Couverture de RSC_1003

Article de revue

Infractions relevant du droit de l’information et de la communication

Pages 635 à 644

1. Délits de presse commis par voie électronique. Responsabilité pénale du producteur de services en ligne (blogs et forums de discussion)(Crim. 16 février 2010, 2 arrêts, n° 08-86.301 et 09-81.064, publiés au Bulletin ; D. 2010. 1653, chron. E. Degorce, et 2206, note E. Dreyer ; AJ pénal 2010. 285, obs. G. Royer ; Dr. pénal 2010, comm. n° 80, note M. Véron ; JCP 2010, n° 873, note J. Huet ; Légipresse n° 272, mai 2010, III, note B. Ader, et n° 274, juillet 2010, III, note A. Fourlon)

1 La détermination du responsable pénal en cas de diffusion de messages illicites sur internet figure parmi les questions juridiques les plus délicates que soulève ce moyen de communication de masse. En droit de la presse, il s'agit d'une question classique, que l'article 42 de la loi du 29 juillet 1881 concernant la presse écrite règle d'une manière originale par l'admission d'un système de responsabilité dite « en cascade ». En outre, certaines adaptations ont été prévues par l'article 93-3 de la loi modifiée du 29 juillet 1982, s'agissant de la radio et de la télévision, en raison des particularités de ces modes de communication audiovisuelle ; ainsi les poursuites dirigées contre le directeur de publication (ou le co-directeur) en qualité d'auteur principal sont-elles subordonnées à la condition que « le message incriminé ait fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public ». En effet, dans une telle situation, particulièrement lorsqu'il s'agit d'une émission de radio ou de télévision réalisée « en différé », le directeur de publication a la possibilité d'exercer un contrôle effectif sur les messages pré-enregistrés et d'éviter leur diffusion, notamment quand ils revêtent un caractère diffamatoire. Par suite, il est compréhensible de le mettre en cause en première ligne dans la chaîne des responsabilités — donc comme auteur principal du délit — et de poursuivre l'auteur intellectuel de ces messages comme complice (V. pour une application Crim. 29 oct. 1991, Bull. crim., n° 387 ; Gaz. Pal. 1994, 1, 321, note F. Fiechter-Boulvard : diffamation par juxtaposition d'images diffusées au cours d'une émission de télévision « en différé »). En revanche, un tel contrôle devient plus aléatoire si l'émission a lieu « en direct ». Il est alors naturel que l'auteur des messages soit poursuivi comme auteur principal et que le directeur de publication le soit, le cas échéant, comme complice en vertu du droit commun (art. 93-3, dernier al. — V. pour une étude d'ensemble M. Véron, La responsabilité pénale du directeur de publication. Infractions de presse et infractions par voie de presse, Dr. pénal 1996, chron. 5). Ce n'est qu'à défaut de pouvoir mettre en jeu la responsabilité pénale du directeur de publication que l'auteur de ces messages sera poursuivi comme auteur principal ; et le texte ajoute : « à défaut de l'auteur, le producteur sera poursuivi comme auteur principal ».

2 Avec le développement des communications électroniques la question se posait de savoir si de telles solutions, propres au droit de la presse et de la communication audiovisuelle, étaient transposables aux services en ligne. Elles ont d'abord été appliquées à la télématique dans l'affaire 36 15 Renouveau (Crim. 8 déc. 1998, Bull. crim., n° 335 ; JCP 1999. II. 10135, note J.-Y. Lassalle ; Gaz. Pal. 1999. 2. Somm. 583, note A. Cousin ; cette Revue 1999. 607, et nos obs.). Celle-ci concernait divers délits de presse prévus par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 et commis via le Minitel au sein d'un groupe de discussion. La Chambre criminelle, au visa de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, avait retenu la responsabilité pénale du créateur du site de messageries litigieux en sa qualité de producteur. Elle avait en effet considéré que l'intéressé ne pouvait s'exonérer en prouvant qu'il n'avait pu empêcher l'utilisation de ce site à des fins illicites. Une responsabilité pénale de plein droit avait ainsi été admise à l'encontre du producteur au motif qu'il avait pris « l'initiative » de la création d'un tel site et qu'en cette qualité « (il ne pouvait) opposer un défaut de surveillance des messages incriminés ». Certes, cette solution sévère n'était pas à l'abri de critiques (V. les notes et obs. préc.). Il n'en demeure pas moins qu'elle se trouve confirmée par les arrêts commentés qui sont tous deux des arrêts de cassation (comme l'arrêt Renouveau), ce qui en souligne l'importance. Par ailleurs, ceux-ci témoignent de la volonté de la Haute juridiction de combattre toute tentative visant à contourner le mécanisme de responsabilité mis en place par le législateur.

