Dossier

Les droits culturels

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Comment les droits culturels se situent-ils au sein du système des droits humains ? Comment s’articulent ces droits fondamentaux avec la définition de politiques culturelles ? Comment sont-ils traduits dans les politiques de collectivités territoriales ?

NECTART

Dans 2024/32

1 C’est seulement après sa création (durant le premier semestre 1959) que le ministère des Affaires culturelles fut doté d’un projet politique. Une philosophie peu à peu dessinée se chargea d’abord de différencier sa mission de celle de l’Éducation nationale puis de se décliner en objectifs et priorités distincts de ceux de Jeunesse et Sports, autre administration alors en voie de structuration ministérielle (Urfalino, 1996).

2 Cette philosophie, synthétiquement formulée dans le décret du 24 juillet 1959 (« rendre accessibles au plus grand nombre possible de Français les œuvres capitales de l’humanité et d’abord de la France »), s’inscrivait dans la lignée de l’éducation populaire, la grandiloquence gaullienne en plus. Elle fut ultérieurement travaillée et précisée dans les actions du ministère avant d’être couramment qualifiée de « démocratisation culturelle ». Sa puissance politique, toujours sensible aujourd’hui, n’a empêché ni des usages réorientant progressivement l’action publique ni l’émergence de paradigmes concurrents.

3 P. Urfalino a bien documenté la façon dont « l’instrument » (le soutien aux professions et institutions culturelles) est devenu progressivement une fin en soi, au détriment d’un projet politique visant une transformation de la société (Urfalino, 1996). Parallèlement et après le ministère Malraux, les critiques visant son action ont armé la recherche d’autres paradigmes. C’est à partir des droits culturels que s’est construit le plus récent d’entre eux. L’histoire de ces droits est pourtant longue. Mais c’est seulement au cours des années 2000 et 2010 que la référence aux droits culturels s’est imposée comme philosophie de substitution à la démocratisation culturelle (sans lui être orthogonale). Elle surclassait ainsi d’autres paradigmes précédemment envisagés pour soutenir des réorientations profondes des politiques culturelles.

4 C’est d’abord en Belgique qu’est née la démocratie culturelle selon laquelle l’accès aux œuvres capitales (la démocratisation) ne pouvait constituer le seul objectif des politiques culturelles. C’est notamment à Marcel Hicter qu’on doit ce paradigme favorisant l’exercice de la participation et de la pensée critique (Romainville, 2014 et 2016). À l’inverse de la démocratisation abordant les populations par ce qu’elles n’ont pas (« la » culture et l’accès à celle-ci), la démocratie culturelle s’appuie sur ce qui est déjà en elles (Passeron, 1991, 296). En France, durant les années 1970, c’est le développement culturel qui incarna de nouvelles perspectives, reposant sur la croyance dans la modernisation de la société, le recours aux sciences sociales, la coopération des collectivités territoriales et de la société civile.

5 Au tournant des années 1980-1990, les interrogations récurrentes sur la possibilité de démocratiser « la » culture (notamment nourries par les enquêtes du département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture) ont conduit, dans un contexte de mondialisation croissante et de montée en puissance des revendications postcoloniales, à ce qu’un plus grand écho soit donné aux travaux de l’UNESCO concernant la diversité culturelle. Ce paradigme permet d’intégrer dans la sphère d’intervention publique des formes culturelles et des expressions artistiques jusqu’alors ignorées ou minorées. Parallèlement, le développement de la consommation de produits culturels de toutes sortes, les pressions sur les financements publics et la légitimation croissante de l’entrepreneuriat ont favorisé la diffusion d’un modèle d’action plus ajusté au référentiel du marché devenu dominant durant les dernières décennies du XXe siècle. Il repose sur la prise en compte des dimensions économiques de la vie culturelle via un soutien public et souvent territorialisé aux industries culturelles et créatives. Ces paradigmes concurrents ne se sont pas succédé les uns aux autres. Ils se sont plutôt empilés pour cohabiter plus ou moins confortablement [1]. Les collectivités territoriales, les grandes agglomérations en particulier, ont aussi dû composer avec différents modèles d’action. Ce fut le plus souvent en tentant de les combiner, qu’il s’agisse de la « ville créative », de la « ville participative » ou de la « ville globale/interculturelle » (Saez, 2010).

