internationales » où se trouvaient coincées de nombreuses personnes qui ne savaient ni où dormir, ni où manger, ni où repartir. La situation de ces étrangers devint rapidement telle que la PAF installa des lits de fortune dans les endroits les plus retranchés des aéroports. Certaines personnes passaient ainsi plusieurs semaines dans ces enclaves où, selon l’administration française, le droit français ne s’appliquait pas. Lorsqu’il devint impossible de les « parquer » en zone internationale, le ministère de l’Intérieur décida d’occuper des hôtels attenant aux aéroports (l’hôtel Arcade à Roissy).
2À l’évidence, ces personnes étaient privées de leur liberté d’aller et venir sans décision administrative formalisée ni décision judiciaire, sans contrôle juridictionnel et surtout sans fondement textuel (légal ou réglementaire) à l’exception d’un passage d’une circulaire du ministère de l’Intérieur datée du 26 juin 1990 indiquant que « l’étranger qui a fait l’objet d’un refus d’entrée a le droit d’être libre dans la zone internationale, lorsqu’elle existe et qu’elle présente des installations convenablement adaptées aux types de surveillance et d’hébergement requis pour l’étranger en cause » et qu’il sera « dans les autres cas, en application de l’article 35 bis [1] […], placé dans un local ne relevant pas de l’administration pénitentiaire en situation de rétention administrative ».
3Un petit groupe d’avocats se constitua alors pour prendre la défense de ces migrants et assigna en référé voie de fait d’heure à heure [2] le ministre de l’Intérieur. Après plus d’un an de combat judiciaire, une audience sur le fond concernant une petite dizaine d’étrangers détenus arbitrairement fut fixée devant le tribunal de grande instance (TGI) de Paris le 26 février 1992. La condamnation ne faisant aucun doute, Philippe Marchand (le ministre de l’époque) introduisit dans la précipitation – sans même en informer le ministre de la Justice – un amendement au projet de loi réformant la « double peine », afin de créer une « zone de transit ». Après une âpre bataille politique au sein de la gauche gouvernementale et parlementaire, cet amendement fut cependant censuré par le Conseil constitutionnel la veille de l’audience au TGI de Paris [3]. Par jugement du 25 mars 1992, l’État fut condamné pour voie de fait [4].
D’une ZAPI à l’autre
4C’est finalement la loi n° 92-625 du 6 juillet 1992 qui créa le fameux article 35 quater de l’ordonnance de 1945, légalisant les zones d’attente et confiant enfin au juge judiciaire le contrôle de la privation de liberté des étrangers maintenus dans ces zones [5]. Ainsi, un décret vint créer la première « zone d’attente des personnes en instance » (dite ZAPI 1), dans deux étages de l’hôtel Ibis de Roissy (anciennement Arcade) réquisitionnés par le ministère de l’Intérieur. La ZAPI 2 fut créée en juillet 2000 dans une partie du centre de rétention du Mesnil-Amelot (77) pour pallier la « saturation » de la ZAPI 1.
5Dès lors, le ministère de l’Intérieur ne cessa de vouloir éviter le contrôle du juge sur les zones d’attente, que ce soit par la création de « cellules de police » situées dans les différents terminaux de l’aéroport [6], les consignations à bord de bateaux [7] ou encore la création de zones a posteriori [8]. Il fallait en effet éviter que des juges ne viennent constater par eux-mêmes cette « horreur de notre République » selon l’expression du député socialiste Louis Mermaz [9]. De fait, les magistrats hésitèrent à exercer un contrôle véritable sur les ZAPI [10] – sauf à rappeler un transport qui émut la hiérarchie de la PAF [11] ou la tenue d’audiences dans la salle des pas perdus du TGI de Bobigny.
6C’est en 2001 que fut créée la ZAPI 3 à Roissy, dans la zone de fret se trouvant à proximité immédiate des pistes de l’aérogare n° 2. « Dès l’origine, noteront plus tard les auteurs d’un rapport commandé par Christiane Taubira, le ministère de l’Intérieur envisageait l’aménagement d’un équipement spécifique sur l’emprise de la ZAPI 3 afin d’y tenir des audiences pour le traitement du contentieux judiciaire concernant les étrangers dont l’entrée en France est refusée. » [12] Mais, lorsque les premiers travaux de construction d’une salle d’audience furent annoncés, les magistrats du siège du TGI de Bobigny votèrent à l’unanimité, en assemblée générale, une motion affirmant solennellement leur refus de siéger dans une telle salle. Cette motion fut relayée par le premier président de la cour d’appel de Paris qui, dans son discours de rentrée du 15 janvier 2002, affirma le caractère impératif du maintien des audiences dans les locaux naturels du palais de justice. Le barreau ainsi que le monde syndical et associatif réagirent à l’unisson [13]. Un premier round politique fut ainsi gagné : la salle n’ouvrit pas.