I

3Notons d'abord que la solution retenue est sans surprise. Elle consiste en effet à étendre à des sites internet d'échange (blogs et forums de discussion) la solution précédemment admise dans le domaine de la télématique. Une telle extension s'imposait, ne serait-ce qu'en raison de la modification opérée par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique. Initialement, l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 (mod. L. 13 déc. 1995) visait les cas où une infraction de presse était commise par un moyen de « communication audiovisuelle », et la Cour de cassation avait considéré non seulement que la télématique entrait dans le champ de ce type de communication (Crim. 17 nov. 1992, Bull. crim. n° 388, arrêt Roncin rendu dans l'affaire dite du Minitel rose ; 8 déc. 1998, préc.), mais que tel était également le cas d'internet (Crim. 6 mai 2003, Bull. crim. n° 94, D. 2003. 2192, note E. Dreyer, CCE 2003, comm. 89, note A. Lepage, Légipresse n° 202, juin 2003, III. 99, note Rojinsky — V. aussi note A. Lepage, in CCE 2010, comm. n° 6 concernant la responsabilité pénale du directeur de la publication sur internet), ce qui pouvait apparaître quelque peu artificiel (V. nos obs. in cette Revue 2004. 129 — Adde : F. Balle, Médias et sociétés, Montchrestien, 14e éd., 2009, spéc. n° 524 s., p. 555 s., l'auteur s'interrogeant sur le point de savoir à quel secteur des médias appartiennent internet et ses groupes de discussion). Quoiqu'il en soit, le législateur a mis fin à toute ambiguïté puisque l'article 93-3 vise désormais, de manière plus large qu'auparavant, les infractions de presse commises par un moyen de « communication au public par voie électronique ».

4Or tel était bien le cas dans les deux espèces envisagées. Dans la première, un internaute avait mis en cause un député maire dans un texte diffamatoire publié sur le blog du site internet d'une association de défense. Dans la seconde, trois textes injurieux avaient été successivement diffusés sur un forum de discussion du site internet exploité par une société de production dirigée par le présentateur du « vrai journal » de Canal +... Dans l'un et l'autre cas la responsabilité pénale dont il était question n'était pas celle des internautes ayant rédigé les messages litigieux, mais bien celle des exploitants des sites ayant accueilli ces messages et assuré leur diffusion en temps réel. Plus précisément, la question était de savoir en quelle qualité la responsabilité de ces derniers pouvait être engagée : en tant que directeur de publication ou en tant que producteur ?

5 Admettre la première solution comme étant juridiquement la seule possible, ainsi que l'avaient fait les arrêts attaqués, eût conduit la Cour de cassation à un revirement de jurisprudence. Elle ne l'a pas voulu. Bien plus, elle a considéré que dès l'instant où l'exploitant avait la qualité de producteur, toute échappatoire lui était interdite. C'est particulièrement net dans le premier arrêt (pourvoi n° 09-81.064) : ni le fait que l'exploitant n'ait pas eu la maîtrise éditoriale du site, ni par conséquent le fait qu'il n'y ait eu aucune fixation préalable des messages déposés par les blogueurs sur ce site avant leur communication au public, ni le défaut de modération a priori de ces messages, ni l'absence de preuve de la connaissance par l'exploitant du contenu diffamatoire de l'un d'eux, ni encore le fait qu'aucune poursuite pénale n'ait été engagée contre le blogueur lui-même, que celui-ci ait été ou non été identifié, ne sont de nature à exonérer le responsable du site. La cour d'appel avait cru pouvoir déduire de ces circonstances que la responsabilité pénale de l'exploitant, pris en qualité de directeur de publication, devait être écartée. Mais la chambre criminelle s'est placée sur un autre terrain : celui de la responsabilité, non pas en tant que directeur de publication, mais en qualité de producteur d'un service, qu'elle définit comme la personne « ayant pris l'initiative de créer un service de communication au public par voie électronique en vue d'échanger des opinions sur des thèmes définis à l'avance ». Le même raisonnement est suivi dans le second arrêt (pourvoi n° 08-86.301). La décision attaquée s'était fondée sur le fait que les messages mis en ligne n'avaient fait l'objet d'aucune fixation préalable avant d'être diffusés. Elle avait également souligné que les auteurs de ces messages « ou l'éventuel producteur » n'avaient pas été identifiés. Quant à la partie civile, elle avait fait valoir, tant dans sa plainte que dans son pourvoi, que les messages injurieux à son égard avaient figuré durant plusieurs jours sur le site internet du mis en examen, ce qui impliquait nécessairement, selon elle, une fixation de ces messages antérieurement à leur diffusion. C'est donc la seule qualité de directeur de publication qui avait été prise en compte, tant par l'arrêt de non-lieu que par le pourvoi de la partie civile. La Chambre criminelle, ici encore, a contesté cette analyse et s'est placée sur un autre terrain : celui de la responsabilité de l'exploitant en qualité de producteur. Elle a cassé la décision attaquée au motif qu'il incombait à la cour d'appel de rechercher si le directeur de publication n'avait pas également la qualité de producteur au sens de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982. C'est dire que les deux qualités, loin d'être exclusives l'une de l'autre, peuvent être cumulatives. C'est dire aussi que l'exploitant d'un blog ou d'un forum de discussion ne saurait échapper au risque pénal lié à la diffusion des messages sur internet en s'attribuant le titre de directeur de publication (V. en ce sens, G. Royer, note préc., soulignant par ailleurs la « sévérité réitérée » de la Chambre criminelle).