6 Ces confrontations d’idées ont été en partie déterminées par les intérêts divergents de leurs protagonistes au regard des conséquences pratiques attendues ou redoutées des changements de politiques culturelles. Elles ont puisé aussi des références dans des débats politiques transversaux. Les mobilisations en faveur de l’économie sociale et solidaire, dans le cadre d’une contestation nationale et transnationale des logiques néo-libérales de la mondialisation, sont apparues au tournant des années 2000 comme un cadre susceptible d’accueillir les projets et modes de fonctionnement de nombreuses structures ne se reconnaissant ni sous la tutelle des administrations ni sous celle des marchés (UFISC, 2007). La possibilité de constituer un quatrième pilier culturel au développement durable a aussi ouvert des perspectives nouvelles de légitimation pour les politiques culturelles (Agenda 21 culture, CGLU, 2004). Les travaux de l’UNESCO sur la diversité culturelle et les textes adoptés dans ce cadre au début des années 2000 ont également été saisis pour acter le dépassement d’une stratégie aveugle aux limites ethnocentriques et à l’arbitraire de la définition de « la » culture.

7 À partir de 2007, après l’adoption de la déclaration de Fribourg, les droits culturels ont été introduits dans les forums concernant les politiques culturelles. C’est au moment de l’adoption de la loi NOTRe (Nouvelle Organisation Territoriale de la République) en 2015 qu’ils furent portés au sein du Parlement français par une coalition d’acteurs (Teillet, 2017). Structurant désormais l’exercice conjoint des responsabilités de l’État et des collectivités territoriales, le respect de ces droits a été réaffirmé dans deux lois ultérieures. Cependant, ce cadre législatif n’a pas été soutenu par des textes d’accompagnement. Ces dispositions semblant même parfois inconnues des principaux responsables politiques. La continuité l’emporta ainsi sur le changement. Par la suite, la crise sanitaire, puis une préoccupation de plus en plus forte pour le dérèglement écologique ont mobilisé le secteur culturel, plus attentif à sa sauvegarde (dans un contexte menaçant) qu’à sa transformation (Teillet, 2021). La consécration législative des droits culturels, en France, est donc loin d’avoir clos les débats à leur sujet.

8 Ce dossier comprend trois textes. Le premier présente les droits culturels en les situant au sein du système des droits humains. Le deuxième travaille l’articulation de ces droits fondamentaux avec la définition de politiques culturelles. Le dernier présente un travail de traduction des droits culturels dans les politiques de collectivités territoriales.

Les droits culturels, au cœur des droits humains

C’est une vertu du texte de Patrice Meyer-Bisch que de clarifier les références à la notion d’identité apparue dans la déclaration de Fribourg. ©monkeybusinessimages/iStock

9 Fondateur de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels, Patrice Meyer-Bisch anima plusieurs années durant le groupe d’experts à l’origine de la déclaration de Fribourg (2007). Comme le rappelle son article publié en 2008 dans la revue L’Observatoire, la déclaration « rassemble et explicite les droits déjà reconnus de façon dispersée dans de nombreux instruments. Leur présentation en un seul texte devrait contribuer à leur éclaircissement et à leur développement ainsi qu’à la consolidation du principe de l’indivisibilité ». L’implication de P. Meyer-Bisch dans ce travail explique qu’il ait été souvent sollicité pour présenter ces droits dans le cadre de conférences, publications, formations ou de recherches-actions (notamment avec le Réseau Culture 21).

