1Il est parfois des difficultés conceptuelles qui, malgré les apparences, semblent insurmontables. Définir l'extraterritorialité, incontestablement, en fait partie. On a pu pourtant penser un moment, en droit international privé, que la question avait largement perdu de son sens. Envisager le conflit de lois sous l'angle de la localisation du rapport de droit conduit en effet à ignorer, purement et simplement, le couple territorialité / extraterritorialité. La localisation d'un rapport de droit est une opération purement abstraite, qui conduit à sélectionner un élément spécifique de ce rapport de droit et à le rattacher à un territoire. Dans ce cadre, parler d'extraterritorialité d'une norme n'a guère de sens et encore moins d'intérêt. Les efforts doivent porter sur la construction des catégories, sur la sélection des éléments de rattachements, pas sur l'applicabilité hors de ses frontières d'origine de la norme elle-même.
2Le droit international privé a donc pu, pour un instant, sembler se passer de la notion ; mais pour un instant seulement car cette idée selon laquelle l'intégralité des rapports de droit privé dans l'ordre international pourraient être régulés par un ensemble cohérent et bien équilibré de règles de conflit de lois bilatérales, neutres et abstraites, a désormais vécu. Le réel est têtu, hélas, et malgré l'intensité des efforts doctrinaux, les questions de détermination du champ d'application des règles n'ont jamais totalement disparu non plus, partant, que les interrogations sur les limites, la légitimité ou la pertinence de ce champ d'application. Confrontées par exemple à l'impact des sanctions économiques sur les contrats, au nouvel unilatéralisme du droit de la protection des données ou encore à l'interrogation sur l'applicabilité internationale des normes de RSE, les relations privées internationales doivent à nouveau s'interroger sur l'extraterritorialité des normes applicables.
3Pour cela, le droit international privé doit chercher analyses et inspirations dans les études extrêmement stimulantes, nombreuses et variées du droit international public. Dans la mesure, en effet, où elle porte une appréciation sur l'exercice par un État ou une organisation régionale de son aptitude à appréhender certaines situations juridiques situées au moins partiellement en dehors de son territoire géographique et donc localisées pour le reste sur celui d'un autre État, la notion même d'extraterritorialité appartient avant tout au droit international public. Le débat y est vif, varié et d'une grande densité théorique.
4En témoigne avec éclat le livre important de Lea Raible, issu d'une thèse de doctorat. Celui-ci est d'une particulière ambition, dans la mesure où, comme l'annonce clairement le sous-titre, il ne s'agit rien de moins que de fonder une nouvelle « théorie de l'extraterritorialité » des droits de l'homme, à la fois opératoire (le livre s'ouvre et se clôt par des exemples concrets) et solidement fondé philosophiquement et juridiquement. Le défi est d'importance. Il est relevé avec d'autant plus d'élégance que Mme Raible ne se contente pas, comme c'est le cas la plupart du temps, des droits civils et politiques, mais inclut spécifiquement dans son champ d'étude les droits sociaux, économiques et culturels tels que formulés notamment dans le célèbre Pacte du même nom. Un tel choix comportait des risques. D'une part, en effet, comme le note l'auteure, les normes en la matière sont souvent vagues, complexes à distinguer d'un idéal plus large de justice sociale et, de ce fait, difficiles à mettre en uvre. D'autre part, en déterminer le champ d'application international paraît particulièrement délicat, en l'absence de guide sûr d'interprétation dans les textes eux-mêmes. Alors en effet que le texte de la Convention européenne des droits de l'homme exige que les États protègent les personnes « relevant de leur juridiction » (art. 1) et que celui du Pacte sur les droits civils et politiques oblige les États à protéger les personnes « se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence » (art. 2), le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels ne comporte aucune indication précise. Il semble donc tout aussi difficile d'établir avec précision le créancier et le débiteur de l'obligation que son étendue exacte.