6Cette sévérité à l'égard du producteur apparaît cohérente aux yeux d'un commentateur (E. Degorce, chron. préc.). En effet, selon lui, la personne qui crée un blog ou un forum de discussion « accepte d'assumer une obligation générale de surveillance » ; aussi est-il naturel que sa responsabilité soit engagée en cas de manquement à cette obligation « chaque fois qu'un message communiqué au public cause un dommage à un tiers » (V. déjà dans le même sens : Paris, 11e ch., sect. B, 10 mars 2005, CCE 2005, comm. n° 177, note A. Lepage, l'arrêt considérant qu'il incombait au gestionnaire d'un forum de discussion non modéré de contrôler le contenu des messages enregistrés par les internautes — Adde : Versailles, 8e ch., 26 avr. 2007, considérant qu'il appartenait au directeur de publication d'un site municipal de « vérifier le contenu des messages et des textes diffusés » ; solution confirmée par Crim. 26 mars 2008, n° 07-83.672, non publié au Bulletin), de même qu'il est compréhensible que la Chambre criminelle ait réitéré la formulation déjà contenue dans son arrêt Renouveau du 8 décembre 1998 : le producteur est responsable « sans pouvoir opposer un défaut de surveillance du message incriminé » dès lors qu'il a pris l'initiative de créer un blog ou un forum de discussion et déterminé par avance les thèmes sur lesquels les internautes sont invités à s'exprimer ainsi que les règles à respecter pour y participer. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une responsabilité pénale « de plein droit » fondée, en réalité, sur l'existence d'une véritable obligation de résultat, cette responsabilité étant encourue par le fait même qu'un dommage est résulté de la communication au public de messages en temps réel. Or c'est précisément le caractère automatique d'une telle responsabilité qui fait difficulté et suscite le doute sur la pertinence du système mis en place par le législateur (L. 29 juill. 1982 mod., art. 93-3, préc.) et d'où découle cette jurisprudence (V. égal. infra l'analyse de l'un des commentateurs de ces décisions, E. Dreyer, note préc. au D. 2010. 2206, cet auteur insistant sur la différence de situations selon que le forum de discussion ou le blog fait ou non l'objet d'une modération).

II

7Il a déjà été souligné (V. cette Revue 1999. 607, obs. préc.) que la solution retenue revient à assimiler le producteur d'un service à un producteur de contenu. Or le premier, à la différence du second, ne crée pas l'information ni n'en détermine le contenu ; il n'en a donc pas la maîtrise. Dès lors, sa responsabilité pénale est engagée plus en raison du risque créé que de la faute commise. Il est donc permis de s'interroger une nouvelle fois sur la pertinence d'un système qui conduit à admettre une responsabilité — celle du producteur — dont, certes, le principe n'est pas condamnable, mais dont le caractère automatique ne paraît pas en accord avec les principes fondamentaux du droit pénal. Il est aussi permis de se demander, pour le cas où une question prioritaire de constitutionnalité serait posée à l'occasion de poursuites pénales fondées sur l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, si le mécanisme prévu par ce texte ne devrait pas être remis en cause.

8 Sur le premier point — la conformité du système aux principes du droit pénal français et européen — l'admission d'une responsabilité « en cascade » descendant jusqu'au producteur pris « ès qualité » semble à première vue contraire, non seulement au principe de responsabilité pénale personnelle consacré en France par l'article 121-1 du code pénal, mais également au droit à la présomption d'innocence, lequel figure parmi les garanties du procès équitable au sens de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et de l'article préliminaire du code de procédure pénale français. La question a évidemment été posée en jurisprudence à propos de la responsabilité éditoriale, que ce soit dans le domaine de la presse écrite (L. 29 juill. 1881, art. 42 : V. not. Crim. 16 juill. 1992, Bull. crim. n° 273 ; 16 mars 1993, ibid., n° 115, D. 1994. Somm. 156, obs. G. Roujou de Boubée ; 23 févr. 2000, Dr. Pénal 2000, comm. 85, note M. Véron, cette Revue 611, 639 et 815, et les obs.) ou dans celui de la communication audiovisuelle (L. 29 juill. 1982, art. 93-3 : V. CEDH 30 mars 2004, Radio-France c. France, Rec. CEDH 2004-II). Elle a toujours été résolue dans un sens favorable à la présomption de culpabilité découlant de la loi, même si, pour sa part, la jurisprudence strasbourgeoise exige qu'elle se situe « dans des limites raisonnables » (CEDH 7 oct. 1988, Salabiaku c. France, A-141 A § 28 ; cette Revue 1989. 167, obs. L.-E. Pettiti et F. Teitgen ; Journ. Dr. Int. 1989. 829, obs. P. Rolland et P. Tavernier), condition qu'elle considère comme remplie dès lors que les propos litigieux ont fait l'objet d'une fixation préalable à leur communication au public et que le but poursuivi par l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 est de prévenir efficacement la diffusion de ces propos en obligeant le directeur de publication à exercer un contrôle a priori de leur contenu (CEDH 30 mars 2004, préc., § 24. — V. J.-F. Renucci, Traité de droit européen des droits de l'homme, LGDJ 2007, n° 356, p. 460, pour qui ces limites se justifient par la nécessité « de ne pas vider la présomption d'innocence de sa substance »). Mais qu'en sera-t-il s'agissant par exemple de l'exploitant d'un forum de discussion déclaré pénalement responsable ès qualité de producteur si la question est posée aux juges européens ? Car, qu'il y ait eu ou non fixation préalable du message posté, la responsabilité pénale du prévenu est engagée par le seul fait de la mise en ligne de ce message, sans possibilité d'exonération selon la jurisprudence Renouveau et les arrêts commentés. Si l'organisateur d'un blog ou d'un forum de discussion invoque des difficultés techniques et le coût financier du contrôle, il lui sera rétorqué que, hormis les cas de force majeure — fort improbables en fait —, aucune échappatoire ne lui est offerte en raison de l'automaticité du mécanisme légal. Les « limites raisonnables » requises par la jurisprudence européenne pourraient alors être considérées comme dépassées. Certes, il serait tentant de distinguer selon que le site d'échanges fait l'objet ou non d'une modération a priori des commentaires, pour admettre dans le premier cas une responsabilité automatique du gestionnaire du site, et conclure dans le second à l'absence de poursuites. Mais, outre le fait qu'il serait moralement « choquant » et juridiquement « inacceptable » (E. Dreyer, Responsabilité civile et pénale des médias. Presse, télévision, internet, Litec, 2e éd. 2008, n° 811, p. 377 et 378, et note préc. D. 2010. 2206) d'établir une telle différence de traitement — que d'ailleurs la loi ne fait pas s'agissant du producteur —, cette distinction ne peut conduire qu'à une « impasse » (N. Bonnal, « Le déroulement des poursuites », in Traité de droit de la presse et des médias, dir. B. Beignier, B. de Lamy et E. Dreyer, Litec 2009, n° 1120, p. 646). C'est précisément pour en sortir que la jurisprudence adopte la position de fermeté qui est la sienne.