10 Les textes de P. Meyer-Bisch, parfois exigeants, puisent dans une culture juridique et philosophique des droits humains. Celui choisi pour ce dossier constitue une bonne introduction et présentation de ce que sont les droits culturels et de ce qui, à travers eux, est en jeu. Il a d’abord pour vertu de sortir du cadre dans lequel la question des droits culturels est posée en France (celui des paradigmes de politiques culturelles) pour la réinscrire « au sein du système des droits de l’Homme » en reliant « les autres droits à leur fondement commun : la dignité sous ses mille et une formes ». Dans cette perspective, P. Meyer-Bisch conteste une approche des droits culturels les situant en marge, voire en opposition, avec les autres droits humains. C’est ce qui est notamment fait lorsque des éléments culturels sont utilisés à l’encontre de l’universalité des droits de l’Homme, voire lorsque des communautés (culturelles) sont dressées les unes contre les autres. Au contraire, l’auteur montre que ces droits ne peuvent être mis au service d’un relativisme culturel. Il souligne d’ailleurs que leurs violations « empêchent le respect de tous les autres droits, car elles atteignent directement l’intégrité de la personne en ce qu’elle a de propre : son identité ».

11 C’est une autre vertu de ce texte que de clarifier les références à la notion d’identité apparue dans la déclaration de Fribourg. Thème politiquement sensible du fait de sa mobilisation par différentes formes de conservatisme, l’identité est aussi présente dans les politiques territoriales. Sans nécessairement, dans ce dernier cas, être rattachée à des valeurs conservatrices, l’identité mobilisée pour rassembler à bon compte une population hétérogène, souffre en général des approximations qui l’entourent et du flou de ses contenus. P. Meyer-Bisch clarifie donc ce point en prenant ses distances avec des approches monolithiques et stables de l’identité. Au contraire, il présente l’identification comme « un processus jamais achevé », l’identité comme des « nœuds composés de références choisies », parle des « cultures bricolées des personnes » et qualifie de leurres les « cultures homogènes ». Dans le même ordre d’idées, l’auteur revient sur l’opposition des droits culturels à l’universalisme. Invitant à déconstruire les « neutralités » (l’État, le marché, l’espace public) qui seraient indépendantes de toute culture, P. Meyer-Bisch estime (peut-être rapidement) qu’aujourd’hui la diversité culturelle est plus souvent reconnue comme « un vivier d’universalité ».

12 On trouvera ici aussi des matériaux pour redonner aux politiques culturelles leur sens souvent perdu. À partir d’une définition large de ce qu’est la culture, P. Meyer-Bisch s’attache en effet à définir le culturel non comme un patrimoine d’œuvres consacrées et détachées de leur substrat social, mais comme une activité de communication, de relations entre des personnes où se jouent tant la libération de leurs ressources que la possibilité de les développer. Les références culturelles sont alors considérées comme « des capacités de lien à soi-même et à autrui, par des œuvres ». Plutôt que de limiter la vie culturelle à la consommation de productions du même nom, une approche en termes de droits culturels s’appuie sur « la capacité de lier le sujet à d’autres grâce aux savoirs portés par des personnes et déposés dans des œuvres au sein des milieux dans lesquels ils vivent ». Loin de tourner le dos à l’accès aux références culturelles, le respect des droits culturels invite aussi à porter attention aux ressources que les personnes jugent nécessaires pour elles, ainsi qu’à la possibilité effective de puiser dans ces références les ressources indispensables au développement de leurs capacités.

13 Le texte ne cache pas non plus les défis auxquels les droits culturels sont confrontés. La diversité peut ne pas être au service des droits humains. Les références culturelles peuvent devenir des dogmes, notamment lorsqu’elles tombent entre les mains de faussaires historiques. Leur qualité suppose a contrario qu’elles soient exposées à un « respect critique », celui qui s’appuie à la fois sur une discipline (les savoirs acquis) et sur « l’interdiction de faire comme si on était au-dessus ». Ajoutons que les droits culturels ont été accusés de porter des orientations dangereuses mettant en cause les acquis des politiques culturelles, ainsi que les valeurs démocratiques qu’elles sont censées soutenir. En France, la référence au communautarisme (très imprécisément défini et approximativement illustré) est souvent mobilisée pour disqualifier un adversaire accusé de mettre en cause les valeurs de la République. Les droits culturels en ont fait les frais. P. Meyer-Bisch a récemment et clairement répondu à ces accusations [2]. J.-M. Lucas, de son côté, a développé une réflexion substantielle pour invalider l’idée selon laquelle les droits culturels seraient vecteurs de relativisme contre l’universalisme des droits humains [3]. Enfin, Farida Shaheed, rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels auprès de l’ONU entre 2009 et 2015, a montré que les droits culturels et les libertés artistiques ne sont pas antinomiques [4].

