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Article de revue

Présence de mineurs en centre de rétention : les conditions posées par la Cour européenne des droits de l’homme

Cour européenne des droits de l’homme, 12 juillet 2016, n° 24587/12

Pages 226 à 237

1A. M. et autres c/ France

2Communiqué de presse établi par le greffe de la Cour :

3Les requérantes, Mme A. M. et ses deux filles, sont trois ressortissantes russes, nées en 1974, 2009 et 2011 et résidant à Strasbourg. L’affaire concernait le placement en rétention administrative d’enfants mineurs dans le cadre d’une procédure d’éloignement. Mme A. M. est d’origine tchétchène. Après la disparition de son mari, membre d’un groupe armé de résistance, elle fit l’objet de menaces. Craignant pour sa vie et celle de sa première fille, elle quitta la Russie pour la Pologne où elle déposa une demande d’asile. Informée que deux hommes, l’un parlant russe, l’autre tchétchène, la cherchaient, elle décida en octobre 2011 de se réfugier en France, sans attendre l’issue de la procédure d’asile engagée en Pologne. Elle déposa une demande d’asile à la préfecture du Bas-Rhin et se vit remettre une autorisation provisoire de séjour et proposer un hébergement d’urgence dans un hôtel à Strasbourg. Le 8 décembre 2011, elle donna naissance à sa seconde fille. Le 19 janvier 2012, constatant que Mme A. M. avait déposé une demande d’asile en Pologne, le préfet du Bas-Rhin prit à son encontre un arrêté de réadmission vers ce pays en application du règlement de Dublin II. Mme A. M. contesta cet arrêté devant le tribunal administratif de Strasbourg et forma en parallèle un référé pour obtenir la suspension de l’exécution dudit arrêté. Sa demande fut rejetée.

4Interpellée à son hôtel avec ses filles le 18 avril 2012, Mme A. M. fut placée en centre de rétention administrative (CRA) de Metz-Queleu en exécution d’un arrêté pris par le préfet du Bas-Rhin le jour même. Le 19 avril 2012, elle refusa d’embarquer sur un vol vers la Pologne. Elle fut de nouveau placée avec ses filles au CRA de Metz-Queleu en vue d’une nouvelle tentative de réadmission. Le tribunal administratif de Nancy, saisi par elle, refusa d’annuler l’arrêté de placement en rétention. Le 21 avril 2012, le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Metz autorisa la prolongation de la rétention de la requérante et de ses filles pour une durée de 20 jours. Cette décision fut confirmée par le premier président de la cour d’appel de Metz. Mme A. M. saisit la Cour d’une demande de mesure provisoire en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour. Le juge faisant fonction de président fit droit à sa demande. En exécution de cette mesure provisoire, le préfet de la Moselle ordonna le 25 avril 2012, l’assignation à résidence de Mme A. M. dans le département de la Moselle. Mme A. M. et ses enfants ne quittèrent le centre de rétention que le lendemain. Ne connaissant personne en Moselle, Mme A. M. retourna aussitôt à Strasbourg où elle fut interpellée par la police. Le procureur de la République décida de la poursuivre pour séjour irrégulier et non-respect de la mesure d’assignation à résidence. À l’issue de la demande du représentant de Mme A. M., l’arrêté d’assignation à résidence en Moselle fut abrogé et le préfet du Bas-Rhin adopta un nouvel arrêté l’assignant à résidence dans ce département. Mme A. M. fut condamnée par le tribunal correctionnel de Strasbourg le 12 septembre 2012 à une peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis pour les faits qui lui avaient été reprochés.

5Les requérantes alléguaient que leur placement en rétention du 18 au 26 avril 2012, au regard de la durée et des conditions matérielles dans lesquelles il s’était déroulé, ainsi que l’âge des enfants (deux ans et demi et quatre mois) avait porté atteinte à l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants). Elles soutenaient que leur placement en rétention administrative avait eu lieu dans des conditions contraires à l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) et que le recours pour le contester était ineffectif au regard de l’article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention). Enfin, invoquant l’article 8, elles se plaignaient que leur placement en rétention avait porté atteinte à leur droit au respect à une vie familiale.

6Compte-tenu de l’âge des enfants, de la durée et des conditions d’enfermement dans le centre de rétention de Metz-Queuleu, la Cour estime que les autorités ont soumis ces enfants à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention.

7Violation de l’article 3 – à l’égard des enfants de Mme A. M., concernant la rétention administrative.

8Non-violation de l’article 5 §§ 1 et 4. Non-violation de l’article 8.

9Satisfaction équitable : 3 000 € pour préjudice moral conjointement aux enfants de Mme A. M.

10Du 12 juillet 2016 – Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section) – Req. n° 24587/12 – Mmes Nußberger, prés., Yudkivska, MM. Hajiyev, Potocki, Grozev, O’Leary, et Mits, juges.