9Qu'une telle position présente l'avantage de responsabiliser les créateurs de sites et de les inciter, par la menace d'une responsabilité automatique, à procéder à une modération a priori des messages déposés par les internautes est une chose, qui s'explique par la volonté de prévenir les abus et de réguler un secteur où toutes les dérives sont possibles (V. en ce sens la Recommandation du Forum des droits sur l'internet (FDI) rendue publique le 8 juillet 2003 : « Quelle responsabilité pour les organisateurs de forums de discussion sur le web ? », www.foruminternet.org, ainsi que Ch. Féral-Schuhl, Cyberdroit. Le droit à l'épreuve de l'internet, Dalloz, 5e éd., 2008, n° 123.13, p. 785 et 786, pour une analyse de cette recommandation au regard de la nature de l'intervention du modérateur — Adde : N. Mallet-Poujol, La liberté d'expression sur internet : aspects de droit interne, D. 2007. 591 s., spéc. 597 s.). Qu'elle revienne à consacrer une responsabilité reposant sur une obligation de garantie en est une autre, d'autant moins acceptable juridiquement qu'elle concerne la matière pénale et que, s'agissant de délits de presse, elle est « manifestement contraire à l'esprit du système » de responsabilité en cascade (E. Dreyer, op. cit., n° 813, p. 379, cet auteur optant néanmoins in fine pour une analyse plus nuancée qui fait reposer la responsabilité de l'animateur du site sur une obligation de vérification et une simple présomption de faute).

10Il est en outre permis de s'interroger sur un second point, sachant que la présomption d'innocence est un principe à valeur constitutionnelle (Déclaration de 1789, art. 9) et que le dispositif légal ici envisagé est susceptible de lui porter atteinte. Le Conseil constitutionnel pourrait en effet avoir à répondre dans un proche avenir à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) si celle-ci était soulevée par un justiciable à l'occasion de poursuites pénales fondées sur l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 et dirigées contre le gestionnaire d'un site pris ès qualité de producteur. Il a d'ailleurs été récemment interrogé sur la conformité à la Constitution de la présomption de culpabilité établie par la loi dite « Création et Internet » du 12 juin 2009 (« HADOPI 1») à l'encontre des abonnés soupçonnés d'actes de piratage (système dit de la « riposte graduée » au téléchargement illégal). Les auteurs de la saisine avaient estimé que ce dispositif revenait à instituer une présomption irréfragable de culpabilité à l'encontre de l'abonné et en avaient déduit qu'une atteinte caractérisée avait été portée par le législateur aux droits de la défense. Or on sait que le Conseil leur a donné raison, les conditions auxquelles la validité du texte était subordonnée — caractère réfragable de la présomption, respect des droits de la défense, faits induisant raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité — ne lui ayant pas semblé réunies (Cons. const. 10 juin 2009, déc. n° 2009-580, JO du 13 juin 2009 — V. cette Revue 2009, p. 609 et s., pour une analyse de la décision et les références jurisprudentielles et doctrinales). Mutatis mutandis il pourrait-être conduit, s'agissant cette fois du contrôle a posteriori de la loi déférée, à se prononcer dans le même sens en ce qui concerne l'article 93-3 de la loi modifiée du 29 juillet 1982. Certes, cela supposerait que le requérant ait réussi à franchir un premier stade, celui du filtre qu'assure la Cour de cassation. Mais, outre le fait que la question mériterait d'être posée en raison de l'importance de l'enjeu, il semble bien que les conditions fixées par la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l'article 61-1, nouveau, de la Constitution soient remplies (V. infra le n° 2 de la présente chronique).