14 Tout en s’inscrivant dans une réflexion sur les droits humains, la place et le rôle des droits culturels dans ce cadre, le texte de P. Meyer-Bisch, choisi pour ce dossier, ouvre ainsi des pistes pour donner aux politiques culturelles du sens, des points de vigilance et des perspectives d’évaluation.

Patrice Meyer-Bisch est philosophe, coordonnateur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme (IIEDH) et de la Chaire UNESCO pour les droits de l’homme et la démocratie à l’université de Fribourg, fondateur de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels (programme de l’IIEDH). Patrice Meyer-Bisch anima plusieurs années durant le groupe d’experts à l’origine de la déclaration de Fribourg (2007).

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D’une approche « besoins » à une approche « capacités », un changement de curseur

Selon Jean-Damien Collin, une politique fondée sur le respect des droits culturels se distingue de la démocratisation culturelle par une tout autre perspective consistant à renforcer les capacités des personnes (« approche capacités »). ©Antonio_Diaz/iStock

16 L’article de Jean-Damien Collin paru en 2021 dans NECTART s’inscrit parmi un ensemble de publications reliant des éléments fondamentaux de la réflexion sur les droits culturels avec des perspectives plus concrètes de transformation de l’action publique [5]. Sur un mode plus scientifique, les travaux de Céline Romainville se placent également au même endroit, à l’articulation des politiques publiques et des droits humains [6]. Le travail de J.-D. Collin, moins « académique », s’appuie sur des expériences professionnelles auxquelles il a contribué ou qu’il a pu observer. Plus précisément, s’agissant des « fondamentaux », cet article met en valeur le changement de paradigme qu’implique le cadre des droits culturels. Sur un plan plus concret, il a pour vertu, alors que le sujet est réputé peu opérationnel, de présenter clairement des exemples de changements, au regard de ces mêmes droits, dans la fabrique de politiques publiques territoriales.

17 La puissance toujours vive de la philosophie d’action appelée « démocratisation culturelle » se traduit par la volonté de « faire accéder » des publics à une « offre culturelle », de travailler sur le mode du « aller vers » en portant « la » culture à des groupes sociaux, considérés comme en étant privés. J.-D. Collin désigne ce paradigme comme une « approche besoins » où l’action publique vise à combler un manque défini par ceux qui en ont la responsabilité. Une politique fondée sur le respect des droits culturels s’en distingue par une tout autre perspective consistant à renforcer les capacités des personnes (« approche capacités »), témoignant ainsi de la connexion entre les réflexions sur les droits culturels et les travaux de Amartya Sen (théorie des capabilités) ou Martha C. Nussbaum [7]. Cette approche, loin de chercher à combler des manques, entend plutôt identifier chez les personnes des ressources gaspillées, non repérées, « non exploitées ». J.-D. Collin montre d’ailleurs qu’une telle approche ne requiert pas nécessairement de moyens supplémentaires dans la mesure où elle repose sur des ressources existantes et sans limites, celles des habitant·e·s d’un territoire comme celle des usager·ère·s d’un service public. Enfin, s’il plaide en conformité avec les évolutions législatives récentes pour une transformation de l’action publique au regard des droits culturels, il souligne, d’une part, qu’il ne s’agit pas, contrairement au procès qui est souvent fait à ces droits, d’une politique de la demande (également fondée sur des « besoins »), d’autre part, que ces deux approches ne s’annihilent pas l’une l’autre. Sans l’expliciter ici suffisamment, il estime que l’urgence peut commander une stratégie en termes de « besoins ». Surtout, mettant les personnes au centre, l’activation de leurs ressources et l’enrichissement de leurs capacités, il invite non pas à rompre avec les orientations des politiques culturelles mais à les repenser (par exemple, l’accès à la culture – formule aussi convenue qu’énigmatique – étant redéfinie comme l’accès à des ressources culturelles). Ainsi, les transformations évoquées dans cet article n’apparaissent pas comme des ruptures mais comme des évolutions.