11(1) Nouvelle condamnation de la France, l’arrêt A. M. et autres c/ France, rendu le 12 juillet 2016 par la Cour européenne des droits de l’homme, est le plus instructif d’une série de cinq rendus le même jour (A. B. et autres c/ France, n° 11593/12 ; R. K. et autres c/ France, n° 68264/14 ; R. C. et V. C. c/ France, n° 76491/14 ; R. M. et autres c/ France, n° 33201/11) sur un sujet sensible : la présence en centre de rétention administrative de familles avec des enfants mineurs. La Cour complète, confirme et corrige pour partie ce qu’elle avait jugé en 2010 et 2011 à l’encontre de la Belgique (CEDH 2e sect., 19 janv. 2010, Muskhadzhiyeva et a. c/ Belgique, n° 41442/07, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss ; D. 2010. 1904, obs. A. Gouttenoire et P. Bonfils ; D. 2010. 2868, obs. K. Parrot ; CEDH, 2e sect., 13 déc. 2011, Kanagaratnam c/ Belgique, n° 15297/09, D. 2012. 2267, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire) ou de la Grèce (CEDH, 1re sect., 5 avr. 2011, Rahimi c/ Grèce, n° 8687/08, AJDA 2011. 1993, chron. L. Burgorgue-Larsen) et, même, de la France en 2012, dans l’affaire Popov (CEDH 19 janv. 2012, Popov c/ France, nos 39472/07 et 39474/07, Rev. crit. DIP 2012. 826 s., note K. Parrot ; JDI 2013. 1283 s., note A. Glazewski ; AJDA 2012. 127, obs. R. Grand ; Dr. fam. 2012, n° 3, Comm. 43, M. Bruggeman ; LPA 12 août 2013, p. 3 s., Droit de l’enfant, chron. C. Desnoyer, A. Niemec, N. Beddiar, F. Dekeuwer-Défossez ; JCP 2012, n° 8, p. 221, obs. F. Sudre ; Rev. pénit. et dr. pén. 2012. 672 s., obs. S. Sammour, J.-F. Renucci. Cf. aussi C.-A. Chassin, La rétention des enfants mineurs accompagnant leurs parents, RTDH 2013, n° 95, p. 681 s. ; N. Guimezanes, Éloignement des étrangers du territoire et jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, in Mélanges Jauffret-Spinosi, 2013, Dalloz, p. 559 s.).

12La Cour autorise cette pratique mais dans de strictes limites. Elle décevra donc tous ceux qui espéraient qu’on en finisse avec la rétention des enfants étrangers (v. par ex. S. Slama, Voici venu le temps d’en finir avec la rétention arbitraire des enfants (à propos de l’arrêt Popov), AJDP 2012. 281 s. ; K. Parrot, Rev. crit. DIP, note préc.).

13L’état du droit sur lequel se prononce l’arrêt est antérieur à la réforme du 8 mars 2016 qui a modifié les termes de l’article L. 551-1 du CESEDA. Le texte actuel est formel : la rétention « n’est pas applicable à l’étranger accompagné d’un mineur ». Toutefois, d’importantes exceptions demeurent : non-respect d’une assignation à résidence, résistance à l’éloignement, intérêt du mineur face aux contraintes du transfert. Or, précisément, l’un ou l’autre de ces trois motifs pouvaient être invoqués par l’administration en l’espèce pour placer, au CRA de Metz-Queuleu, une femme d’origine tchétchène avec ses deux petites filles. La rétention administrative était prise en vue du transfert d’office (réadmission) vers la Pologne où l’intéressée avait, en premier lieu, déposé sa demande d’asile. Malgré la violation d’une assignation à résidence et la résistance à l’éloignement, la Cour européenne des droits de l’homme déclare l’inconventionalité de la présence des mineurs en rétention dans l’affaire A. M. c/ France, comme dans les quatre autres espèces. Peut-être se demandera-t-on pourquoi la Cour – à sanctionner de manière itérative – n’a pas condamné plus radicalement toute présence en rétention d’enfants mineurs. N’aurait-elle pu dire définitivement qu’une telle pratique était une privation de liberté sans base légale (art. 5, § 1 de la Convention), que le mineur était dépourvu de tout recours (art. 5, § 4), que la réalité même de la vie en centre de rétention portait atteinte, dans l’absolu, à la dignité des enfants (art. 3) et qu’enfin, cette ingérence dans la vie familiale était dépourvue de fondement légal (art. 8) ? La Cour européenne des droits de l’homme aurait ainsi pu s’économiser une argumentation subtile et faire gagner aux étrangers un peu de sécurité et aux praticiens, de simplicité. Or, les juges prennent un soin manifeste à ne point le faire. Privilégiant une démarche concrète, ils se refusent à priver absolument les États d’une telle mesure de police. À la recherche d’une position mesurée, la Cour pose in concreto deux conditions essentielles : l’impossibilité d’une mesure moins coercitive et la brièveté de l’enfermement. Cette position ressort aussi bien des réponses de la Cour aux griefs formels présentés par les requérants (I) que de celles aux griefs d’ordre plus matériel (II).

I – Légalité de principe de la présence des mineurs en rétention

14S’efforçant de trouver un fondement légal, la Cour s’interdit de condamner dans l’absolu le principe même de la présence d’enfants mineurs en rétention (A) ; idem lorsqu’elle s’abstient de juger la mesure comme insusceptible de recours juridictionnel (B).

A – La rétention de mineurs est-elle sans fondement légal en France ?

15L’article 5 § 1 de la Convention requiert une base légale pour privation de liberté. Celle-ci doit avoir respecté « les voies légales » et été « régulière ». Ces deux critères sont cumulatifs (CEDH 24 oct. 1979, Winterwerp c/ Pays-Bas, point 37 ; CEDH 4 avr. 2000, n° 26629/95, Witold Litwa c/ Pologne, point 78).