11Il est vrai que, quand bien même une censure du texte interviendrait, une solution de repli existe, qui permettrait à l'avenir d'engager, le cas échéant, la responsabilité des gestionnaires de blogs et de forums de discussion sur un fondement textuel différent, mieux adapté juridiquement que le précédent. En effet, il résulte de l'article 27 de la loi précitée du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, que la responsabilité encourue par le directeur de publication d'un site peut être engagée à raison du contenu de certains messages postés par des internautes « dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel ». Cette disposition vise selon toute vraisemblance les diverses formes de contributions, qu'il s'agisse des commentaires postés sur un blog ou des messages diffusés via un forum de discussion (V. étude N. Bonnal et notes J. Huet et A. Fourlon, préc.). Elle a pour principale caractéristique d'aligner, au moins dans ses grandes lignes, la responsabilité de l'animateur du site sur le régime applicable à l'hébergeur tel qu'il est établi par la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l'économie numérique (art. 6 I). Par suite, la mise en cause du directeur de publication en qualité de producteur d'un blog ou d'un forum de discussion ne saurait être retenue qu'à la condition d'établir qu'il avait connaissance du message litigieux avant sa mise en ligne, ou qu'en ayant été informé ultérieurement il n'a pas agi promptement pour le retirer. Une telle disposition, même si elle limite les possibilités de répression et ne permet pas d'éviter toute dérive de la part des gestionnaires de sites internet, a au moins le mérite de respecter à la fois l'esprit du système de responsabilité en cascade et les principes fondamentaux du droit pénal. Toutefois, un auteur (E. Dreyer, note préc.), exprime son scepticisme relativement à l'immunité qui pourrait être ainsi conférée aux responsables éditoriaux. Concentrant ses critiques sur l'article 93-3 lui-même, il en souhaite la réécriture et propose que la non-modération a priori soit incriminée en tant que telle. À l'inverse, un autre commentateur (J. Huet, note préc.) estime que cette jurisprudence, qui va selon lui « à contre-courant », est « discutable », voire « injuste ». Car loin d'inciter à la création d'espaces contributifs sur le web, donc à contribuer au développement d'internet et au renforcement de la liberté d'expression, elle condamne à la disparition les sites non modérés sur lesquels l'affichage des contributions postées est immédiat et non pas différé après contrôle (exemple cité : Wikipedia). Quoiqu'il en soit, le débat reste ouvert, et il est permis de s'interroger sur le point de savoir si cette jurisprudence empreinte de sévérité perdurera en dépit des évolutions législatives récentes (V. sur cette interrogation J. Huet, note préc.).

Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) en matière d'infractions de presse (délits d'apologie de crimes de guerre, de contestation de l'existence de crimes contre l'humanité, et de diffamation)(Crim. 2 et 19 mars 2010, n° 09-81.238 et 09-81.027, publiés au Bulletin ; AJ pénal 2010. 199, obs. J.-B. Perrier ; Dr. pénal 2010, comm. 64, note A. Maron et M. Haas ; Légipresse n° 272, mai 2010, III, note B. Ader — Crim. 7 mai 2010, n° 09-80.774, publié au Bulletin ; CCE 2010. comm. 75, note A. Lepage ; JCP 2010. 1258. 5, obs. B. de Lamy ; D. 2010. 1286 — Crim. 31 mai 2010, n° 09-87.578, publié au Bulletin ; CCE 2010. comm. 90, note A. Lepage ; JCP 2010. 1258. 3, obs. B. de Lamy ; D. 2010. 1486)

12 On sait que la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 a institué un contrôle de constitutionnalité a posteriori en droit français (Const., art. 61-1 relatif aux cas où dans un procès « il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ») et que la loi organique du 10 décembre 2009 est venue préciser les conditions d'application de ce texte (Adde, Cons. const. 3 déc. 2009, déc. n° 2009-595-DC, AJDA 2009. 2318 ; ibid. 2010. 80, étude A. Roblot-Troizier ; ibid. 88, étude M. Verpeaux ; RFDA 2010. 1, étude B. Genevois ; Constitutions 2010. 229, obs. A. Levade ; Rev. science crim. 2010. 201, obs. B. de Lamy ; RTD civ. 2010. 66, obs. P. Puig ; ibid. 517, obs. P. Puig ; JO du 11 déc. 2009, p. 21381 — V. B. de Lamy, chronique de droit pénal constitutionnel, cette Revue 2010. 201 s.). Le mécanisme de contrôle, applicable à partir du 1er mars 2010, comporte trois phases distinctes mais liées entre elles comme le sont les éléments d'une fusée à trois étages. Dans un premier temps, la pertinence de l'argument d'inconstitutionnalité invoqué par un justiciable qui conteste une loi à l'occasion d'une instance en cours est appréciée par les juridictions du fond et celles-ci décident — ou non — de transmettre la question à la Cour de cassation ou au Conseil d'État (selon la nature du litige), sans délai et par une décision motivée ; il s'agit donc d'un premier filtrage. Dans un deuxième temps, la Haute juridiction saisie vérifie, comme les juges du fond, à la fois que la disposition critiquée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites (en matière pénale), qu'elle n'a pas été déclarée conforme à la Constitution dans une précédente décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances, et qu'elle présente un caractère « sérieux » ou — exigence spécifique — que la question n'est pas « nouvelle » ; il s'agit donc d'un second filtrage. Enfin, le cas échéant, et dans un troisième temps, le Conseil constitutionnel se prononce sur le fond et décide de l'abrogation — ou non — du texte soumis à son contrôle.