18 La mise en œuvre d’une approche visant le développement des capacités des personnes ne peut être limitée à un secteur d’intervention. L’histoire des politiques publiques nationales et territoriales en a pourtant produit de nombreux, souvent à la source de l’organisation en silos des administrations, les organisations professionnelles ayant aussi apporté une forte contribution à cette sectorisation. À contre-courant de cette logique J.-D. Collin considère que, tant les droits culturels que l’« approche capacités » ne peuvent avoir d’impact ou se déployer dans un seul secteur, fut-il « culturel ». Déjà évoquée par P. Meyer-Bisch dans son article retenu pour ce dossier, cette valorisation de « l’inter » s’appuie aussi sur une approche des phénomènes culturels comme des activités de communication et de relations entre personnes et nécessairement présentes dans toutes les politiques publiques. On trouvera dans un autre article de J.-D. Collin des réflexions et exemples sur ce point [8]. Le projet PAIDEIA présenté dans le 3e article de ce dossier en sera aussi une illustration.

19 Les exemples présentés dans cet article (Les Nouveaux Commanditaires – François Hers avec l’appui de la Fondation de France [9], Cultures Collèges en Territoire de Belfort, ainsi que, de façon plus rapide, deux programmes éloignés de ce qui est habituellement désigné comme « politiques culturelles », Territoires zéro chômeur et Dynamiques territoriales de la Fondation de France) témoignent des droits culturels « au concret ». Au-delà des aspects méthodologiques (identifier les dimensions et potentiels blocages culturels d’une intervention publique, quel qu’en soit l’objet ; renoncer à penser pour mais avec les personnes concernées ; agir au niveau de toutes les intersections et interactions), J.-D. Collin montre que les droits culturels peuvent être de puissants et nécessaires leviers de transformation de l’action publique.

Jean-Damien Collin Après des engagements associatifs et diverses activités professionnelles, il a dirigé le service culturel du Territoire de Belfort, puis assuré la délégation de la Fondation de France dans le Grand-Est. Impliqué dans de nombreuses activités de formation et de recherche, il assure des missions d’expertise sur les questions de politiques culturelles. Il est de ces personnages dont les activités se situent à la croisée de l’action publique et de son analyse. Surtout, il a été l’un des premiers à mobiliser les droits culturels pour contribuer à changer les politiques publiques.

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Les droits culturels facilitent l’évaluation qualitative !

PG19-Ambiance-Pratgraussals-Samedi-RST-001-RST_9549 (© DR)
L’article d’Anne Aubry et Christelle Blouet montre que les droits culturels peuvent permettre de porter des jugements sur les actions menées et donc d’ouvrir des espaces participatifs d’évaluation des politiques publiques.

21 Respectivement chargée de mission et coordinatrice du Réseau Culture21 [10], Anne Aubry et Christelle Blouet présentent dans cet article l’expérience de recherche-action qu’elles ont menée et accompagnée sur plus d’une décennie. Appelée PAIDEIA et portée par Réseau Culture 21 ainsi que par l’Observatoire de la diversité et des droits culturels de Fribourg, cette démarche fait désormais référence [11]. Elle a en effet pour vertu à la fois de témoigner de l’opérationnalité de ces droits et de la possibilité, à travers eux, de transformer une diversité de politiques publiques, au-delà de celles habituellement désignées comme « culturelles ».

22 Réalisée en collaboration avec l’Assemblée des départements de France et l’Association des directeurs/rices départementaux/ales des Affaires culturelles « Culture et départements », cette recherche a privilégié l’échelon départemental (même si d’autres collectivités ou organisations ont été également impliquées). Ce n’est sans doute pas le plus important en matière de politiques culturelles (qui relèvent principalement des communes ou intercommunalités), mais ce choix a aussi eu pour vertu de permettre au sein des départements engagés dans PAIDEIA l’implication d’autres services (que « culturels ») porteurs de politiques publiques – notamment sociales – plus centrales dans l’action des collectivités départementales.