16Selon la Cour, la présence en rétention d’enfants mineurs n’est pas dépourvue de fondement légal en droit français. Pourtant, si notre droit interdit en principe toute mesure d’éloignement à l’encontre d’un mineur (v. CESEDA, art. L. 511-4, 1° et L. 521-4), comment justifier un placement en rétention dont la licéité est subordonnée à un projet d’éloignement ? Aucun texte français n’habilite au placement de mineurs en rétention. Le Gouvernement français reconnaît lui-même (point 60) que le CESEDA ne permet « toujours pas » que les mineurs puissent être personnellement soumis à une mesure privative de liberté. Néanmoins, le Code prévoit, depuis la loi du 16 juin 2011, la possibilité que des mineurs accompagnant leurs parents soient accueillis en centre de rétention (CESEDA, art. L. 553-1). Placement ou accueil, là serait donc la question.

17Tentons de retracer le raisonnement des juges européens. Ils concluent à l’absence de violation de l’article 5, § 1, lit. f, reconnaissant donc un fondement légal à la présence des enfants mineurs en rétention. Cette conclusion de la Cour résulte d’un constat décisif : les autorités internes ont recherché de façon effective si le placement en rétention administrative de la famille était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune autre moins coercitive ne pouvait se substituer. De là, notons d’une part, que c’est bien le placement de la famille dont la Cour examine la « régularité », et non le placement personnel de l’enfant. D’autre part, le respect de la légalité de la privation de liberté au sens de l’article 5, § 1, lit. f, n’est pas une question purement formelle (existence ou non d’un texte). La constatation d’une base textuelle se doit d’être complétée par une pondération in concreto de l’opportunité de la mesure ; d’où l’insistance sur le double critère évoqué plus haut : « voies légales » et « régularité ». Qui cherchera l’opinion de la Cour sur le fondement textuel français de la rétention des mineurs sera donc déçu ; le raisonnement des juges porte sur la famille plutôt que sur l’enfant et sur la « régularité » plutôt que sur la légalité. Pourquoi ? Parce qu’un examen de la situation sous l’angle strictement légal et individuel de l’enfant ne serait guère favorable à ce dernier : il ne fait pas personnellement l’objet d’une décision de privation de liberté. Les mots choisis montrent combien la Cour, peu favorable à la rétention, est consciente de cette objection. Évitant avec prudence d’affirmer que l’enfant fait l’objet d’un placement en rétention, elle s’interroge au contraire sur les conditions dans lesquelles cette présence en rétention est possible (point 65 ; cf. CESEDA, art. R. 553-3, al. 2). C’est donc à dessein qu’elle n’évoque que la présence des enfants mineurs accompagnant leurs parents placés. Comment, dès lors, soumettre cette situation à l’examen du droit ? Les juges européens décident de recourir à la notion de situation de fait : lorsque leurs parents sont placés en rétention, ils [les enfants] sont eux-mêmes de facto privés de liberté. Les enfants ne sont pas formellement retenus, privés de liberté ; ils peuvent séjourner sur le territoire français et quitter le centre de rétention à tout moment sans enfreindre la loi. Leur situation juridique est donc bien différente de celle des parents. Tout l’effort de la Cour consiste à souligner que cette différence n’est cependant que théorique. Les parents ont en pratique « autorité », dit la Cour, sur leurs enfants et peuvent en conséquence choisir souverainement, de lier au leur le sort de ceux-ci plutôt que de les confier à une tierce personne. Les juges soulignent d’ailleurs la légitimité de ce choix (point 66). (Allant plus loin, ne pourrait-on dire que la privation de liberté infligée aux enfants résulte, plus juridiquement, de leur situation d’incapacité ? Dans l’espèce commentée, c’est bien la décision administrative de placement en rétention de la mère qui, par le lien juridique de l’autorité parentale, induit la présence des deux filles mineures dans le centre de rétention. La position de la Cour mériterait alors de s’appliquer à tout incapable, y compris majeurs, bénéficiant d’une protection familiale et dont la famille serait placée en rétention).

18La Cour européenne des droits de l’homme en déduit que la légalité de la décision visant la mère suppose la prise en compte de la situation des deux enfants. La Cour se contente par conséquent de la règle qui préside au fondement de la rétention de la mère pour étudier la régularité de la rétention familiale dans son ensemble. Pour qu’une rétention des parents se concilie avec l’article 5, § 1, lit. f, de la Convention, il suffit qu’une procédure d’éloignément les visant soit en cours et que la rétention soit effectuée aux fins de son application (point 64). La Cour ajoute qu’en principe, il n’y a pas lieu de rechercher si la décision initiale d’éloignement se justifie ou non au regard de la législation interne ou de la convention ou si la rétention peut être considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour empêcher un risque de fuite ou d’infraction. La témérité de cette affirmation (vue l’exigence de proportionnalité imposée au contraire par l’article L. 551-1 du code français) ne met que davantage en valeur le tempérament qui y est apporté. En effet, il en va autrement, dit la Cour, par exception, quand un enfant est présent. Et d’édicter le critère fondamental : la privation de liberté doit être nécessaire pour atteindre le but poursuivi, à savoir pour assurer l’expulsion de la famille. En d’autres termes, la nécessité conditionne ici la régularité. Sur ce point, la Cour reconnaît en l’espèce la « régularité » de la mesure.

