L’évolution du droit des femmes au Maghreb résulte de tensions renouvelées entre traditionalistes et modernistes. Son application se heurte à la résistance de sociétés patriarcales. Dans les trois pays de tradition sunnite malékite, la référence à la charia reste le point d’ancrage des débats sur le droit des femmes. Le parcours des trois pays n’est pas le même. Les articles de ce dossier évoquent la manière dont ces tensions se sont négociées au fil du temps.
Dans 2023/41
1 Que ce soit en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, l’évolution du droit des femmes résulte de tensions renouvelées entre traditionalistes et modernistes. Son application se heurte à la résistance de sociétés restées patriarcales. Sans prétendre à l’exhaustivité, les trois articles présentés dans ce dossier évoquent la manière dont ces tensions se sont négociées au fil du temps. Sur l’Algérie, l’analyse se concentre sur la période 2005-2015. Sur le Maroc, elle s’arrête en 2011. Concernant la Tunisie, l’analyse porte principalement sur les quatre années qui ont suivi le « printemps arabe » de 2011.
2 Dans ces trois pays de tradition sunnite malékite, où l’excision des filles n’est pas pratiquée, la référence à la charia reste le point d’ancrage des débats sur le droit des femmes. Le parcours des trois pays n’est pas le même. La Tunisie se distingue, car dès l’indépendance, le président Bourguiba a proscrit la polygamie et instauré le mariage par consentement mutuel. Au Maroc, au contraire, le premier code de la famille établi après l’indépendance a consacré le retour à la loi islamique. En Algérie, le premier code de la famille, institué en 1984, soit 22 ans après l’indépendance, entérinait la polygamie et la répudiation. Les réformes allant dans le sens de la « modernité » n’y ont vu le jour qu’après la guerre civile de 1991-2002 : un débat particulièrement houleux s’est tenu en 2015 à l’occasion d’un projet de loi sur la violence contre les femmes. Au Maroc, la réforme essentielle date de 2005 ; elle se heurte aux résistances des oulémas et au conservatisme des tribunaux. La constitution tunisienne de 2014 est « de loin la plus favorable aux femmes dans le monde arabo-musulman », mais les événements et les débats qui l’ont précédée témoignent d’une forte résistance des traditionalistes.
3 En Algérie, le droit des femmes a fait l’objet de quatre réformes substantielles entre 2005 et 2015. Elles consacrent des évolutions réelles, fruit de compromis complexes, tout en restant liées aux « valeurs normatives de la charia », explique le sociologue algérien Belkacem Benzenine dans la revue Cahiers d’Études Africaines. La première de ces réformes a concerné le Code de la famille, la seconde le Code de la nationalité, la troisième a instauré des quotas de femmes dans les assemblées élues, la quatrième et dernière, qui a soulevé le plus de débats, est une loi sur la violence envers les femmes.
4 Vingt-deux ans après l’indépendance, en 1984, un premier Code de la famille avait été adopté. Il a été « surnommé “Code de l’infamie” par des associations féministes », car il « consacrait la domination de l’homme dans les rapports conjugaux et familiaux, entérinant la polygamie, la répudiation, l’exigence d’un tuteur pour la femme dans le mariage et l’inégalité successorale ». Après la guerre civile (1991-2002), le président Bouteflika le réforma par ordonnance (pour éviter un débat au Parlement), au nom d’une « modernité » restant cependant, selon les termes officiels, « conforme aux principes de la religion ». La réforme a « supprimé la référence au chef de famille et au devoir d’obéissance », réduit le rôle du tuteur, soumis la polygamie à une décision de justice et confié la tutelle de l’enfant à la mère après un divorce. « Les résistances des courants islamistes et conservateurs sont restées faibles », écrit Benzenine.
5 Le code de la famille interdit à une Algérienne de se marier avec un non musulman, et cette disposition a été maintenue lors de la réforme du Code de la nationalité en 2005. Cette réforme introduit cependant « une avancée notable » en accordant la nationalité algérienne aux enfants nés en Algérie d’une mère algérienne, même si le père est étranger, ainsi que la possibilité de l’acquérir si l’enfant est né à l’étranger.
6 Contrairement aux deux réformes précédentes, la loi introduisant un quota de femmes dans les assemblées élues a fait l’objet (en 2008) d’un débat parlementaire. Partisans et opposants se sont tous référés à des versets du Coran pour développer leurs arguments.
7 Le débat le plus houleux s’est tenu à l’occasion du vote de la loi sur la violence contre les femmes en 2015. Benzenine souligne « le caractère plus sensible des débats sur les droits des femmes dans la sphère privée » que dans la sphère publique. Un député du parti Alliance Algérie Verte est allé jusqu’à invoquer un verset du Coran qui autorise le mari à battre sa femme. Comme pour la loi sur les quotas, le gouvernement a été accusé de céder devant la pression de l’Occident. Les députés favorables à la loi ont invoqué sa conformité à la charia. Les uns et les autres ont « cité les mêmes versets et hadiths avec des interprétations opposées ».