13 C'est ainsi que dans une première décision portant sur la matière pénale (Décision n° 2010-6/7-QPC du 11 juin 2010, JO du 12 juin 2010, p. 10849 ; D. 2010. 1560 ; Le Monde du 12 juin 2010), le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) concernant l'article 7 du code électoral, ce texte étant critiqué par le requérant en raison du caractère automatique de la peine prévue pour certaines infractions (interdiction de s'inscrire sur une liste électorale et inéligibilité), et le Conseil ayant jugé qu'en dépit de la possibilité d'être relevé de cette incapacité, le texte portait atteinte au principe de l'individualisation des peines et devait pour cette raison être abrogé. Pour sa part, la Cour de cassation a déjà eu l'occasion de rendre de nombreuses décisions portant sur le droit pénal substantiel ou procédural, les unes admettant l'irrecevabilité de la question ou le non-lieu à transmettre, d'autres ordonnant le renvoi au Conseil (V. Cass. QPC, 11 esp., Dr. pénal 2010. Comm. 87, note A. Maron et M. Haas, et à titre d'exemple AJ Pénal 2010. 302, pour l'énumération des décisions rendues en matière de QPC au mois de mai dernier, notamment le 31 mai s'agissant des dispositions du code de procédure pénale relatives à la garde à vue, avec pour chacune d'elles un résumé du droit invoqué et de la motivation de la Cour, D. 2010. 1552 et 1564). S'agissant plus particulièrement des QPC relatives à la garde à vue, les réponses apportées tant par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 30 juillet 2010 que par la Cour de cassation dans ses trois arrêts du 19 octobre 2010 (de très peu postérieurs à l'arrêt Brusco c. France rendu par la CEDH le 14 octobre 2010) — décision et arrêts abondamment commentés en doctrine —, soulignent bien évidemment l'importance de la réforme constitutionnelle ainsi opérée et des bouleversements qu'elle est susceptible d'entraîner, notamment en droit pénal. Il est donc utile de faire un premier point sur les QPC concernant le droit pénal de la presse.

14 Les deux premiers arrêts, rendus dans la même affaire, et portant sur le délit d'apologie de crimes de guerre (Crim. 2 et 19 mars 2010, préc.), ne présentent pas d'intérêt à cet égard car la décision d'irrecevabilité est motivée par un motif de procédure indépendant de la question posée (instruction des pourvois close au moment du dépôt de la requête le 1er mars 2010 et non réouverte par la décision du 2 mars). Il n'en demeure pas moins que, envisagée en elle-même, la question aurait mérité d'être examinée car elle portait sur le point de savoir si le délai de 3 jours prévu par l'article 59 de la loi du 29 juillet 1881 pour former un pourvoi en cassation est conforme au droit à un recours effectif et aux droits de la défense. A ce titre il s'agissait bien d'une question « nouvelle » applicable à une instance en cours car le Conseil n'avait évidemment pas pu se prononcer sur la constitutionnalité d'un texte qui est antérieur à la création de cette institution (V. en ce sens J.-B. Perrier, obs. préc.). Plus intéressantes et significatives sont les deux autres décisions.

15 La QPC ayant donné lieu à l'arrêt précité du 7 mai 2010 portait sur le délit de contestation de l'existence d'un crime contre l'humanité.

16 On sait que la légitimité de l'incrimination prévue par l'article 24 bis de la loi de 1881 fait l'objet de vives controverses depuis que la loi Gayssot du 13 juillet 1990 l'a introduite dans notre droit, la principale difficulté ayant consisté à tracer la frontière entre la libre recherche historique et le trouble à l'ordre public (V. sur cette difficulté B. de Lamy, in Traité de droit de la presse et des médias, Litec, 2009, n° 870 s., p. 530 s. ; La liberté d'opinion et le droit pénal, LGDJ, Bibl. sc. crim. 2000, notamment n° 569, p. 369). Les arguments des défenseurs et des pourfendeurs de cette loi sont trop connus pour qu'il soit utile de les rappeler (V. cette Revue 1998. 576, et E. Dreyer, Responsabilités civile et pénale des médias. Presse, Télévision, Internet, 2e éd. Litec, 2008, n° 335 et 337, p. 167 et 169). Tout au plus convient-il de souligner que la Cour de cassation française adopte une position de fermeté à l'égard des négateurs de l'holocauste (Crim. 17 juin 1997, Bull. crim. n° 236 ; D. 1998. Jur. 50, note J.-Ph. Feldman, préc. ; cette Revue 1998. 576, nos obs. préc. : arrêt suivant lequel la « minoration outrancière du nombre des victimes de la politique d'extermination dans un camp de concentration » caractérise le délit de contestation de crimes contre l'humanité « lorsqu'elle est faite de mauvaise foi »). Il est vrai que, de manière selon nous contestable, la nature ambiguë de certains propos et le caractère prétendument « contradictoire » des énonciations des juges du fond ont aussi conduit la Haute juridiction à faire preuve d'indulgence (Crim. 23 juin 2009, Bull. crim. n° 132 ; cette Revue 2010. 170, et les obs. ; Dr. pénal 2009, comm. n° 119, note M. Véron ; AJ pénal 2009. 409, obs. G. Royer ; D. 2009. Pan. 2825, spéc. 2834, obs. Th. Garé ; Légipresse n° 269, févr. 2010, III, note E. Derieux. — Comparer Civ. 1re, 11 juin 2009, Bull. civ. I, n° 127). Quant à la Cour européenne des droits de l'homme, si elle a condamné la France à plusieurs reprises dans ce type de situations pour violation de l'article 10 de la Convention EDH, elle l'a fait que dans des espèces où étaient en cause, non pas comme dans l'affaire Garaudy c. France des écrits contestant l'existence de l'Holocauste (CEDH 24 juin 2003, req. n° 65831/01, D. 2004. 239, note D. Roets), mais de propos faisant l'apologie de crimes de guerre (CEDH, Gr. ch., 23 sept. 1998, Lehideux et Isorni c. France, D. 1999. 223, note P. Rolland, JCP 1999. II. 10119, note H. Moutouh, cette Revue 1999. 151, obs. F. Massias ; 15 janv. 2009, Orban et autres c. France, req. n° 20985/05, cette Revue 2009. 124, nos obs. et 663, obs. D. Roets, et les références).