19La prise en considération in concreto de la situation de l’enfant comme critère de régularité de la mesure frappant les parents implique une protection renforcée de toute la famille contre la rétention administrative. À noter cependant que cette protection renforcée est limitée à la question de la rétention. La famille n’est pas pour autant protégée contre l’éloignement. Une assignation à résidence est plus qu’envisageable. La situation serait différente si l’enfant mineur avait la nationalité française ; dans ce cas, l’article L. 511-4, 6° protégerait les parents étrangers contre l’obligation de quitter le territoire. Néanmoins, le cheminement intellectuel suivi ici par la Cour mériterait d’être transposé sur le terrain de la légalité des mesures d’éloignement. Pas plus qu’il ne peut être en principe placé en rétention, le mineur ne peut être en principe éloigné du territoire. À ce jour, la jurisprudence française (CE 25 oct. 2014, n° 385173, Mme I., AJDA 2014. 2157 ; CE 9 janv. 2015, n° 386865, Mme D., AJDA 2015. 136) considère que l’enfant mineur étranger n’a qu’à suivre le sort de ses parents éloignés (être éloigné avec eux). Ce fut le cas dans l’emblématique affaire Leonarda, mineure de quinze ans interpellée lors d’une sortie scolaire et reconduite en octobre 2013 vers le Kosovo avec sa mère et ses quatre frères et sœurs majeurs. À suivre aujourd’hui le raisonnement de la Cour européenne des droits de l’homme, la prise en considération de la situation de l’enfant comme élément de régularité de la mesure visant les parents pourrait impliquer une protection renforcée de l’ensemble de la famille contre l’éloignement, voire même contre un refus d’entrée accompagné d’un placement en zone d’attente de la famille.

20Si, dès lors que la condition de nécessité est respectée, la rétention des mineurs n’étant pas dépourvue de fondement légal en France, se pose alors la question suivante.

B – La rétention de mineurs est-elle dépourvue de recours juridictionnel en France ?

21En l’espèce, les requérantes exposaient que les deux petites filles ne faisant l’objet ni d’un arrêté d’expulsion, ni d’un arrêté de placement en rétention, n’avaient à leur disposition aucun recours au sens de l’article 5, § 4, de la Convention. L’argument devait prospérer puisqu’il avait convaincu dans l’affaire Popov (arrêt préc., point 124).

22Cette fois, la Cour ne suit pas, car l’approche est nouvelle : les requérantes ne doivent pas présenter l’affaire sous l’angle personnel des enfants mais de la famille dans son ensemble. La Cour commence par rappeler – est-ce afin de mieux souligner son revirement ? – ce qu’elle avait jugé dans l’affaire Popov. En 2012, elle avait déduit du fait que la loi française ne prévoit pas que les mineurs puissent faire l’objet d’une mesure de placement en rétention, que les enfants « accompagnant » leurs parents tomb[ai]ent dans un vide juridique ne leur permettant pas d’exercer le recours garanti à leurs parents. Elle considère aujourd’hui qu’un recours personnel à l’enfant (non visé directement par la mesure) ne saurait être requis. Néanmoins, le parent retenu doit pouvoir faire valoir devant un juge la situation globale de la famille, incluant les enfants. Logiquement, il n’est plus question de vide juridique et la Cour ne met plus de guillemets au terme accompagnant. Elle souligne derechef le lien inévitable entre la situation des enfants et celle des parents retenus. Aussi observe-t-elle qu’en l’espèce, la mère a pu contester sa rétention devant les juridictions internes : elle avait saisi le tribunal administratif en annulation de l’arrêté ordonnant son placement en rétention ; puis le juge des libertés et de la détention (JLD) et la cour d’appel s’étaient prononcés sur la légalité de sa privation de liberté. La mère a donc eu la possibilité d’exercer un recours permettant d’obtenir une décision sur la légalité de sa rétention. La Cour examine surtout si, dans le cadre de ce recours, la situation des enfants a été prise en considération. Tout comme dans le contexte de l’article 5, § 1, lit. f, l’élément crucial est la recherche d’une mesure la moins coercitive possible pour les enfants au regard de l’ensemble des circonstances (risque de fuite ou d’infraction pénale des parents). Les juges de Strasbourg observent qu’en l’espèce certaines juridictions ont eu égard à la présence d’enfants et ont recherché s’il était possible de recourir à une mesure alternative à la rétention. La Cour ajoute qu’en conséquence, elle est convaincue que les juridictions internes ont effectivement recherché si une mesure moins coercitive que la rétention de la famille aurait pu être prise et, partant, que les enfants de la requérante ont pu bénéficier d’un recours au sens de l’article 5, 4. À défaut de cette recherche, la rétention aurait été censurée. Un autre arrêt du 12 juillet 2016, A. B. c/ France, est particulièrement instructif sur ce point. La Cour européenne des droits de l’homme y laisse le gouvernement français soutenir l’argument selon lequel en pratique, les juridictions internes examinent nécessairement la situation des mineurs accompagnants. Elle observe simplement (point 136) que le juge administratif, saisi en première instance contre l’arrêté de placement en rétention des parents, avait déclaré inopérant l’argument relatif à la présence de l’enfant au motif que la décision litigieuse ne se rapportait qu’à la situation personnelle de ses parents (méconnaissant ainsi la dépendance de l’enfant). Dans cette même affaire, le JLD avait de son côté soutenu qu’il n’appartenait pas à l’autorité judiciaire d’interférer dans la gestion des centres de rétention administrative (réduisant le sort des enfants à une question de gestion du CRA). De même, dans l’affaire R. K. c/ France, le JLD s’était déclaré incompétent pour se prononcer sur la question de la rétention de l’enfant (point 94) et dans l’affaire R. M. c/ France, ne s’était simplement pas prononcé sur la présence des enfants, pas plus que le juge administratif d’ailleurs (point 91). La Cour européenne des droits de l’homme sanctionne dans toutes ces espèces. Allant plus loin dans l’espèce A. B. c/ France, elle censure un premier président de cour d’appel qui, bien que saisi uniquement par les parents, avait pourtant eu égard à la présence de l’enfant. Pourquoi ? Parce ce qu’il s’est borné à examiner si les conditions matérielles de rétention étaient adaptées pour une famille avec enfant, sans rechercher si une mesure moins coercitive que la rétention de la famille aurait pu être prise. La prise en considération de la présence des enfants ne se suffit donc pas. Le droit à un recours effectif de ceux-ci implique la recherche concrète de la possibilité d’une mesure moins coercitive pour la famille, telle qu’une assignation à résidence.