9 Au Maroc, le droit des femmes fait l’objet de deux réformes, la première en 1993, la seconde en 2005. Dans la revue Les Cahiers de l’Orient, l’arabisante Bérénice Murgue expose en 2011 la genèse, les avancées et les limites de ces réformes, dont la dernière reste d’actualité en 2023.
10 En 1958, après l’indépendance, le droit de la famille est codifié dans le respect de la loi islamique (rite malékite de l’islam sunnite). Appelé Moudawana, ce texte légalise le mariage à 15 ans pour les filles, « permet au père de marier sa progéniture si bon lui semble, institutionnalise la polygamie et la répudiation » et « abolit la loi coutumière berbère ».
11 Sous la double pression des organisations de femmes et de la communauté internationale, 35 ans après l’indépendance, le roi Hassan II promulgue une réforme qui supprime le mariage sous contrainte, subordonne la polygamie et la répudiation à l’aval d’un juge de famille et permet à l’épouse d’obtenir la garde de ses enfants.
12 Arrivé au pouvoir en 1999, le jeune Mohammed VI « affirme son soutien à la notion d’égalité homme-femme » et, après « six années d’affrontements idéologiques » entre modernistes et traditionalistes, impose par décret, en tant que « commandeur des croyants », la réforme de 2005 toujours en vigueur. L’âge minimum légal du mariage des filles passe à 18 ans et la famille est placée sous la responsabilité des deux époux, une répartition des biens est possible en cas de divorce. Un parcours d’obstacles est institué contre la polygamie et la répudiation. Néanmoins le mariage reste subordonné à l’autorisation d’un juge de famille et la rédaction de l’acte de mariage reste confiée à l’adel, notaire religieux.
13 Écrivant six ans après la réforme, l’auteure constate les difficultés pratiques auxquelles se heurte son application : engorgement des tribunaux, réticences des oulémas et des notaires religieux, multiplication des dérogations pour mariages précoces, persistance d’un fort taux d’analphabétisme. Sur le plan juridique, ni la polygamie ni la répudiation n’ont été abolies.
15 En raison du Code du statut personnel édicté par le président Bourguiba en 1956 renforcé par plusieurs réformes importantes prises au fil du temps (droit à l’adoption, droit à l’avortement, accès des filles à l’école), la Tunisie fait figure de pionnière dans les avancées pour le droit des femmes dans les pays arabes. Ces avancées n’ont cessé d’être critiquées par les traditionalistes, au risque d’être remises en cause : la juriste tunisienne Hafidha Chekir montre que ceux-ci n’ont toujours pas désarmé. Elle concentre son analyse sur les suites du « printemps arabe ». Dans la revue Hérodote, elle commence par évoquer la manifestation féministe du 29 janvier 2011, « encerclée par des personnes appartenant aux courants religieux appelant les femmes à rentrer chez elles, à regagner leurs cuisines et même agressant certaines d’entre elles ». Un dignitaire religieux égyptien fut invité à faire des conférences pour « appeler à la polygamie [proscrite par le Code du statut personnel], au voile et même à l’excision, pratique ignorée dans la région maghrébine sauf en Mauritanie ».
16 Devenu la première force politique du pays, le mouvement islamiste Ennahda a développé un « double discours », écrit la juriste, variable selon les lieux et les circonstances. Elle évoque des cas d’agression de femmes par des agents de police au motif de leur tenue vestimentaire. Un tribunal a non seulement débouté une femme ainsi agressée, mais a accepté de la poursuivre pour atteinte à la pudeur. En 2012, un député a déposé une proposition de loi visant à instituer un notaire religieux pour la célébration des mariages.
17 Hafidha Chekir examine ensuite en détail les débats qui ont encadré « l’expérience de la parité » instaurée en 2011 (participation des femmes aux assemblées élues), puis ceux qui ont abouti à la Constitution de 2014. Elle décrit dans les deux cas les vives tensions qui ont opposé modernistes et traditionalistes. Ceux-ci ont notamment fait valoir que la parité est « une demande des Occidentaux ». La juriste montre qu’en dépit du décret sur la parité, « le politique est resté un espace masculin par excellence », un « rôle primordial » restant conféré aux « traditions patriarcales ancestrales ». Dans les débats préparant la Constitution, plusieurs députés ont réclamé qu’elle fasse explicitement référence à la charia. Finalement c’est l’ancien article 1er de la Constitution de 1959 qui a été repris tel quel : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe, sa langue et la république, son régime ». Plusieurs dispositions de la nouvelle Constitution garantissent les droits des femmes et c’est « de loin la Constitution la plus favorable aux femmes » dans le monde arabo-musulman, mais « certains articles restent ambigus et pourraient être invoqués pour restreindre » ces droits.
Dans Hérodote (2016/1 N° 160-161)
Dans Les Cahiers de l'Orient (2011/2 N° 102)
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