17 Le principe de légalité criminelle et son corollaire, l'interprétation stricte, font qu'en l'état actuel des textes, la contestation ne saurait être punissable pénalement si elle concerne l'existence d'autres crimes contre l'humanité que ceux auxquels se réfère précisément cette loi, à savoir les crimes « définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire de Nuremberg annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 ». Il en résulte par exemple que la négation de crimes en rapport avec le génocide arménien de 1915, avec le génocide rwandais de 1994, voire avec les atrocités commises durant les guerres coloniales impliquant la France (Indochine et Algérie), de même que la sous-évaluation du nombre des victimes de ces crimes, échappent à la répression. Seuls sont visés par conséquent les propos ou écrits litigieux ayant une relation avec l'holocauste, c'est à dire avec des crimes contre l'humanité commis au cours de la Seconde Guerre mondiale. Encore faut-il, pour que l'infraction soit caractérisée, que ces crimes aient été commis « soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ».

18 Or c'est ce que rappelle la Cour de cassation en réponse à la question prioritaire de constitutionnalité qui lui était posée dans une affaire opposant divers auteurs et leur éditeur à plusieurs associations de déportés et résistants, de lutte contre le racisme et de défense des droits de l'homme. Elle le fait dans les termes les plus nets, estimant que cette question ne présente pas un caractère sérieux « dans la mesure où l'incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise (cette) infraction ... dont la répression, dès lors, ne porte pas atteinte aux principes constitutionnels de liberté d'expression et d'opinion ». Ce rappel est bien venu. Il aurait peut-être eu encore plus de poids s'il avait été fait par le Conseil constitutionnel lui-même. Mais que le rejet de cette QPC intervienne en l'occurrence dès le second filtrage préalable des requêtes témoigne de la détermination de la Cour de faire échec à toute tentative de remise en cause d'un texte dont l'utilité et la portée symbolique devraient demeurer, selon nous, hors de discussion.

19 La QPC sur laquelle l'arrêt précité du 31 mai 2010 a eu à statuer portait sur une autre difficulté intéressant le droit de la presse : la présomption de mauvaise foi en matière de diffamation. Cette présomption est-elle conforme aux textes à valeur constitutionnelle qui garantissent la liberté d'expression et la présomption d'innocence (respectivement art. 11 et 9 de la déclaration de 1789) ? La question a donné lieu, comme dans le cas précédent, à une décision de non lieu à transmettre. Le rejet de la requête est fondé sur le fait que la QPC posée en l'espèce n'était pas « nouvelle », selon l'appréciation de la Cour, et qu'elle ne présentait pas un caractère « sérieux ».

20 Sur le premier point — l'absence de nouveauté de la question — les Hauts magistrats considèrent que celle-ci « ne porte pas sur l'interprétation d'une disposition dont le Conseil constitutionnel n'aurait pas encore eu l'occasion de faire application ». Mais il ne faut pas se méprendre sur cette exigence, que l'on trouve fréquemment exprimée sous cette forme dans les arrêts de non-lieu à transmettre (V. par ex. Cass., Ass. plén., 19 et 31 mai 2010, n° 09-70.161, D. 2010. 1352 ; RTD civ. 2010. 810, obs. P. Thery ; 09-70.716, D. 2010. 1487 ; RTD civ. 2010. 810, obs. P. Thery, arrêts publiés au Bulletin). Il résulte en effet de la loi organique du 10 décembre 2009 et de la décision précitée du 3 décembre 2009 que, pour caractériser la nouveauté, il ne suffit pas que le Conseil n'ait jamais eu à connaître de la loi contestée. Le caractère nouveau s'apprécie au regard de la disposition constitutionnelle invoquée, ce qui implique, pour que la QPC lui soit transmise, que le Conseil n'ait encore jamais eu l'occasion d'en faire application au texte contesté. Il peut avoir précédemment connu de ce texte et vérifié sa conformité à un autre principe de valeur constitutionnelle que celui invoqué dans la QPC, comme il peut ne jamais avoir été saisi de ce texte. Mais, quelle que soit l'hypothèse envisagée, et dès lors qu'elle est saisie d'une QPC, la Cour de cassation est tenue de faire porter son appréciation sur ce point, sans toutefois avoir à se prononcer sur le fond, c'est à dire sur la conformité de la loi contestée à la Constitution. Le Conseil constitutionnel en demeure seul juge.