5Pour résoudre ces difficultés, l'auteure se propose de repenser la question dans son ensemble et dans une démarche analytique d'une rigueur infaillible, elle construit progressivement sa théorie de l'extraterritorialité. Pour ce faire, deux éléments sont essentiels, et forment le cur de l'ouvrage : la notion de « juridiction » et celle de « pouvoir ». Les difficultés, déjà bien identifiées, de traduire la première notion en français sont symptomatiques de la difficulté conceptuelle qui s'y loge. Établir qu'une situation entre bien dans la « juridiction » d'un État partie, c'est en effet s'interroger sur la nature du lien qui unit la situation et l'État, justifiant qu'une obligation pèse sur lui. C'est donc bien s'interroger sur le pouvoir d'agir de cet État, quoiqu'en dehors de ses frontières. Le lien entre juridiction et pouvoir est donc aisé à deviner. Il est beaucoup plus difficile à analyser en termes rigoureux et, à cet égard, Mme Raible convainc que la jurisprudence de Cour européenne des droits de l'homme n'est pas toujours satisfaisante. Aussi tente-t-elle de substituer à ces exemples sa propre analyse, en liant juridiction et pouvoir.
6Pour ce faire, elle pose les conditions d'une théorie de la juridiction, avant de confronter soigneusement ceux-ci avec les différentes théories déjà proposées par la doctrine de droit international public. Aucune de celles-ci ne lui paraissant satisfaisante, Mme Raible en propose une nouvelle, qui lie, donc, juridiction et pouvoir. Reste toutefois à définir le pouvoir, ce qui, on en conviendra, n'est guère chose aisée. C'est l'objet des chapitres 5 et 6, qui opposent notamment le concept pouvoir à des concepts qui en sont proches : l'influence, la force et le contrôle, notamment. Le pouvoir, analysé comme la capacité (ability) pour des institutions publiques d'influencer les capacités individuelles, se distingue ainsi de son exercice, des moyens ou encore du résultat de cet exercice. C'est encore cette analyse qui permet, dans le chapitre suivant, de distinguer « juridiction » et « territoire », l'auteure démontrant avec justesse que, malgré le terme même, l'extraterritorialité n'a en réalité que peu à voir avec le territoire.
7Théoriquement dense et nourri de philosophie politique, ces chapitres visent à recentrer les obligations de l'État autour de l'idée de l'exercice d'un pouvoir politique sur une situation ou un groupe donné. À ce titre, la démonstration vise bien à définir, le plus précisément possible en dépit de l'abstraction du raisonnement, les justifications permettant de faire peser sur un État en particulier une obligation en particulier. Les démonstrations sont serrées, mais l'auteure prend soin de les rendre accessibles et d'accompagner le lecteur dans la progression d'ensemble.
8L'ouvrage, à ce titre, est à conseiller à tous les esprits épris de théorie et d'abstraction. Il ne doit pas décourager toutefois le lecteur soucieux des conséquences pratiques de celles-ci. Les exemples donnés par Mme Raible, notamment les trois exemples longuement analysés à la fin de son ouvrage, montrent au contraire combien la théorie qu'elle défend permet de proposer une grille de lecture ferme pour la détermination des titulaires des obligations de protection des droits de l'homme et de l'étendue internationale de celles-ci. Trois exemples, très différents les uns des autres, font ainsi l'objet d'une analyse serrée : la coopération en matière de formation médicale entre l'Irlande et le Bahreïn, la construction de Zones économiques spéciales au Nigéria avec l'aide de la Chine, et - plus provocateur - les subventions à l'exportation de produits agricoles par l'Union européenne. Les violations des droits de l'homme dans ces trois cas (torture et répression politique au Bahreïn, notamment dans les lieux d'éducation à la médecine ; expropriation et déplacement de population au Nigéria ; destruction de l'agriculture dans certains pays en développement) conduisent l'auteure à s'interroger sur l'existence d'une norme opératoire de droits de l'homme susceptible d'être invoquée et, en cas de réponse positive, sur le débiteur de l'obligation qui en découle. Nuancées, originales et parfois surprenantes, les conclusions de l'auteure permettent en toute hypothèse de se convaincre de la pertinence de sa grille d'analyse.
9À la fois intemporel, par son ancrage théorique et philosophique, et en pleine actualité, comme le démontrent les situations et les controverses universitaires récentes citées dans le livre, l'uvre de Mme Raible est donc une belle uvre de doctrine, au meilleur sens du terme. Convaincus ou pas, tous les lecteurs en sortiront ébranlés dans leurs opinions et nourris dans leurs réflexions futures : c'est dire tout l'intérêt de l'ouvrage.