7Un deuxième round, judiciaire cette fois, porta sur l’application de l’article L. 552-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) prévoyant la tenue d’audiences du juge des libertés et de la détention (JLD) dans une salle située « à proximité immédiate » du centre de rétention administrative, en l’espèce situé dans les Bouches-du-Rhône. Par trois arrêts du 16 avril 2008, la première chambre civile de la Cour de cassation affirma que cette notion était « exclusive d’un emplacement dans l’enceinte même du centre » [14]. Tirant les conséquences de ces arrêts, la ministre de la Justice indiqua à son collègue de la place Beauvau que l’équipement prévu à la ZAPI 3 ne répondait pas aux exigences légales et jurisprudentielles, de sorte qu’il convenait d’aménager un accès public, clairement signalé, respectant le principe de la publicité des débats.
8Un troisième round intervint trois ans plus tard, devant le Conseil constitutionnel qui, par une décision du 10 mars 2011, affirma que « les centres de rétention administrative sont des lieux de privation de liberté destinés à recevoir les étrangers qui n’ont pas le droit de séjourner sur le territoire français dans l’attente de leur retour, volontaire ou forcé, dans leur pays d’origine ou un pays tiers ; que ces centres sont fermés au public ; que, dès lors, en prévoyant que la salle d’audience dans laquelle siège le JLD peut être située au “sein” de ces centres, le législateur a adopté une mesure qui est manifestement inappropriée à la nécessité, qu’il a rappelée, de “statuer publiquement” » [15]. Nouvelle victoire juridique. Quoique ! Une nouvelle fois, la délocalisation de l’audience hors du palais de justice ne semblait pas elle-même poser problème…
9C’est alors que le ministère de l’Intérieur lança une nouvelle offensive en décidant de construire une deuxième salle d’audience attenante à la première (elle-même située dans la ZAPI de Roissy) et devant ouvrir en même temps que l’annexe du TGI de Meaux dans le centre de rétention du Mesnil-Amelot. Nouveau round politique : tribune dans la presse [16], lettre ouverte au garde des Sceaux [17], conférence de presse dans un bus pour Roissy [18], soutien public de parlementaires [19], réaction de la Commission nationale consultative des droits de l’homme [20], intervention du commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe [21]… Et nouvelle victoire. Quoique ! Si la Chancellerie n’autorisa pas l’ouverture de l’annexe du TGI de Bobigny à Roissy [22], celle du TGI de Meaux fut mise en service au Mesnil-Amelot [23].
10Christiane Taubira, alors garde des Sceaux, confia à Jacqueline de Guillenchmidt, ancien membre du Conseil constitutionnel, et Bernard Bacou, premier président honoraire de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, une mission ayant pour objet « d’apprécier si cette annexe judiciaire construite à Roissy est conforme aux exigences européennes et nationales de respect des droits de la défense et du droit à un procès équitable ». Le rapport fut rendu public le 17 décembre 2013 [24]. Pour ses auteurs, l’ouverture de l’annexe était conditionnée par la mise en œuvre préalable d’un certain nombre de mesures : déplacement de clôtures, amélioration de la signalisation extérieure tant sur la voie publique que sur la zone aéroportuaire, murage de la porte communicante entre la ZAPI et la salle d’attente réservée aux étrangers, amélioration de l’itinéraire d’accès, substitution à la PAF d’un autre service public de sécurité pour les fonctions d’accueil au sein des locaux judiciaires, de contrôle de l’entrée et de surveillance de l’audience. Cinquième round : gagné. Quoique ! Ce rapport ne s’attachait à nouveau qu’aux questions d’organisation matérielle et non aux principes.
Une « humanité » si commode
11Logiquement, la Chancellerie pressa ainsi la hiérarchie du TGI de Bobigny de mettre l’annexe en conformité avec les préconisations du rapport Guillenchmidt-Bacou. Les JLD, les greffiers et le bâtonnier de l’ordre des avocats de Bobigny furent ensuite travaillés au corps pour que soient organisées des audiences tests. Le nouveau président du TGI, Renaud Le Breton de Vannoise, brandit alors un argument imparable : l’humanité. Les étrangers n’étant pas dignement accueillis au palais de justice, par manque de place, il était donc plus humain de ne plus les y accueillir du tout !
12Cette fois, seuls les avocats du barreau de Bobigny, certes soutenus par le monde associatif et syndical, refusèrent de se prêter à ce jeu. C’est ainsi qu’une nouvelle mobilisation vit le jour [25], qui amena le Défenseur des droits à s’autosaisir et à rendre le 6 octobre 2017 un avis particulièrement argumenté et sévère sur l’ouverture de l’annexe de Roissy [26]. Cet avis revient sur tous les problèmes juridiques posés par cette annexe : conditions d’application des garanties processuelles issues du droit européen (droit à une juridiction indépendante et impartiale, publicité des débats, droits de la défense), maintien de l’étranger à disposition de la justice lors de l’audience sous le contrôle du procureur de la République, conséquences de l’extension légale de la zone d’attente à la salle d’audience, prise en charge des mineurs non accompagnés. Il a reçu le soutien de Nils Muiznieks, commissaire européen aux droits de l’homme. Sixième round : gagné ! Pensait-on… Car, à ce jour, ni la Chancellerie ni le ministère de l’Intérieur n’ont donné suite aux recommandations du Défenseur des droits et, le 26 octobre 2017, l’annexe du TGI de Bobigny sur le tarmac de Roissy a été officiellement ouverte.