23 La domination du paradigme de la démocratisation culturelle (comme projet de conversion de l’ensemble d’une société à l’admiration des œuvres consacrées ou en voie de l’être [12]) a pour effet qu’une approche distincte, comme celle que propose la référence aux droits culturels, rend nécessaire un travail préalable de formation et d’information des personnels (souvent peu outillés en termes de droits fondamentaux) : ce fut la première étape de PAIDEIA. Surtout, les pratiques et modes de pensées institués sont d’une force telle que la présentation des droits culturels suscite fréquemment des réserves, voire des résistances, au prétexte de la complexité ou du caractère utopique, quand ce n’est pas dangereux, de ces droits. L’article témoigne alors de la nécessité de mener un travail sur le long cours avec les agent·e·s des services concernés, condition de l’appropriation de ces droits et leur traduction concrète dans les défis auxquels ils et elles sont confronté·e·s dans la diversité de leurs champs d’interventions.

24 L’article montre également que les droits culturels peuvent permettre de porter des jugements sur les actions menées et donc d’ouvrir des espaces participatifs d’évaluation des politiques publiques. Et comme le montre l’exemple de ce qui, parallèlement, avait été réalisé avec l’Orchestre national d’Île-de-France et l’Opéra de Rouen (« L’excellence est un art »), la référence aux droits culturels peut conduire à repenser non seulement les relations entre ces organisations et les publics qu’elles accueillent, mais aussi les relations au sein de leurs équipes. Enfin, PAIDEIA témoigne de la dimension culturelle présente dans une diversité de politiques publiques (culturelle, bien entendu, mais aussi sociale, médico-sociale, éducative, de la jeunesse ou de la politique de la ville). Dans toutes ces politiques et d’autres encore peuvent en effet se manifester des formes de domination, l’impossibilité pour des personnes de se dire et d’être entendues, de contribuer aux actions qui les concernent, d’y engager leurs ressources et de les développer dans des échanges avec d’autres, etc.

25 De telles transformations des politiques publiques ne sauraient se contenter de la diffusion hâtive d’éléments d’informations ou de quelques exemples. Travail sur le temps long, les autrices montrent qu’il exige aussi la structuration d’espaces permanents de coopération au sein des services des collectivités territoriales. Or, si depuis de nombreuses années les appels à la transversalité se multiplient, la structuration verticale et hiérarchique des administrations territoriales a la vie dure et constitue un obstacle important aux changements qu’implique une vigilance aux droits fondamentaux. Il n’en reste pas moins que PAIDEIA, maintenant bien documentée, est une ressource de choix pour qui veut mettre en œuvre des politiques publiques respectant la dignité des personnes impliquées [13].

Anne Aubry
Titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un master 2 Ingénierie de projet, action communautaire et territoires, elle a été impliquée depuis son lancement dans le programme PAIDEIA puis est devenue salariée de Réseau Culture 21 avec pour missions l’accompagnement des analyses de la pratique au regard des droits culturels, l’animation des temps de travail et l’écriture des synthèses des démarches menées sur les différents terrains.

Christelle Blouet
Diplômée d’un master de direction de projets culturels après 15 ans de direction artistique, elle fonde le Réseau culture 21 en 2009. Elle coordonne depuis 2012 le programme PAIDEIA en France qui a permis de former aux droits culturels un vaste réseau d’acteurs dans de nombreux domaines de l’action publique.

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Repères historiques :

1948 : Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
1966 : Pacte International relatif aux Droits économiques, sociaux et culturels et Pacte International relatif aux Droits civils et politiques.
2007 : Publication par un groupe d’experts internationaux de la Déclaration de Fribourg sur les Droits culturels.
2009 : Nations Unies, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, publication de l’Observation générale n° 21 sur le Droit de chacun de participer à la vie culturelle.
2015 : Loi portant Nouvelle Organisation Territoriale de la République
2016 : Loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine
2019 : Loi relative à la création du Centre National de la Musique.

Ce dossier est en accès conditionnel

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