23Subsiste de nouveau une interrogation sur le lien, dans le raisonnement de la Cour, entre le fait et le droit. L’arrêt évoque la conviction des juges européens sur le caractère effectif de la recherche par les juges internes d’une mesure moins coercitive. Conviction et effectivité sont des notions avant tout factuelles. Or, la Cour européenne des droits de l’homme, à d’autres occasions, ne s’est pas privée de sanctionner l’absence formelle de recours effectif même lorsqu’elle pouvait se convaincre de l’existence de facto de l’effectivité du recours. On pense ici à la symptomatique affaire Gebremedhin c/ France (CEDH, 2e sect., 26 avr. 2007, n° 25389/05), dans laquelle la Cour sanctionnait la France au motif (art. 13 et 3) qu’en zone d’attente le recours du demandeur d’asile en référé administratif n’était pas formellement suspensif, alors même qu’il l’était systématiquement dans la pratique (en l’espèce même, le requérant n’avait pas été refoulé avant que le juge des référés ne tranchât). Au contraire, dans les affaires de rétention jugées le 12 juin 2016, l’absence de recours formel au profit de l’enfant n’est pas sanctionnée, du moment que selon la conviction de la Cour, un juge a effectivement examiné la situation de ce dernier. Y a-t-il contradiction ? Les situations juridiques ne sont pas les mêmes : les enfants en rétention n’étaient pas visés directement par la mesure, contrairement à M. Gebremedhin auquel un recours effectif devait être formellement garanti. On remarquera à ce sujet que l’arrêt A. M. c/ France n’adopte pas une formulation tout à fait identique à celle de l’arrêt A. B. c/ France. Dans le premier, la Cour européenne des droits de l’homme déclare (point 78) se prononcer sur le point de savoir si la requérante et ses enfants se sont vu garantir la protection requise par la Convention. Dans le second, elle déclare (point 138) avoir examiné si l’enfant des requérants ne s’est pas vu garantir la protection requise par la Convention. La première formulation semble plus compatible avec la logique générale de la Cour : il s’agit de savoir si le sort de l’enfant a pu être effectivement pris en considération dans le cadre d’un recours des parents et non de se prononcer sur le recours effectif de l’enfant au sens de la Convention.

24On retiendra que, aussi bien pour la régularité que pour le recours effectif, la question est de savoir si les autorités internes ont recherché de façon effective si le placement en rétention administrative de la famille était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune autre moins coercitive ne pouvait se substituer. Si tel est le cas, comme en l’espèce, les griefs procéduraux ne méritent pas d’être retenus. Pour la Cour, une condamnation dans l’absolu de la présence en rétention de mineurs ne peut résulter de ce chef. Demeure la question de savoir si une telle pratique ne serait pas néanmoins viciée substantiellement, en ce qu’elle porterait inévitablement et dans tous les cas (cf. en ce sens, K. Parrot, Rev. crit. DIP 2012, note préc.) une atteinte excessive aux conditions de vie matérielles de tout enfant mineur.

II – Conventionalité de principe de la condition du mineur en rétention

25Les conditions de vie de l’enfant en centre de rétention posent question. La Cour condamnera-t-elle le principe même du placement en rétention d’enfants mineurs comme un traitement, en soi, inhumain (B) ? Et l’indéniable ingérence dans la vie familiale sera-t-elle considérée comme inconventionnelle (A) ?

A – La rétention des mineurs est-elle compatible avec le droit au respect d’une vie familiale ?

26L’article 8 est applicable à la situation. Personne ne contestait – pas même le Gouvernement – qu’il existait bien en l’espèce une vie familiale entre les requérantes, au sens de la jurisprudence Marckx c/ Belgique (CEDH, plén., 13 juin 1979, n° 6833/74) et que, dans une telle situation, une mesure de placement en rétention constitue une ingérence dans le déroulement normal de celle-ci (point 86). La Cour enchaîne de manière classique les étapes de sub-somption. Elle indique que pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si elle peut se justifier sous l’angle du paragraphe 2, c’est-à-dire si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes énumérés dans cette disposition et se trouve « nécessaire, dans une société démocratique » pour le ou les atteindre.

27Si la rétention n’était pas prévue par la loi, elle aurait certainement violé l’article 5 § 1 lit. f, examiné plus haut (cf. supra, I, A). Pourtant la Cour ne renvoie pas à ce qu’elle a dit au sujet de la légalité de la mesure. Dans le cadre de l’article 8, la question du fondement légal est évacuée en deux lignes (point 88) par la simple observation que l’article 554-1 du CESEDA rend possible la rétention du parent. Ce silence de la Cour sur la question du fondement légal de la présence en rétention des deux enfants peut laisser dubitatif, voire critique (cf. en ce sens, K. Parrot, préc., II, § 2, à propos de l’arrêt Popov). Peut-être une explication se trouve-t-elle dans le fait que, à l’idée de la Cour, toute ingérence dans la vie familiale doit être entendue de façon large : elle peut résulter d’une mesure prise à l’encontre de n’importe quel membre de la famille. Loin d’encourir le reproche de la sévérité, la Cour se réserve ici au contraire (et de nouveau) la possibilité d’étendre le champ de son examen à la situation des enfants, alors même qu’ils ne sont pas personnellement visés par la mesure. La rigueur juridique lui impose de se contenter du contrôle de la base légale de la rétention du seul parent, sans rechercher un autre fondement pour la présence des enfants (pas même dans le caractère dépendant de la situation de ceux-ci à l’égard dudit parent, comme elle le faisait dans son examen de l’art. 5, § 1, lit. f).