21 Sur le second point — le fait que la question posée ne présentait pas un caractère sérieux — la Chambre criminelle déclare que cette question « tend, en réalité, non à contester la constitutionnalité des dispositions qu'elle vise, mais l'interprétation qu'en a donnée la Cour de cassation au regard du caractère spécifique de la diffamation ». Il est en effet de jurisprudence constante que les imputations diffamatoires sont réputées de droit faites avec l'intention de nuire, qu'elles impliquent l'intention coupable de leur auteur (V., not., Crim. 24 juin 1920, DP 1920. 1. 48 ; 15 oct. 1985, Bull. crim. n° 315 ; 29 nov. 1994, ibid., n° 382, D. 1997. Somm. 74, obs. Ch. Bigot, cette Revue 1995. 571, obs. B. Bouloc) et que cette présomption ne peut disparaître qu'en présence de faits justificatifs : exception de bonne foi et exceptio veritatis (jurisprudence constante également : V. pour un ex. récent Crim. 19 janv. 2010, AJ Pénal 2010. 240, obs. G. Royer, CCE 2010, comm. n° 52, note A. Lepage, Légipresse n° 271, avr. 2010, note B. Ader, rejetant le pourvoi formé contre un arrêt qui avait écarté le bénéfice de la bonne foi à l'occasion de poursuites pénales pour diffamation publique envers le maire d'une commune accusé de favoritisme par un conseiller municipal — À rapprocher de CEDH, 11 mai 2010, Fleury c. France, req. n° 29784/06, cet arrêt ayant été rendu dans une espèce comparable où le requérant n'avait pas apporté la preuve de la véracité de ses dires et n'était pas non plus de bonne foi, et ayant conclu à l'unanimité à la non violation de l'art. 10 de la Convention EDH — Adde pour l'admission du bénéfice de la bonne foi : TGI Paris, 17e ch., 12 mai 2010, 3 décisions, Legalis.net juin 2010). Or il était évident qu'en contestant la conformité à la Constitution de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 relatif à la vérité du fait diffamatoire, dans des poursuites engagées sur le fondement de l'article 31 incriminant la diffamation publique envers un dépositaire de l'autorité publique, le requérant entendait remettre en cause de façon détournée la jurisprudence de la Cour de cassation concernant l'élément moral de ce délit (au sens de l'art. 29). La QPC incidente au pourvoi était par conséquent dépourvue de caractère sérieux. Elle ne pouvait être renvoyée au Conseil constitutionnel (Adde dans le même sens, s'agissant également de poursuites engagées sur le fondement de l'art. 31 de la loi du 29 juill. 1881, le requérant alléguant la violation des principes de légalité de l'incrimination, de proportionnalité de l'amende et de preuve de la bonne foi : Crim. 16 juill. 2010, CCE 2010. comm. 114, note A. Lepage ; JCP 2010. 1258. 4, obs. B. de Lamy).

22Encore deux observations pour conclure. La première est relative à l'arrêt précité du 7 mai 2010 (QPC portant sur le délit de l'art. 24 bis de la loi de 1881). Cette décision a le mérite de se prononcer directement sur le fond, sans attendre la réponse à la question préjudicielle posée par la même Cour dans un précédent arrêt du 16 avril 2010 (D. 2010. Act. 1079 et Jur. 1254, note A. Levade). On sait en effet que, de manière aussi inattendue que controversée (V. not. G. Carcassonne et N. Molfessis, « La Cour de cassation à l'assaut de la question prioritaire de constitutionnalité », Le Monde du 23 avr. 2010), l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne a été sollicité sur le point de savoir si le mécanisme de la QPC est compatible avec le droit de l'Union européenne (CJUE, 22 juin 2010, C-188/10 et C-189/10, D. 2010. 1640, chron. F. Donnat, cet arrêt ayant validé la procédure française de QPC tout en réaffirmant la supériorité du droit de l'Union — Adde dans le même sens : Cons. const. 12 mai 2010, n° 2010-605-DC, JO du 13 mai 2010, D. 2010. Actu. 1205, note S. Lavric, et 1321, note A. Levade, Dr. pénal 2010, comm. n° 77, obs. A. Maron et M. Haas, ces derniers auteurs parlant de « poussée de fièvre souverainiste » à propos de l'arrêt du 16 avr.). C'est dire l'importance que revêt la solution retenue d'emblée par la Chambre criminelle dans son arrêt du 7 mai dernier.

23La seconde observation est en rapport avec le problème de la constitutionnalité du mécanisme légal de responsabilité « en cascade » applicable aux infractions de presse, tel qu'envisagé ci-dessus à propos du « producteur » de services en ligne (V. supra le n° 1 de la présente chronique). Le rapprochement avec l'arrêt précité du 31 mai 2010 nous semble devoir conduire à la conclusion suivante : si la question concernant la conformité à la Constitution de la présomption de mauvaise foi en matière de diffamation n'a pu, à juste titre, être considérée comme « nouvelle » et/ou comme « sérieuse », il devrait en aller différemment, nous semble-t-il, s'agissant de la présomption légale de responsabilité pesant sur le producteur (L. 29 juill. 1882, art. 93-3). Car, outre le fait que la première découle de la jurisprudence alors que la seconde découle directement de la loi, une QPC qui, à l'avenir, serait posée relativement à la seconde serait véritablement « nouvelle » et manifestement « sérieuse »... pour les raisons indiquées plus haut.


Date de mise en ligne : 01/04/2019

https://doi.org/10.3917/rsc.1003.0635

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