13Mais revenons un instant sur les éléments de langage, repris par la nouvelle garde des Sceaux sur France Inter le 17 octobre 2017 [27], mettant en avant une exigence d’humanité. De quelle humanité s’agit-il ? Celle, pour les personnes concernées, de ne plus être transportées entre Roissy et Bobigny avec enfants et bagages, confinées dans un car ? Celle de ne plus traverser la salle des pas perdus du TGI de Bobigny en file indienne entourées par des policiers de la PAF ? Celle de ne plus être parquées pendant des heures dans une salle d’attente exiguë et aveugle ? Tout cela constituait en effet un traitement inhumain, qui devait cesser. Mais ce sont les ministères de l’Intérieur et de la Justice eux-mêmes qui ont instauré et laissé perdurer ce traitement, alors qu’avec les mêmes moyens que ceux affectés à la construction de l’annexe de Roissy, ils pouvaient l’humaniser à chaque étape. On crée donc une situation inhumaine et on vient ensuite invoquer l’humanité pour créer un monstre judiciaire : cela s’appelle de l’escroquerie.
14Demain, de la même manière, on pourra donc déplorer des conditions de garde à vue tellement dégradantes, des transports entre les commissariats et les palais de justice tellement intolérables et des conditions d’attente dans les « dépôts » (que l’on nomme encore parfois « souricières ») tellement insupportables que l’on décidera, sous prétexte d’humanité, de délocaliser les audiences de comparution immédiate dans les commissariats (ou juste à côté) et de les faire tenir par un seul juge (il faudra bien réduire les coûts) ou, mieux, de tenir ces audiences en visioconférence, le juge étant dans son palais et le prévenu comparaissant face caméra dans son box préfabriqué en bordure de commissariat. On ne sait si la défense devra s’asseoir sur les genoux du juge ou sur ceux du prévenu pour ne pas être hors champ…
15Vive la justice humaine, uberisée et skypée !
Notes
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[1]
De l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France.
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[2]
Une procédure d’urgence pour mettre fin à une atteinte grave à la liberté individuelle.
- [3]
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[4]
Marie-Laure Colson, « Zones de transit : l’État condamné à payer des dommages et intérêts », Libération, 26 mars 1992 ; François Julien-Laferrière, Frontières du droit, frontières des droits. L’introuvable statut de la « zone internationale », Paris, L’Harmattan/Anafé, 1993 ; Cour européenne des droits de l’homme, Amuur c. France, requête n° 19776/92.
-
[5]
Cet article, dont la rédaction est très proche de celle de l’amendement Marchand, n’a pas été soumis au Conseil constitutionnel…
- [6]
-
[7]
Dominique Simonnot, « Un Tanzanien refoulé contre l’avis de la justice. Un demandeur d’asile a été consigné de force à bord d’un bateau en rade de Brest », Libération, 13 juillet 1995.
-
[8]
Stéphane Maugendre, « Les Kurdes au casse-pipe », Libération, 2 mars 2001.
-
[9]
Charlotte Rotman, « L’horreur de notre République », Libération, 15 novembre 2000.
-
[10]
Stéphane Julinet, « Dans les zones d’attente : atteinte aux libertés et inefficacité », Plein Droit, n° 44, décembre 1999.
-
[11]
Jean-Claude Bouvier et Isabelle Liauzu, « Un transport à Roissy : des audiences au pied des passerelles », Justice, n° 171, juin 2002.
-
[12]
Cf. infra.
-
[13]
Cf. notamment LDH, SM, SAF, GISTI, CIMADE, ANAFE, ELENA et ADDE, « La délocalisation des audiences concernant les étrangers et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », 10 juin 2005 : http://www2.anafe.org/download/delocalisation/arg-delocalisation.pdf
- [14]
- [15]
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[16]
Stéphane Maugendre, « Défendre et juger sur le tarmac », Libération, 5 juin 2013.
- [17]
-
[18]
« Bras de fer avant l’ouverture des audiences pour étrangers », Le Parisien (Val d’Oise), 18 septembre 2013.
- [19]
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[20]
Interview de Christine Lazerges par Sonya Faure, Libération, 13 octobre 2013.
- [21]
-
[22]
Franck Johannès, « Christiane Taubira gèle l’ouverture du tribunal des étrangers à Roissy », Le Monde, 18 décembre 2013.
-
[23]
Sylvain Mouillard, « Ouverture du “tribunal d’exception” pour sans-papiers », Libération, 14 octobre 2013 ; http://libertes.blog.lemonde.fr/2013/10/15/le-tribunal-et-le-centre-de-retention-du-mesnil-amelot/
- [24]
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