28Sur le fond, la Cour, dans l’espèce A. M. c/ France, ne sanctionnera pas sous l’angle de l’article 8. Elle pose clairement que la rétention des familles n’est pas, à ses yeux, contraire en son principe à la Convention européenne. Aussi affirme-t-elle – dans le sillage de la solution Popov c/ France – que la mesure de rétention litigieuse poursuit un but légitime et nécessaire dans une société démocratique (points 88 et 89).

29Cette reconnaissance de conventionalité est cependant subordonnée à un ensemble de conditions à l’examen serré. Dans deux des cinq espèces jugées le 12 juillet 2016, la Cour européenne des droits de l’homme n’hésite pas à sanctionner la rétention de la famille sur la base de l’article 8. Ainsi, en l’absence de risque particulier de fuite, la rétention, apparaît disproportionnée, pour une durée de neuf jours dans l’affaire R. K. et autres c/ France et pour une durée de dix-huit jours dans l’affaire A. B. c/ France. La Cour entend par conséquent maintenir la possibilité, ouverte déjà par l’arrêt Popov, de veiller à l’article 8, tandis qu’elle avait semblé, dans sa première jurisprudence, l’écarter au motif sommaire que les mineurs bénéficiaient du maintien de l’unité familiale en accompagnant leurs parents en rétention (CEDH, 2e sect., 19 janv. 2010, Muskhadzhiyeva et autres c/ Belgique, préc., point 98). Les autorités nationales se doivent d’examiner si le placement en rétention de la famille, pour une durée donnée, s’avère nécessaire au sens de l’article 8, § 2, de la Convention, c’est-à-dire justifié par un besoin social impérieux et, notamment, proportionné au but légitime poursuivi à savoir l’éloignement. Tout est donc question de proportionnalité. Et les juges européens de rappeler la problématique générale du droit de l’immigration (point 91) : concilier la protection des droits fondamentaux et les impératifs de la politique d’immigration des États ; ce qui veut dire ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. La Cour insiste sur le fait que cet équilibre doit être sauvegardé en tenant compte des conventions internationales, notamment la Convention internationale relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989. Lorsqu’il s’agit de familles, les autorités doivent, dans leur évaluation de la proportionnalité, tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (CEDH, 1re sect., 5 avr. 2011, Rahimi, préc., note 3, point 108). Les indices de cette prise en considération sont ensuite précisés par la Cour comme elle l’avait fait dans l’arrêt Popov c/ France. Elle avait, à l’époque, conclu que les requérants avaient bel et bien subi une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de leur vie familiale après avoir relevé trois éléments. D’une part, les requérants ne présentaient pas de risque particulier de fuite nécessitant leur rétention. D’autre part, aucune alternative à la rétention n’avait été envisagée. Enfin, les autorités n’avaient pas mis en œuvre toutes les diligences nécessaires pour exécuter au plus vite la mesure d’expulsion et limiter le temps d’enfermement. L’omission d’un seul de ces trois éléments suffirait à déclarer inconventionnelle la présence en rétention du mineur. Dans l’arrêt A. M. c/ France, le premier critère (risque de fuite) et le second (absence d’alternative) sont traités simultanément par la Cour. Ne se recouvrent-ils pas largement, en effet ? En l’absence de risque de fuite, toute alternative à la rétention est envisageable (telle une assignation à résidence à domicile ou à l’hôtel). En l’occurrence, le refus de Mme A. M. de se présenter auprès des services de la Police aux frontières afin d’organiser son départ, l’absence de document d’identité et le caractère précaire de son logement ont suffi à déclarer réels le risque de fuite et l’absence d’alternative à la rétention (point 95). Ces deux premiers éléments (qui pourraient donc à l’avenir ne faire qu’un : absence d’alternative à la rétention) se justifient, là encore, par l’idée que le placement en rétention n’est une solution que d’ultime recours. Ce qui est vrai pour les majeurs l’est encore plus pour les mineurs ou les familles.

30Sur les sources (cf. points 19 à 91, spéc. points 51 s. de l’arrêt A. B. c/ France, préc., « Le droit et la pratique pertinents concernant la rétention des étrangers, en particulier ceux accompagnés de mineurs ») la Cour se concentre sur la notion « d’intérêt supérieur de l’enfant » préconisée par l’article 3 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, par l’article 24 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou l’article 18 de la Directive « accueil » 2003/9/CE du 27 janvier 1983 venant au soutien de l’idée que le placement en rétention des mineurs ne doit intervenir qu’en dernier ressort. Elle indique également d’autres sources desquelles il appert qu’il conviendrait de ne recourir à la rétention qu’à titre exceptionnel pour les familles avec enfants mineurs (point 93). Cette référence à tout un corpus de textes (par renvoi aux points 19 à 91 de l’arrêt A. B. c/ France), pour la plupart extérieurs aux instruments juridiques du Conseil de l’Europe, montre une méthodologie des sources particulière (pour ne pas dire mystérieuse) de la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour n’indique jamais clairement quelle est la force obligatoire, pour elle, de ces textes externes et dont la positivité contraignante est parfois faible. (Le rôle de la Cour est-il de consacrer le droit positif dominant, tel l’enregistrement d’une coutume ? Ces textes valent-ils simplement à titre de « source d’inspiration » ? Comment se réalise leur sélection ? N’y a-t-il ni hiérarchie ni contradiction envisageable entre ces sources, alors qu’il s’agit de « ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble » (point 91) ? Quels outils sont utilisés pour leur interprétation ?, etc.).

31Concernant, enfin, le troisième élément d’appréciation de la proportionnalité (mise en œuvre de toutes les diligences nécessaires pour exécuter au plus vite la mesure d’éloignement et limiter le temps d’enfermement), il semble évalué de manière plus souple dans le cadre de l’examen de l’article 8 que dans celui de l’article 3 (cf. infra). En l’espèce, les juges déduisent de l’ensemble des circonstances qu’aucun retard n’a été imputé aux autorités françaises. Il convient de relever que la « faute de la victime » est ici explicitement prise en compte, ou plus exactement le comportement fautif de la mère (point 96). La Cour européenne des droits de l’homme souligne que ce n’est qu’à la suite du refus de la requérante d’embarquer que l’exécution de la mesure d’éloignement a été retardée et que le temps d’enfermement s’est prolongé. Elle juge que, dans ces circonstances, une rétention [de la famille] pour une durée totale de huit jours n’apparaît pas disproportionnée par rapport au but poursuivi et que, partant, les requérantes n’ont pas subi une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de leur vie familiale. L’arrêt A. M. c/ France montre ainsi que, pour la Cour, l’article 8 n’est pas un obstacle de principe à la rétention administrative d’une famille comprenant des mineurs, dès lors, toujours, qu’une alternative à la rétention a été envisagée afin de limiter l’impact sur la vie familiale.

B – La rétention est-elle, par principe, un mauvais traitement infligé au mineur au sens de l’article 3 de la Convention ?

32Comme l’indiquent les juges du Conseil de l’Europe (point 45), pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. Ils mentionnent que l’appréciation de ce minimum est relative par essence ; qu’elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement. Et de rappeler que, si la Cour a par le passé conclu à la violation de l’article 3, c’était au regard de la conjonction de trois facteurs : (1) le bas âge de l’enfant, (2) la durée de la rétention et (3) le caractère inadapté des locaux. Dans l’affaire A. M. c/ France, tout comme dans l’ensemble des autres décisions prises le 12 juillet 2016, la mesure de rétention est sanctionnée sur ce terrain. Il s’agissait, dans les cinq affaires, d’enfants en bas âge, mais la salve sanctionnatrice de la Cour semble souligner que l’article 3 est susceptible d’entraîner plus largement la censure. Systématiquement à l’avenir ? En théorie, c’est l’appréciation au cas par cas de la conjonction des trois facteurs, dont aucun n’apparaît à lui seul suffisant. L’affichage est que la présence d’un mineur en rétention n’est pas, en principe, contraire à l’article 3 de la Convention. Mais, aux fins de l’analyse, les juges rappellent (point 44, citant l’arrêt Soering c/ Royaume-Uni du 7 juill. 1989) que l’article 3 ne ménage aucune exception (contrairement à l’art. 8, § 2) : aucun argument, même celui tiré d’un état de nécessité, ne saurait justifier la torture ou une peine ou un traitement inhumain ou dégradant. C’est dire que la nécessité d’une rétention administrative en vue de l’éloignement ne justifie jamais la pratique d’un traitement inhumain. On devine que l’analyse juridique laisse alors place à l’examen intransigeant de chaque situation d’espèce.

33Un premier point est à noter : le maintien de l’unité familiale n’est pas un argument suffisant, comme l’indiquait déjà l’arrêt Popov (point 134). Sans doute le traitement le plus inhumain serait-il de séparer les enfants de leurs parents, mais le fait que les enfants soient accompagnés de leur mère durant la période de rétention n’est pas de nature à écarter tout traitement inhumain (point 47).

34Seconde précision : la Cour ne fait pas sien l’argument du juge des libertés du tribunal de grande instance de Metz, qui décidait de prolonger la rétention pour une durée de vingt jours estimant que « même si l’intéressée est mère de deux jeunes enfants, les décisions préfectorales doivent pouvoir trouver application ». En effet, il convient de garder à l’esprit, dit la Cour européenne des droits de l’homme, que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal. Les règles du droit de l’immigration doivent s’écarter devant la vulnérabilité de l’enfant. Ce principe est cohérent avec le caractère absolu de l’article 3. Néanmoins, la formulation adoptée par la Cour n’est pas heureuse. D’une part, on ne peut affirmer sans nuance que l’enfant revêt la qualité d’étranger « en séjour illégal ». Une personne qui ne peut pas faire l’objet d’obligation de quitter le territoire peut-elle être en séjour illégal ? (si tel était le cas, il y aurait quelque chose à revoir). D’autre part, il est douteux qu’il s’agisse d’une « qualité » attachée à la personne de l’étranger à mettre en balance au regard de sa vulnérabilité. L’expression « situation irrégulière » serait plus appropriée, tandis que le mot « qualité d’étranger en séjour illégal » apparaît quelque peu ambigu.

35On retiendra que la vulnérabilité de l’enfant est le critère fondamental. Toute la question est, dès lors, de savoir ce qui, dans de telles circonstances, est susceptible de caractériser un traitement inhumain. Il ne faudrait pas s’attendre à tirer des arrêts du 12 juillet 2016 un système parfaitement défini par la Cour. Celle-ci juge chaque espèce donnée. On sait seulement que, en l’espèce A. M. c/ France, la Cour déclare la rétention contraire à l’article 3 de la Convention alors que le CRA de Metz-Queuleu compte parmi ceux « habilités à recevoir des familles » en vertu d’un arrêté du 21 mai 2008 pris en application de l’article R. 553-3 du CESEDA, que les autorités ont pris soin de séparer les familles des autres adultes retenus, de leur fournir des chambres spécialement équipées et de mettre à leur disposition du matériel de puériculture adapté. Cependant, d’autres aspects des conditions de rétention, conduisent les juges à la réticence : la cour intérieure de la zone famille n’est séparée de la zone « hommes » que par un grillage « permettant de voir tout ce qui s’y passe ». En outre, les requérantes ont été soumises à un « environnement sonore relativement anxiogène », en étant contraintes de subir les appels diffusés toute la journée au moyen de haut-parleurs au volume sonore élevé.

36Suffirait-il alors de dresser une cloison opaque séparant les cours et de diminuer le niveau sonore, pour que la rétention des mineurs accompagnants soit conforme à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ? Rien n’est moins sûr car la Cour déclare elle-même que de telles conditions, bien que nécessairement sources importantes de stress et d’angoisse pour un enfant en bas âge, ne sont pas suffisantes dans le cadre d’un enfermement de brève durée et dans les circonstances de l’espèce, pour atteindre le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Autrement dit, le seul examen objectif des conditions matérielles de rétention ne suffit pas, puisqu’en présence de conditions matérielles acceptables pour la Cour, celle-ci peut néanmoins conclure à la violation de l’article 3. L’examen objectif des conditions de rétention n’est pas inutile, il est même fort nécessaire, mais il n’est qu’un paramètre à combiner avec les deux autres : la durée et l’âge de l’enfant. La Cour est convaincue qu’au-delà d’une brève période, la répétition et l’accumulation de ces agressions psychiques et émotionnelles ont nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge. Le paramètre du temps est donc primordial mais doit être mis en regard du paramètre de l’âge. La Cour, sans donner aucune précision, semble sous-entendre qu’une période plus longue serait envisageable pour des enfants plus âgés ou si les conditions matérielles d’« accueil » étaient améliorées. Mais sans doute les autorités administratives doivent-elles s’attendre à une marge de manœuvre réduite sur ce point. La Cour de cassation pourra-t-elle continuer d’estimer légale la prolongation d’une rétention pour des enfants de cinq ans (Civ. 1re, 30 avr. 2014, nos 13-11.587 et 13-11.589, D. 2014. 1787, chron. Dr. des mineurs, Ph. Bonfils, A. Gouttenoire) ?

37La question de « la faute de la victime » a aussi été soumise à l’appréciation des juges. En l’espèce, la durée de sept jours résultait exclusivement d’une résistance indue de la mère à l’éloignement. Sans cela, la période n’aurait pas dépassé une journée. Le gouvernement ne manqua pas de souligner (point 36) que le placement en rétention des requérantes avait été ordonné la veille du vol prévu pour leur réacheminement en Pologne. En somme, un seul jour était imputable à l’Administration, les six autres résultaient directement du refus d’embarquer. La Cour devait-elle donc considérer que les requérantes ne pouvaient invoquer une durée excessive de rétention dont elles étaient largement responsables ? Ce n’est pas ce qu’estime la Cour européenne des droits de l’homme. Deux raisons justifient cette position, dont une seule suffirait. D’une part, il faut rappeler le caractère absolu du droit protégé par l’article 3. Peu importent les raisons, les intentions ou les responsabilités de la durée excessive. Seul suffit le constat objectif de la combinaison des trois paramètres conditions-durée-âge. D’autre part, cette solution paraît cohérente avec l’analyse faite à propos de l’article 5, § 1, lit. f (sur celle-ci, cf. supra). En effet, les mineurs ne font l’objet ni de la mesure d’éloignement, ni de la décision de placement en rétention. Seuls les parents peuvent être visés par de telles décisions, les enfants ne faisant que les accompagner en rétention, de facto, en raison de leur incapacité et de leur vulnérabilité. On ne saurait les priver de leur droit à échapper à des traitements inhumains au prétexte du comportement fautif de leurs parents.

38Dans l’affaire A. M. c/ France, une période de rétention de sept jours a donc été jugée excessive pour deux enfants âgées de quatre mois et de deux ans et demi. Il s’agit de la période la plus courte des cinq affaires jugées le 12 juillet 2016. L’approche de la juridiction, qui se veut pragmatique, demeure casuistique comme elle le fut dans l’arrêt Popov. Loin d’une totale insécurité juridique, les trois paramètres (conditions, âge, durée) demeurent néanmoins source d’imprévisibilité, vue la complexité d’une équation à trois inconnues. La Cour pouvait-elle aller plus loin en condamnant plus simplement toute présence en rétention d’enfants mineurs ? Elle s’y refuse, tout en maintenant les autorités nationales sous un contrôle serré : à condition de n’être que l’ultime solution en l’absence de toute alternative moins coercitive et de respecter le critère majeur de l’extrême brièveté, la rétention des familles reste tolérée.


Mots-clés éditeurs : Placement en centre de rétention, Article 3, Étranger, Convention européenne des droits de l’homme, Enfant en bas-âge

Date de mise en ligne : 11/06/2020

https://doi.org/10.3917/rcdip.172.0226

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